Le bouddhisme, le taoïsme et les femmes

Le bouddhisme, le taoïsme et le confucianisme constituent la trilogie (tam giao) qui était censée réguler la vie intellectuelle et morale vietnamienne après la première domination chinoise 76 . L’historiographie semble converger pour reconnaître que les trois philosophies coexistaient de façon plutôt harmonieuse au moins jusqu’au milieu de la dynastie Trân (milieu du 13ème siècle) quand les lettrés confucianistes commencèrent à critiquer de plus en plus violemment les autres religions et à revendiquer le monopole pour leur système de pensée et de valeurs.

Le taoïsme n’était pas sans remettre sérieusement en question le rapport masculin-féminin – comme tant d’autres enseignements et dogmes confucéens – dans son pays d’origine 77 . Cependant, il semblait n’avoir pas laissé beaucoup de trace de pratique religieuse au-delà de la dynastie Ly (1009-1225), où les empereurs et les populations faisaient des dons aux pagodes bouddhistes et visitaient les temples taoïstes beaucoup plus qu’ils ne fréquentaient les écoles des lettrés confucianistes 78 .

Ce fut justement sous cette dynastie que se passa l’aventure exceptionnelle 79 d’une cueilleuse de feuilles de mûrier 80 devenue deux fois impératrice-régente. Y Lan 81 , nommée régente pour la première fois lorsque l’empereur Ly Thanh Tông partait guerroyer au Champa gouvernait très bien le pays, où tout le monde vivait dans la paix et l’harmonie, la population reconnaissante la surnomma Bouddha. En apprenant son succès sur le chemin du retour au bout d’une campagne non réussie, l’empereur fit la remarque : « Je ne vais quand même pas me laisser surpasser par mon épouse qui est une femme ! », revint sur ses pas et remporta la victoire. La deuxième régence débuta dans des remous bien plus violents car Y Lan dut inciter son fils (de six ans) sur le trône à immoler soixante-dix-sept femmes 82 pour pouvoir s’emparer du pouvoir. L’historiographie n’en mentionna pas moins deux faits remarquables sous sa régence : elle redoubla de sévérité dans les châtiments contre l’abattage abusif des buffles – force de trait de la riziculture – et surtout fit ouvrir les caisses de l’état pour racheter les filles vendues comme servantes et les marier à des hommes célibataires ou veufs 83 . Cette fille du peuple qui vivait libre, spontanée et proche de la nature – comme lui aurait enseigné la philosophie taoïste, qui fut surnommée Bouddha et qui ne se lassa pas d’étudier les livres et la philosophie bouddhiques auprès des bonzes vietnamiens et cham, qui enfin ne recula point devant les mesures extrêmes pour s’emparer du pouvoir politique dont elle sut user avec un talent reconnu, admiré des confucéens et une compassion profondément humaine, cette femme exceptionnelle ne faisait pas autant parler d’elle que les Trung, Triêu – et pour cause ! Mais sa mémoire fut entretenue dans l’entourage proche des dynasties régnantes successives et ce ne fut certainement pas un hasard si une princesse des seigneurs Trinh lui consacra cinq siècles après une biographie émue. Dans les traditions populaires, le culte de Y Lan représentait souvent un amalgame entre le culte taoïste et les pratiques polythéistes antiques, où les déesses ont toujours occupé une place privilégiée.

Ce fut le bouddhisme qui influença plus continuellement et profondément la société vietnamienne et plus particulièrement encore sa moitié féminine. Il fut introduit au Viêt Nam dès avant l’ère chrétienne par les commerçants et bonzes indiens, ensuite plus massivement au 2nd siècle par les bonzes chinois. Les bonzes jouèrent un rôle de plus en plus important et le bouddhisme devint religion de la dynastie Ly avec l’avènement en 1009 de Ly Công Uân, fils adoptif d’un grand bonze. Comme Y Lan qui n’était pas du tout une exception à cet égard, les épouses et filles des dynasties Ly et Trân ainsi que des femmes du peuple étaient des bouddhistes ferventes. Elles figuraient nombreuses parmi les donateurs (d’or, d’argent, de matériaux pour fabriquer les statues et les cloches et surtout de terrain pour construire les pagodes…) dont la liste était inscrite sur les cloches des pagodes, ce qui attestait par ailleurs de leur droit d’avoir des propriétés notamment foncières et d’en disposer à leur guise.

