Ce qu’il signifie

Le tên qui primitivement ne s’utilisait que dans les couches supérieures instruites a un sens et plus on remonte dans l’histoire (sans remonter trop loin lorsque l’élite dirigeante ne maîtrisait pas encore le sino-vietnamien) plus le tên reste proche de son sens étymologique. Aujourd’hui, plus le tên se démocratise, plus il s’éloigne de sa signification : les parents qui ne sont plus aussi “érudits” ne recherchent pas vraiment la signification des termes 29 et se contentent d’imiter les tên souvent donnés ou de jouer sur la consonnance car les beaux noms (qui ont un sens et/ou sonnent beaux), les tên composés sont de plus en plus répandus 30 . Au début du siècle, les familles de lettrés se contentaient de donner un nom simple (même s’il avait toujours une signification) au petit enfant et attendaient son adolescence pour lui donner un nom composé plus recherché. Exemple : Hô Chi Minh, dont le père s’appelle Nguyên Sinh Sac, fut nommé Nguyên Sinh Côn (prononciation de sa province natale pour Cung=respect) à sa naissance et Nguyên Tât Thanh (Tât Thanh=réussite certaine) quand il commençait à aller au collège. Mais avant 1945, seules les classes élevées ou instruites donnaient des noms sino-vietnamiens (significatifs, reflétant un vœu parental pour l’avenir du bébé) à leurs enfants. Les classes populaires, quand elles ont fait des progrès dans la façon de nommer leurs progénitures, au lieu de les numéroter 31 , leur donnaient des noms simples en vietnamien qui étaient souvent des noms communs de leur vie quotidienne.

Le tên d’une personne dit ainsi beaucoup sur ses origines sociales et sur la considération dont elle jouit de la part de l’entourage. Quand il y a des garçons et des filles dans une fratrie et qu’on peut constater un décalage entre les noms donnés aux enfants des deux sexes, ce décalage ne saurait être innocent. Il faudrait cependant tenir compte de l’évolution en cours, qui explique dans plus d’un cas que le tên des aîné-es soit plus simple que celui des enfants né-es plus tard.

Le tên était parfois plus simple qu’il aurait dû être pour des raisons tout à fait différentes. Face à une mortalité infantile importante, non seulement les paysans mais même les familles plus instruites obéissaient à des croyances et pratiques rien moins que scientifiques pour essayer de s’en échapper. Il faudra donc se garder d’interpréter les tên de manière hâtive et peu fondée.

Pour les beaux noms, d’autres expériences vécues méritent d’être mentionnées. Avant la colonisation, après avoir donné un tên à sa fille, une famille de lettrés par exemple n’avait qu’à inscrire ce tên dans le registre familial (gia pha), car cela n’intéressait aucune instance sociale. Sous la colonisation, tout comme les garçons les filles pouvaient être déclarées pour avoir un acte de naissance, qui leur serait exigé pour aller à l’école. On faisait donc des actes de naissance pour les filles et tombait par la même occasion sous les exactions des chanh luc bô 32 , tous des hommes qui ne devaient pas trop apprécier que les filles (des classes populaires) aient des noms, et des beaux par-dessus le marché ! Beaucoup de tên, masculins et surtout féminins furent malmenés, saccagés par le manque de compétence des chanh luc bô ; dont certains cas avec une intention de dénigrement évidente. Un grand nombre de Duyên (grâce) est devenu Viên (ex : Nguyên Thi Viên, 1900) (boule ronde), de Loan (femelle du phénix, oiseau légendaire réputé pour la fidélité du couple) devenu Lon (pot de type boîte de lait condensé), de Lan (orchidée, une belle fleur) devenu Lang (ex : Trân Thi Xuân Lan, devenue Trân Thi Xuân Lang, 1930) (dans khoai lang=patate douce, ou pire, heo lang=une espèce de porc à peau tachetée). Un témoignage véridique relaté par une collègue de la génération de ma mère (née en 1927) : Elle fut nommée Nguyên Thi Hoang Liên (nom composé sino-vietnamien qui est celui d’une belle fleur jaune) par son père qui s’appelait Nguyên Van Lam (nom masculin usuel). Le chanh luc bô décréta : « Puisque son père est Lam (il déforma le tên en changeant un accent et changea le sens en “sali”), je vais l’inscrire Lem (taché, sali, comme dans Lo Lem, traduction vietnamienne de Cendrillon) ». Nguyên Thi Lem aurait été un nom bien plus acceptable (comme les filles du petit peuple) que Nguyên Thi Hoang Lem bien trop dissonante comme composition. Imaginez le calvaire de la personne qui porta ce nom de l’école primaire jusqu’au poste de chef de bureau qu’elle occupait quand elle nous a raconté l’anecdote ! Elle l’a cependant préféré à l’alternative de prendre le nom de son époux, tellement cela n’était plus admissible dans son milieu social après la décolonisation.

