Les traditions de Trung, Triêu : le nationalisme au féminin, mais aussi…

Ce furent deux femmes, les sœurs Trung 62 qui dirigèrent la première insurrection contre les Chinois, dans une vaste région correspondant au Sud de la Chine actuelle, au Nord et au Centre du Viêt Nam actuel, insurrection à laquelle participèrent de nombreuses femmes. Les deux sœurs se proclamèrent rois - littéralement Trung vuong, ou Trung nu vuong, rois ou femmes-rois 63 - et gardèrent leur royaume indépendant de 40 à 43. Deux siècles plus tard, en 258, une jeune fille de 18 ans, Triêu Thi Trinh mena une autre lutte intrépide (bien que brève) contre les Chinois. La jeune fille est restée célèbre pour avoir répondu, quand on lui conseilla de se marier plutôt que de partir en guerre : « Je préférerais monter sur un ouragan violent, fouler sous mes pas les méchantes vagues, trancher la tête du requin au large de l’Océan de l’Est, balayer les Chinois hors de nos frontières, plutôt que de courber le dos pour me faire concubine et esclave des autres. » Bien que son insurrection ne connût jamais la victoire, Triêu Thi Trinh fut surnommée Ba vuong (Dame-roi) par ses ennemis admiratifs qui laissèrent ce couplet : « Il est facile de tourner son javelot à l’horizontale devant un tigre ; Mais difficile de faire face à cette Dame souveraine (Hoanh qua duong hô di ; Dôi diên Ba vuong nan) ».

On ne saurait affirmer si c’était dû aux traditions matriarcales 64 de la majorité des populations sud-est asiatiques, mais le fait est que ce furent des femmes qui commencèrent la lutte des Vietnamiens contre la millénaire domination chinoise (de 111 AC à 938). Et cela a certainement marqué la conscience collective. Jusqu’à l’époque moderne, l’histoire officielle ne laisse plus beaucoup de traces de femmes dans la lutte patriotique. Mais durant l’histoire du Viêt Nam, y compris les siècles de monopole du confucianisme du 15ème siècle jusqu’au milieu du 19ème siècle, les dynasties régnantes, les lettrés confucéens comme la mémoire populaire n’ont jamais cessé de vanter cette tradition de lutte héroïque des femmes contre l’envahisseur. Ce souvenir s’est naturellement ravivé durant la première colonisation, où les intellectuels formés à l’école française ont eu beau jeu de mettre en parallèle cette “tradition Trung, Triêu” et la figure de Jeanne d’Arc, très chère au cœur des collégiens et collégiennes vietnamiens des années 1918 à 1945.

La “tradition Trung, Triêu” a toujours été présente dans la connaissance historique et davantage dans l’imaginaire vietnamien, comme en témoigne le culte rendu aux Dames 65 Trung, aux autres héroïnes qui – selon les légendes entretenues par le culte des génies tutélaires de nombreux villages du Nord Viêt Nam – auraient combattu à leurs côtés ainsi qu’à la Dame Triêu. Il nous semble important de noter que cette tradition avait été perçue comme une tradition patriotique féminine, longtemps avant que le Parti communiste en ait fait une « tradition héroïque des femmes vietnamiennes ». Mais est-ce qu’il n’y avait pas autre chose que le patriotisme des femmes, même s’il s’était exprimé avec une force peu commune ?

Relisons avec tous les enfants vietnamiens qui l’apprennent dès l’école primaire cet extrait 66 d’une œuvre anonyme 67 transmise de génération en génération, peut-être avant même qu’elle ne soit reprise par écrit de la main des lettrés :

« Les dames Trung 68 sont originaires de Châu Phong ’ ‘([Les] dames Trung originaires de Châu Phong)’ ‘ Avec la colère contre celui 69 qui était cupide et cruel, et ne pouvant oublier la haine [parce qu’on avait tué] leur mari ’ ‘ (Colère celui/ceux 70 cupide cruel, cause-de-haine 71 mari non oubliée) ’ ‘Les deux sœurs ont prêté le lourd serment’ ‘(Grande sœur et petite sœur lourd serment)’ ‘ D’élever l’étendard des femmes-épouses 72 qui prennent la place de l’époux-général au commandement …  ’ ‘(Elever étendard femmes-épouses remplacer pouvoir époux-général…) »’

Un autre recueil anonyme 73 a consigné les quatre serments des sœurs Trung :

‘« Premièrement que le pays soit entièrement vengé’ ‘Deuxièmement que l’ancienne œuvre des Hung soit restaurée’ ‘ Troisièmement que le cœur de [notre] 74 époux ne subisse pas d’injustice non vengée ’ ‘Quatrièmement que notre entreprise soit réussie. »’

Il nous semble assez clair, à la relecture de ces textes bien connus que des aspects féminins n’ont pas été retenus par l’historiographie officielle : Thi Sach n’était sans doute pas seulement le mari de Trung Trac mais les deux sœurs auraient été ses épouses. Toutes les sources convergent pour dire qu’elles étaient deux à prendre le commandement pour venger le mari et deux également à monter sur le trône après leur victoire éphémère 75 . Des historiens vietnamiens se penchant tardivement sur le sujet ont avancé par ailleurs une autre raison qui aurait contribué à expliquer la révolte : les sœurs (et peut-être d’autres femmes avec elles) auraient résisté contre contre de nouvelles pratiques matrimoniales imposées par les Chinois. Les femmes seraient obligées de vivre chez leurs époux après le mariage, ce qui était contraire aux coutumes autochtones avant la domination chinoise.

