Ce qu’est le nom (tên)

Comme dans d’autres pays de l’Asie du Sud-Est, les Vietnamien-nes ont actuellement chacun-e un nom de famille (ho, patronyme ; simple dans la plupart des cas, mais qui peut être composé) et un nom individuel (tên, simple ou composé), qu’il conviendrait de ne pas assimiler au prénom français, car d’une part, il ne précède pas le nom mais le suit et d’autre part il s’agit effectivement d’un nom individuel par lequel l’individu est désigné dans tous les registres familiaux et sociaux. Dans les exemples que nous allons donner, les noms sont suivis de l’année de naissance quand ce sont des noms véridiques, les autres sont fictifs mais vraisemblables. Dans Nguyên Binh 19 par exemple, Nguyên est le nom de famille (patronyme) et Binh le nom individuel. Le nom vietnamien n’est intelligible que dans cet ordre. De nos jours, le tên composé – plus beau, plus recherché – est plus souvent utilisé pour le sexe féminin que pour le sexe masculin ; mais cela n’a pas toujours été ainsi.

Entre le nom de famille et le nom individuel, il y a une particule (chu lot ou tên lot, facultative, mais très fréquente) pour relier. Dans Vo Nguyên Giap (1912), Vo est le nom de famille, Giap le nom individuel et Nguyên la particule au milieu (Middle Name dans les pièces d’identité vietnamiennes quand c’est écrit en anglais, pour les formalités d’immigration par exemple). Tout le monde l’appelle Giap, et non pas Monsieur/Général Vo 20 . Concernant la particule, plusieurs options sont possibles. Soit il s’agit d’une particule qui indique le rang de l’enfant dans la fratrie (ceci ne se fait que pour l’enfant mâle, témoignage de l’importance de cet élément du rang pour le sexe masculin). Soit il s’agit d’une particule indiquant son sexe, van pour le masculin et thi pour le féminin. Van et thi sont des mots sino-vietnamiens qui signifient respectivement “littérature” (aux temps des concours mandarinaux, vœu commun de réussite pour le garçon dont c’était la carrière la plus convoitée) et “tribu” (réminiscence matrilinéaire ?). Soit il s’agit du ho ou du tên de la mère qu’on insère pour qu’elle soit présente dans le tên de ses enfants. Le nom de la poétesse Anh Tho est Vuong Kiêu Ân (1919), où Vuong est le ho du père et Kiêu celui de la mère. D’autres options encore sont possibles qui consistent (pour n’en citer que les plus souvent utilisées) à rapprocher les noms des frères et/ou des sœurs entre eux, à intégrer le ho ou le tên d’un membre de la grande famille (Attention, d’habitude on n’utilise pas 21 le tên d’un autre, surtout un aîné pour nommer un cadet – ce qui serait la plus grave impolitesse – mais on l’intègre à la place de la particule intermédiaire ou comme première partie d’un tên composé), d’un ami, d’un bienfaiteur ; on peut aussi reprendre le nom du village/district/pays natal (ou autre lieu de souvenir) dans le tên de ses enfants, ce qui rappelle l’appartenance à une communauté pas seulement familiale. Tout cela est quand même très diversifié. Et cela dilue d’autant le poids du masculin et de l’autorité patriarcale. C’étaient van et thi qui étaient choisis dans l’immense majorité des cas à l’époque qui nous concerne, alors que les options où l’on donne des noms (tên) composés aux filles (en dehors des classes privilégiées) ou l’on fait figurer une partie du tên de la mère dans celui de ses enfants filles et garçons n’apparaissent que bien plus tardivement, signe manifeste d’une meilleure prise en compte de la mère comme de l’individu féminin.

Quelques remarques s’imposent. Le tên étant individuel, le fait de donner un nom à l’enfant (à sa naissance ou un peu plus tard) lui confère une individualité propre ; du moment qu’une petite fille a un tên, elle est reconnue comme une personne au même titre qu’un petit garçon. Mais justement, les petites filles n’avaient pas toujours un tên, ni les petits garçons non plus d’ailleurs, à la même époque et dans les mêmes milieux sociaux, c’est-à-dire dans le petit peuple. On les appelait « thang cu, cai di » ou, un peu mieux, Be (petit-e) ou Gai (fille). Cu est le nom de l’organe sexuel masculin et désigne par conséquent un petit garçon, mais des hommes adultes peuvent garder ce nom jusqu’à la mort, nom qui demeure ainsi la marque indélébile de leur humble origine et de leur entrée “insignifiante” dans la vie. De la même façon, di était l’appellation commune à toutes les petites filles à qui leurs parents n’avaient pas jugé utile de donner un tên. Di désigne également une prostituée, sans doute par le même cheminement analogique que fille en français (fille, implicitement méprisable ; ensuite, fille=fille méprisable, prostituée). Nuance : on dit “cai di” pour petite fille et “con di” pour prostituée. Autre nuance : di ne s’emploie que dans le Nord ; au Centre et au Sud on appelle sa fille Gai, qui a une consonnance moins vulgaire, moins péjorative, bien que “se prostituer” se dise aussi “lam gai”. Si Cu devient moins fréquent et Di ne se voit presque plus de nos jours, Be et Gai sont des tên toujours usuels dans les classes populaires.