On peut par ailleurs, en analysant les tên de fille les plus souvent choisis s’apercevoir des tendances. Avant 1945, les tên – surtout dans les familles instruites étaient bien plus nettement sexués et “moralisateurs”; et les filles avaient des tên qui, s’ils n’étaient des noms de fleurs, de couleurs (rose comme les joues, rouge comme les lèvres, blanche comme la peau, ou le corps vierge, etc.), de concepts ou d’objets rapprochés de la féminité (printemps, automne, beauté, douceur, pureté, eau, cours d’eau, espèces végétales, etc.) se référaient souvent aux qualités et vertus considérées comme féminines. Ainsi, beaucoup de Nu (fille, féminin), My (beauté), Duyên (grâce), Xuân (printemps), Thu (automne), Thuy (eau), Ha/Giang (fleuve), Hiên/Diêu (douce, gentille), Thao (herbe, ou généreuse), Thuy (soumise), Trinh (virginité), Tuyêt (Neige), Chi (espèce d’herbe parfumée), Liêu (saule pleureur), Ngoc (Perle), Nga (Ivoire), Nguyêt/Hang Nga (Lune), Huyên (noir de jais), etc, et aussi, très fréquemment, les quatre vertus confucéennes Công, Dung, Ngôn, Hanh (voir infra) ou Chung Thuy (fidélité conjugale). Ces derniers (les vertus confucéennes), ainsi que des noms tels que Trung (nom des deux premières héroïnes au début de l’ère chrétienne), Thu (livre) ou Anh Thu (héroïne) étaient communs avant 1945 et sont devenus moins usuels maintenant, sauf Dung (sens étymologique : visage ; sens dérivé, dans lequel il est pris de nos jours : beau visage, beauté) et Hanh (vertu). Les familles cultivées marquaient de plus en plus une préférence pour des noms composés, considérés comme plus recherchés. Cela deviendra alors Thuc Nu (douce fille), Thanh Thuy (eau bleue), Hông Ngoc (Perle Rouge), Phuong Thao (herbe parfumée), Thu Vân (Nuage d’Automne), Kim Oanh (loriot d’or),… par exemples.

Dans une lettre à sa femme écrite en 1946 33 , le professeur Nguyên Van Huyên rappelle et explicite ses intentions en nommant ses enfants : sa fille aînée, née en 1937, s’appelle Nu Hanh (vertu féminine), ce tên utilise les initiales des tên de sa mère, Ngoc et de son père, Huyên, pratique apprise de l’Occident. La signification en fut pourtant des plus sophistiquées (voir encadré).

‘« Nu Hanh a été née dans une atmosphère confuse. Quand « le petit » – ce fut en fait la sœur cadette, qui épousera plus tard Vo Nguyên Giap – Bich Ha est née nous percevons déjà une petite lueur à l’Est. C’est pour cela qu’on la nomme Bich Ha, qui désigne cette lumière rose quand le soleil vient de percer à l’aube. (…) Hanh est née à un moment où le monde est bouleversé, il faut se perfectionner en attendant une opportunité. C’est la sœur aînée qui devra servir de racine principale pour tracer la voie aux plus jeunes. Après la naissance de Bich Ha, nous voyons qu’à l’extérieur les conjonctures ne nous sont pas encore favorables, qu’à l’intérieur, plusieurs membres de la famille sont malades, on dirait que le Ciel ne nous soutient pas. C’est pour cela que lorsque Nu Hiêu est née, nous pensons qu’il vaudrait mieux peut-être retourner vers la famille, honorer la piété filiale afin d’émouvoir le Ciel. Honorer la piété filiale, c’est nous tourner vers ceux qui nous précèdent, mais aussi vers ceux qui vont nous succéder. Quand les Japonais ont évincé les Français, nous voyons que l’aube des années précédentes a complètement disparu. Nous nous frottons les mains et rentrons dans le jeu, le cœur plein d’espoir. Notre petit Huy est né dans une situation encore dangereuse mais où la lumière éclatante commence à illuminer le sud. Mais nous souhaitons que cette lumière soit remplie de bonheur et de paix dans la génération future, c’est pour cela qu’il s’appelle Van Huy. Son père est Van Huyên, une douce lumière, sa mère est Kim Ngoc, une pierre précieuse intacte. »’