Le bouddhisme – de la même façon que le taoïsme et à la différence du confucianisme – n’entra jamais en conflit ni en opposition avec les croyances autochtones présentes depuis les temps matrilinéaires. Au contraire, il s’y adapta et aboutit à un syncrétisme commun à toute la région, du Sud de la Chine aux autres pays sud-est asiatiques. Des bodhisattvas 84 masculins devinrent ainsi des bodhisattvas, voire des bouddhas féminins, le cas le plus célèbre étant celui du bodhisattva Quan thê âm, devenu la bouddha-femme la plus vénérée Avalokiteçvara (Phât ba Quan âm) 85 aux multiples variantes, dont le culte est pratiqué dans plusieurs pays de la région.

Les Vietnamiens s’en sont créé une toute particulière, Quan âm Thi Kinh 86 , qui symbolisait de multiples vies de souffrance des femmes. Fille unique d’une famille réputée pour son honnêteté morale, Thi Kinh fut mariée et vécut chez son époux jusqu’au jour fatal où, se servant d’un canif pour couper un poil qui sortait d’un grain de beauté sur le visage de son mari endormi, elle fut surprise par lui qui se réveilla brusquement. Toute la belle-famille se joignit au mari pour l’accuser d’intention de meurtre. Elle fut chassée de la maison et erra longtemps avant de se réfugier dans une pagode où elle dut se déguiser en homme pour être acceptée comme moine novice. Le bonze supérieur lui donna le nom de Kinh Tâm (Cœur respectueux). Une jeune fille qui allait à la pagode s’éprit du moine novice et entreprit vainement de le courtiser. De mœurs faciles, Thi Mâu fit l’amour avec un autre et se retrouva enceinte. Interrogée par les autorités communales, elle rejeta le tort 87 sur Kinh Tâm qui subit mille tortures sans se résigner à reconnaître la faute qu’il/elle n’avait pas commise. Comble de générosité, le moine assuma pourtant la charge de l’enfant que Thi Mâu abandonna devant la pagode et, chassé une fois de plus du monastère, alla mendier pour élever l’enfant abandonné, sans se soucier de l’infamie qui retomba sur lui/elle. Son innocence 88 ne fut prouvée qu’après sa mort quand on lui lava le corps avant la sépulture. Ce fut pour honorer son sens du sacrifice, sa charité pour l’enfance infortunée qu’elle fut élevée au rang de bodhisattva, dit la légende. Le récit a été représenté maintes fois dans différents genres de théâtre, surtout le cheo 89 et le public (dont une majorité écrasante de femmes du petit peuple) ne se lasse pas de revivre les émotions connues de la vie d’une divinité victime d’injustices et de souffrances si proches aux siennes. Mais il ne pleure pas seulement avec Thi Kinh, il rit et se réjouit aussi des ruses et stratagèmes de Thi Mâu la “coureuse de moines” et du quiproquo de la femme accusée d’une faute qu’elle aurait été bien incapable de commettre.