Inégalité dans l’humilité : « thang 22  », même s’il se trouve tout en bas de l’échelle, reste dans le registre humain ; alors que « cai » et « con » n’y sont plus 23 . Inégalité mineure cependant, insignifiante dans l’humilité et la non-signifiance communes. Et quand il y a plusieurs enfants, demandera-t-on, à juste titre ? On les classe 24 par ordre de grandeur décroissante 25 , on les numérote 26 , ou – ce qui revient presque au même, on les appelle par le nom de l’année lunaire 27 de leur naissance. Plus le nombre d’enfants s’accroît et plus la différence s’efface, c’est à peine si l’on repère juste l’aîné-e. Dans les familles riches des classes supérieures, le droit d’aînesse confère de multiples prérogatives ; mais dans les familles de paysans pauvres – et pire encore parfois dans les grandes familles déchues – c’est souvent un pouvoir de paille et une charge de pierre, comme dit le proverbe (Quyên rom va da). La sœur aînée (chi Hai) aura double charge puisqu’elle « portera 28  » et la famille de son mari et la sienne propre. Le roman Nguoi anh ca (Le frère aîné) de Lê Van Truong relate les sacrifices de l’aîné, cruellement ignorés par ses plus jeunes frères et sœurs.

Avant 1945, les filles de paysans très souvent n’avaient pas d’actes de naissance et par conséquent pas de noms propres, on les appelait par des noms communs qui ne deviendraient noms propres que progressivement. Les garçons étaient dans la même situation, mais leur statut a évolué plus vite car « taillables et corvéables », ils étaient enregistrés par l’administration coloniale. On peut ainsi sans trop se tromper déduire l’origine sociale d’une personne du fait qu’elle avait ou n’avait pas de tên, ou que son tên est resté plus ou moins proche d’un nom commun. Car il ne s’agit pas seulement d’avoir un nom, encore faut-il qu’il signifie quelque chose.

Notes
19.

Les noms cités accompagnés de l’année de naissance (ex : Vuong Kiêu Ân, 1919) sont véridiques, les autres sont seulement vraisemblables pour l’époque.

20.

Hô Chi Minh pour diverses raisons est un cas exceptionnel. Mais ce n’est qu’un surnom. Né dans les années 1890, il a eu comme nom Nguyên Sinh Côn, où Côn est le nom individuel par lequel on l’appelle jusqu’avant qu’il n’aille au collège.

21.

Cela commence à se faire pour la génération des enfants dont les parents sont nés juste avant 1945, mais il s’agit de cas plutôt rares et provenant des personnes ayant reçu une éducation plus ou moins occidentalisée. Hoang Xuân Sinh (1933) a d’abord souhaité nommer son fils Cuong comme sa meilleure amie Duong Thi Cuong. La grande famille a protesté contre l’idée jugée peu convenable de donner à un garçon le tên d’une femme. Cuong est pourtant un nom masculin assez usuel, dont le sens étymologique est “dur”. Elle l’a finalement appelé Kim car “kim cuong” signifie diamant. Nguyên Thi Phuong (1944) a réussi à faire exactement la même chose (donner à son fils le nom de sa meilleure amie) avec Cang (prononciation sudiste de cuong).

22.

Dans l’interpellation, thang précède le tên d’un petit garçon ou d’un jeune homme de condition modeste, alors qu’avec une considération croissante, on dira : anh (grand frère), chu (oncle, cadet du père), bac (oncle, aîné du père), ông (monsieur ou grand-père), cu (grand-père), etc.

23.

Cai est l’article pour les objets inanimés (cai ban=la table, cai cây=l’arbre) ; mais dans l’ancien vienamien, cai veut dire mère (Phung Hung, vainqueur des Chinois au 6èmesiècle, fut surnommé Bô cai dai vuong=Père et mère, grand roi) et par extension, grand (sông Cai=Grand fleuve, autre nom du Fleuve Rouge et de bien d’autres cours d’eau par rapport à leurs affluents). Con est maintenant l’article pour les animaux, comme dans con cho=le chien, con bo=le bœuf). Mais con voulait et veut dire aussi enfant, et par extension, petit-e, par rapport à cai, la grande (sông con=petite rivière). Alors, que retenir ? Un passé matrilinéaire avec des réminiscences toujours vivaces, où l’enfant est essentiellement celui/celle de la mère ? Ou la triviale « déchéance » du présent réel ?

24.

Le présent est utilisé quand la pratique reste actuelle en ce début du 21èmesiècle.

25.

Ce qui donne Cu Lon (lon=grand), Cu Be (be=petit), Di/Gai Lon, Di/Gai Be, Cu Anh (anh=grand frère), Cu Em (em=petit frère/petite sœur, quand on est petit, point n’est besoin de différencier !), Gai Chi (chi=grande sœur), Gai Em ou Lon, Nho (moyen-ne), Be avec ou sans distinction sexuelle. Après Be, on peut encore multiplier les diminutifs.

26.

Dans le Nord, on commence par Ca (=grand) pour l’aîné-e, ensuite ce sera Hai ; dans le Centre et le Sud, on débute par Hai (=deux) puis Ba (=trois) et ainsi de suite, le dernier/la dernière est appelé-e Ut. Quand les enfants sont appelés par le chiffre/ordre de naissance, il n’y a plus de distinction sexuelle.

27.

Les douze signes de l’horoscope chinois, qui sont des noms d’animaux, mais en sino-vietnamien. Cette façon de nommer devient de nos jours moins populaire mais n’a pas disparu.

28.

« Une fois mariée, tu dois porter (ganh=porter sur l’épaule deux charges accrochées à chacune des extrémités d’une palanche, souvent une tige de bambou à cause de son élasticité et de sa résistance) toute la grande famille de ton mari » (ca dao).