Nous voyons bien que sans cette explication détaillée, on aurait pu interpréter le tên des filles de Nguyên Van Huyên comme des noms parmi les plus conformistes (Nu Hanh, Vertu féminine et Nu Hiêu, Piété filiale féminine). Alors qu’en fait, tout en restant très traditionnel dans sa conception de la correspondance entre la naissance d’un nouveau membre de la famille et les situations conjoncturelles, celui qui était connu à juste titre comme un éminent ethnologue et homme de culture a nommé ses enfants, filles comme garçon avec une grande affection – de manière moderne, tous avaient un tên commençant par H, comme leur père – et un sens de l’harmonie familiale où il n’y avait pas l’ombre de la moindre discrimination sexuelle. Si l’on remonte à la génération antérieure, le propre tên de Huyên s’inscrit également dans une phrase significative, Phuc, Thiên, Huyên, Duong, Huong, Phu, Quy : si du côté maternel (on se soucie de créer) du bonheur et de faire du bien, on jouira de la richesse et d’un rang social honorable. Les deux premières filles de la fratrie (nées respectivement en 1901 et 1903) étaient cependant nommées plus communément Suu (année du Buffle) et Mao (année du Chat) d’après leur année de naissance et non pas par le tên qui avait un sens 34 .

Dans les classes populaires, le cheminement de l’embellissement du tên a été plus timide et plus long. Après avoir commencé par des tên vietnamiens simples, les noms composés viendront aussi, mais plus tard et pas à pas. Dans l’étape intermédiaire, il fallait souvent associer les noms de plusieurs frères et sœurs pour avoir un concept ou une phrase qui signifie quelque chose 35 . Les parents de Truong Thi Sau 36 ont nommé leurs cinq enfants (dont deux fils et trois filles, mais la distinction n’y apparaît presque pas dans le choix des tên) : Thu 37 , Thâp, Ba, Diên et Sa. Le père avait peut-être d’autres associations d’idées en tête : sa pouvait être la première partie de sa sô (une multiplicité, ce qui serait bien dans la suite des “cent rizières”), mais tout seul veut dire “tomber”, ce qui pouvait prédire la perte de l’enfant après celle de son père, laquelle survint quand la petite dernière avait à peine deux mois. La famille a changé Sa en So, pour espérer avoir la paix, tellement les gens croyaient – et croient toujours – que le tên influence non une seule destinée de celui/celle qui le porte mais aussi sa famille. La personne s’est fait appeler finalement Sau, Sixième, qui est son rang dans la fratrie. Il arrivait ainsi très fréquemment que les filles avaient bien un tên choisi par leurs parents mais qu’on ne s’en servait guère pour les interpeller. Elles étaient désignées par un nom plus commun qui leur a été attribué pour des raisons plus fortuites. Dans La butte cô Mit 38 le personnage de Hoang Ngoc Phach était la fille d’un paysan riche. « On ne savait pas son tên, on l’appelait communément mademoiselle Mit 39 . »

Avant 1945 plus fréquemment qu’aujourd’hui, les épouses n’étaient plus appelées que par le ho et tên ou par le rang social de leurs conjoints. Dans le Centre et le Sud, les femmes du petit peuple gardaient leur ho et tên plus facilement que les épouses des personnes qui avaient un certain rang social, ne serait-ce que par les professions de secrétaire ou d’instituteur. Comme on n’appelait pas ces hommes par leur tên mais par leur rang social, on s’adressait au secrétaire en disant thây thông/thây ky, et son épouse devenait cô thông/cô ky ; on s’adressait à l’instituteur en disant thây ou thây giao, son épouse devenait thim giao. Même si la femme mariée ne perdait pas son tên, on ne s’adressait plus à elle comme avant son mariage ; et le mot d’adresse s’avérait encore plus importante que le tên.

Notes
29.

Les beaux noms – ou considérés comme tels – sont des noms composés à partir de mots sino-vietnamiens, dont chacun ne comprend pas toujours ni ne remonte à l’étymologie comme on le faisait dans l’ancien temps.