En fait, le bouddhisme joue bien souvent auprès des femmes – hier comme aujourd’hui – l’effet d’un baume sur leur cœur meurtri, d’un lieu de refuge provisoire ou de repos à la fin d’une vie où elles n’ont pas trouvé le bonheur 90 . La vocation philosophique ou religieuse existait aussi, mais dans des cas bien plus rares, ou du moins plus rarement notés dans la mémoire collective. La notion philosophique du Karma 91 est souvent appréhendée par les classes populaires comme une incitation à faire du bien et à éviter le mal (lam lanh lanh du) pour essayer d’alléger les vies ultérieures. Les pratiques bouddhiques enseignent également des valeurs morales comme la charité, la compassion, la clémence 92 . Il contribua « à policer les mœurs d’une société de cours fruste » 93 sous les premières dynasties indépendantes ; et tout au long de l’histoire vietnamienne, même quand il n’était plus religion d’Etat mais seulement un substrat religieux dans la vie des classes populaires, le bouddhisme a été à notre avis d’un recours bénéfique pour la société et pour les femmes en adoucissant le dualisme et la hiérarchie qui se trouvent être le fondement de la philosophie politique et morale confucianiste. Cependant, dans la première moitié du 20ème siècle où la culture occidentale fait naître des aspirations individualistes à la liberté et au bonheur, le bouddhisme joue souvent le rôle d’un frein à ce nouvel élan car il préconise résignation et renoncement plutôt que lutte pour une félicité dans l’immédiat, encore moins pour des plaisirs matériels et charnels. Il ne cesse d’offrir néanmoins une alternative et un refuge dans les cas d’échec encore bien fréquents de cette lutte ou de ces aspirations.

Notes
76.

Non pas immédiatement après car le 10ème siècle voyait la succession rapide de dynasties courtes (Ngô, Dinh, Tiên Lê) où le pouvoir était plutôt au bout de l’épée. L’influence des bonzes bouddhistes fut grandissante par contre jusqu’à ce qu’ils portèrent au pouvoir leur candidat Ly Công Uân, devenu le premier empereur de la dynastie Ly. L’avènement de celui-ci marqua l’âge d’or du bouddhisme vietnamien ainsi que de l’équilibre de la trilogie maintenu pendant quatre siècles (11ème –14ème).

77.

GRANET M. La civilisation chinoise, 1929, rééd. Albin Michel, Paris, 1988 ; La pensée chinoise, 1930, 1934, rééd. Albin Michel, Paris, 1988.

78.

La dynastie Ly qui ramena la capitale à Thang Long (Ha Nôi actuel) en 1010 fut la première à édifier le temple de la Littérature (Van miêu, qui est en même temps le lieu de culte de Confucius) et à organiser les concours mandarinaux. Mais elle construisit et participa à la construction d’un nombre encore bien plus grand de pagodes, dont la pagode au Pilier unique, maintenant symbole de Ha Nôi. Les lecteurs francophones peuvent consulter P. Papin, Histoire de Hanoi, op. cit., p. 79-84.

79.

Même ses contemporains reconnurent ce caractère exceptionnel car le nom de son village natal Thô Lôi fut changé en Siêu Loai (catégorie supérieure) en son honneur.

80.

Orpheline vivant avec sa tante, elle était en train de cueillir des feuilles de mûrier (en chantant, dit la version populaire) quand Ly Thanh Tông passait par son village. Alors que « filles et garçons n’arrêtaient pas de courir après pour contempler » le cortège impérial (ce qui témoignait d’une relation libérale, peu hiérarchisée entre l’empereur et son peuple, comme bien d’autres anecdotes le confirment), elle seule restait au loin, appuyée à un arbuste. L’empereur la fit venir et la mit ensuite à la tête de ses épouses secondaires (nguyên phi). Son fils, le premier et unique fils de l’empereur qui dépassait déjà la quarantaine sans avoir d’héritier mâle, fut titularisé prince héritier trois jours après sa naissance, ce qui éleva encore la position de la mère. Toutes nos informations sur Y Lan ont comme source l’Histoire complète du Dai Viêt (Dai Viêt su ky toan thu, titre traduit par Livre complet des mémoires historiques du Dai Viêt in P. Papin, Histoire de Hanoi, op. cit. p. 370), rédigée par Ngô Si Liên au 15ème siècle sous le règne de l’empereur Lê Thanh Tông. Dai Viet su ky toan thu, Khoa hoc xa hôi, Ha Nôi, 1993, T. I

81.

Ce surnom lui fut donné par son époux, l’empereur Ly Thanh Tông, en souvenir de leur première rencontre, où elle était appuyée à un arbuste nommé lan ; y=s’appuyer sur

82.