Ces aspects préservés dans les œuvres anonymes auraient été gommés parce qu’ils dérangeaient l’idéologie dominante qui appréciait bien le patriotisme au féminin mais beaucoup moins d’autres revendications plus sexuées.

Il suffit de comparer la participation féminine importante à la fois par le nombre des femmes-commandants et femmes-soldats et par l’étendard que les deux sœurs Trung avaient levé au début du 1er siècle avec, deux cents ans après, le caractère exceptionnel du choix de Triêu Thi Trinh – « je préférerais (…) plutôt que de courber le dos pour me faire concubine et esclave des autres ». Sa déclaration altière n’exprimait-elle pas clairement et fortement une “autre” révolte ?

Cette autre voix a été étouffée pendant des siècles et des siècles de domination masculine. L’Etat-nation n’en a pas moins préservé, pour le besoin de la cause patriotique, la reconnaissance – dans les deux sens du terme – de/pour la contribution féminine à la survie de la communauté nationale. C’étaient à la fois l’opportunité de s’affirmer et une invitation/obligation à s’effacer derrière la cause patriotique, dilemme majeur de la participation des femmes vietnamiennes à l’histoire.

Notes
62.

On les connaît sous les noms de Trung Trac et Trung Nhi. Mais des historiens vietnamiens ont émis des doutes à cause de la forme trop sino-vietnamienne du nom pour les années 39-43 et pensent que c’étaient plutôt Chac et Nhi, des noms vietnamiens qui se référaient à l’élevage de ver à soie ( ken chac= cocon de première qualité, ken nhi=cocon de qualité moins bonne).

63.

Trung nu vuong (femmes-rois) n’était pas celui employé à l’origine et a dû dater des époques ultérieures où la prédominance du confucianisme a rendu nécessaire la précision “femmes” devant “rois”.

64.

« Le culte rendu aux deux sœurs laisse affleurer celui, plus ancien, rendu à l’élément aquatique et aux déesses-mères », Philippe PAPIN, Histoire de Hanoi, Fayard, Paris, 2001, p. 36. Les insurrections des sœurs Trung comme de Triêu Thi Trinh n’en ont pas moins laissé des traces dans l’historiographie chinoise comme vietnamienne et nous ne rendons compte ici que ce qui est retenu par l’historiographie officielle, en faisant abstraction des mythes et légendes forgés à partir du peu d’éléments historiques dont on dispose.

65.

Les Vietnamiens ont toujours dit “Ba Trung, Ba Triêu” (Ba=dame).

66.

Pour clarifier notre propos, nous mettons entre parenthèses la traduction mot à mot de l’original vietnamien.

67.

Dai Nam Quôc su diên ca (Histoire chantée du grand pays du Sud), ouvrage anonyme du 15ème siècle.

68.

Ba Trung ; la marque du pluriel n’est pas explicite en vietnamien ; mais si l’on tient compte du sujet repris deux vers plus loin, le pluriel paraît assez évident. Si « originaires de … » et « ont prêté le lourd serment… » ont un seul et même sujet qui est « les deux sœurs », alors pourquoi pas le vers qui se trouve au milieu ?

69.

Tô Dinh, le gouverneur chinois qui avait tué Thi Sach, l’époux qu’elles voulaient venger était réputé cupide et cruel.

70.

La marque du pluriel n’est pas toujours explicite en vietnamien.

71.

Thu=cause de haine qui exige une vengeance (tra thu=rendre/retourner la cause-de-haine, c’est-à-dire se venger, par opposition à gây thu=provoquer la cause-de-haine).

72.

Nuong tu et tuong quân forme un couple et peut tout aussi bien signifier “épouse/époux” (aristocrates) que “femme/général”.

73.

Thiên Nam ngu luc (Recueil des paroles illustres sous le ciel du Sud).

74.

Encore une fois, comme “l’adjectif possessif” n’existe pas en vietnamien, nous avons dû en supposer le sens, mais cela nous paraît justifié par le contexte.

75.

Vaincues par le “général dompteur des flots” (Phuc Ba tuong quân) Ma Yuan (Ma Viên en vietnamien) elles se seraient jetées dans la rivière Hat ou, version plus vraisemblable, seraient tuées sur le champ de bataille en 43.