30.

Les écarts subsistent et sont ressentis comme humiliants. Une jeune fille de la campagne qui vient travailler à Hô Chi Minh Ville présente une carte d’identité au nom de Nguyên Thi Deo (1974) (deo, mot vietnamien, qui veut dire “malingre”, comme on le dirait d’un concombre) mais se fait appeler Nguyên Thi Dao (dao, mot sino-vietnamien qui a comme sens étymologique “pêche” ou “couleur rouge” et comme sens dérivé “belle jeune fille aux joues roses”). Le fait date de 2004.

31.

La numérotation (devenue officiellement des noms propres, puisque, en principe – mais ce n’est qu’en principe – maintenant tous les enfants ont un acte de naissance et un tên, même les enfants non reconnus par leurs pères dont ils ne portent pas le ho) est restée en usage dans la campagne du Centre et du Sud, moins dans le Nord à l’heure actuelle. Les noms de l’année lunaire de naissance et les tên en vietnamien simple restent en vigueur, même si les tên sino-vietnamiens progressent.

32.

Employés chargés des registres de naissance et de décès au niveau des communes (xa).

33.

NGUYÊN KIM NU HANH, Tiêp buoc chân cha, Hôi ky vê giao su Nguyên Van Huyên (A la suite du pas de notre père, Mémoire sur le professeur Nguyên Van Huyên), Thê gioi, Ha Nôi, 2003, 716 p., p. 8-9.

34.

A la suite du pas de notre père, Mémoire sur le professeur Nguyên Van Huyên, op. cit., p. 29-31.

35.

Quelques exemples de fratries que j’ai connues dans les districts Ba Tri et Mo Cay de la province de Bên Tre dans le delta du Mékong : en lisant l’un à la suite de l’autre les tên de la mère (née au début des années 1920) et des six enfants (l’aînée est née en 1938) dans l’ordre de naissance et sans distinction de sexe, on obtient Vang (F), Y (F), Thiet, Sang, Tôt, Lam (l’or pur est très brillant, [c’est] bien beau). La même chose en commençant par le tên du père avec une autre fratrie donne : Sanh (né vers 1955), Sua, Nua, Suong (F), Lê (F), Nuong (F), Châm, Dut, Bon, où les six premiers tên sont liés non pas par le sens mais par la consonnance (en vietnamien, noi bat vân) et les trois derniers ont pratiquement le même sens, Châm=point, Dut=fin, Bon=vietnamisation du mot français “point”, ce qui montre bien que les parents ont dû mettre un point plus de deux fois pour en finir vraiment ! Les enfants de Sanh ont des tên qui ne se succèdent plus par la consonnance mais forment une phrase significative : It, Tiêng, Cho (F), Nhanh, Tron, Ven, Tron (Parlez peu et n’agissez pas trop vite, vous réussirez complètement). Deux autres sœurs ont dû se mettre ensemble pour que leurs tên soient significatifs, l’aînée s’appelle Lich (1942), la cadette Su (1945), chaque tên ne veut rien dire, seul le mot composé lich su signifie élégance.

36.

Truong Thi Sau est l’épouse de Nguyên An Ninh. Voir ses mémoires, Cung anh di suôt cuôc doi, Hôi ky ba Nguyên An Ninh (En t’accompagnant toute la vie, Mémoires de madame Nguyên An Ninh), Tre, Ho Chi Minh ville, 156 p., p. 12.

37.

On aurait pu comprendre que Thu, désignant une fille, signifie Automne ; mais si l’on replace ce tên dans la lignée des tên de la fratrie, il est clair qu’avec le suivant il signifie “assembler” (thu thâp), les deux suivants signifient “cent rizières” (ba diên).

38.

Go cô Mit (La butte cô Mit), nouvelle de Hoang Ngoc Phach, 1ère éd. in Dâu la chân ly (Où se trouve la vérité), recueil d’essais et de nouvelles, éd. Công luc, Ha Nôi, 1941, reproduit dans NGUYÊN HUÊ CHI, Hoang Ngoc Phach, duong doi va duong van (Hoang Ngoc Phach, sa vie et son œuvre), Van hoc, 1996, p. 287-296.

39.

La butte cô Mit, op. cit., p. 288. Mit est le nom d’un arbre de la campagne vietnamienne, le jacquier.