L’impératrice épouse principale de Ly Thanh Tông et ses 76 suivantes. L’historiographie ne permet pas d’expliquer la nécessité de tuer les suivantes. La légende veut qu’à la fin de sa vie, Y Lan ait fait construire 77 stûpas et pagodes en commémoration repentante de ce crime.

83.

Commentaires de l’historien officiel Ngô Si Liên de la dynastie Hâu Lê à propos de l’immolation des 77 femmes : « La jalousie est chose fréquente chez les femmes. » Et à propos du rachat des servantes : « La reine-mère changea ainsi leur vie [aux servantes et aux hommes] ».

84.

Bodhisattva : sage destiné à devenir bouddha mais qui retarde sa délivrance pour exercer sa compassion envers tous les êtres, Le Petit Larousse illustré, éd. Larousse-Bordas, 1988, p. 141.

85.

En fait, il y en a plusieurs, depuis celle qui entend les plaintes de tous les êtres et qui a mille yeux pour les voir, mille bras pour les secourir (Quan âm nghin mat nghin tay, la plus proche du bodhisattva originel), jusqu’à celle qui vient au secours des voyageurs dans la traversée périlleuse des mers (Quan âm qua hai), ou celle qui veille sur la mère (l’accouchement étant comparé à une traversée maritime périlleuse où la femme est seule alors que l’homme voyage avec d’autres compagnons) et l’enfant.

86.

On ne se soucie pas de son patronyme et la désigne par Thi Kinh, Thi étant la particule caractérisant le sexe féminin. Sa partenaire sera désignée de la même façon Thi Mâu.

87.

Ne pas respecter l’interdiction de se laisser séduire par la beauté féminine est la faute la plus grave et la plus ignominieuse pour des moines bouddhistes.

88.

Oan Thi Kinh” (l’injustice subie par Thi Kinh) est devenu une locution communément utilisée pour parler d’une situation où l’on est injustement accusé sans avoir le moyen de prouver son innocence.

89.

Théâtre populaire très prisé dans la campagne du Nord Viêt Nam.

90.

Exemples de la fille de Dinh Tiên Hoang (10ème siècle, reniée et défigurée par son mari quand celui-ci s’insurgea contre Dinh Tiên Hoang, elle se réfugia dans une pagode), de Ngoc Kiêu (12ème siècle, cf Histoire de Hanoi, op. cit. p. 76) ou de la plus célèbre entre toutes, la princesse Huyên Trân, fille de Trân Nhân Tông (14ème siècle) qui, après avoir, par son union avec le roi du Champa Sinhavarman (Chê Mân en vietnamien) agrandi le Dai Viêt de deux provinces, fut sauvée de l’immolation par le feu (qu’elle aurait dû subir selon les coutumes cham après le décès du roi) grâce à une délégation de la Cour vietnamienne. La mission était dirigée par Trân Khac Chung, son cousin et ancien amant. La jeune veuve qui rentra au pays accompagnée du fils qu’elle avait eu avec son époux cham n’en bénéficia pas moins « d’un voyage sur la côte qui dura plus d’un an à force de détours voulus », nota l’historiographie officielle. La Cour demeura tolérante et ni l’une ni l’autre ne furent punis, Khac Chung termina tranquillement son service comme mandarin et Huyên Trân finit sa vie dans une pagode, de la même façon que tant d’autres femmes de l’élite au pouvoir comme du petit peuple pour qui les portes de Bouddha sont toujours restées ouvertes.

91.

Karma : principe fondamental des religions indiennes qui repose sur la conception de la vie humaine comme maillons d’une chaîne de vies (samsara), selon lequel chaque vie est déterminée par les actes accomplis dans la vie précédente, Le Petit Larousse illustré, op. cit. p. 575.

92.

Tu bi=douceur, compassion; hi xa=pardon, oubli des fautes commises, clémence; tu tâm=cœur généreux et charitable…

93.

PAPIN, Histoire de Hanoi, op. cit., p.82