La femme dam dang et le culte de la mère

Si l’historiographie officielle ne laisse que des traces fugitives de quelques femmes dans les couches privilégiées, nous disposons d’une abondante source littéraire sur la vie matérielle, morale et sentimentale des femmes du peuple. On n’a aucun renseignement sur les auteur-es anonymes des proverbes, ca dao et autres productions orales – d’une extrême richesse quantitative et qualitative – qui figure toujours dans les programmes des écoles sous la rubrique “littérature populaire”. Il devait y avoir des lettrés, mais certainement davantage d’hommes et de femmes du peuple. On ne saurait non plus dater les proverbes (tuc ngu) et les chansons populaires (ca dao, phong dao) 123 car ils ont été de transmission orale, du moins jusqu’au milieu du 17ème siècle où des lettrés commencèrent à les collecter dans des recueils en nôm. Les intellectuels formés à l’école occidentale s’y sont intéressés aussi et les premiers recueils en quôc ngu ont paru dans les années 1930-1940 124 . Mais avant 1945, les chansons populaires étaient encore essentiellement transmises par voie orale soit dans les chants alternés 125 chantés par garçons et filles dans les travaux des champs, par les lettrés et les chanteuses comme dans le quan ho soit plus communément encore comme berceuses dans toutes les familles vietnamiennes de la campagne à la ville.

Les femmes étaient bien présentes dans les ca dao, de la petite fille à la « femme âgée de quatre-vingt quatre ans, qui assise au bord de la fenêtre écrit une lettre pour prendre un mari », en passant par les jeunes amoureuses et les femmes assumant seules la charge familiale pendant les absences prolongées de leurs hommes. On y trouve beaucoup de gracieuses beautés mais aussi des jeunes filles moins bien dotées, qui n’en sont pas moins valorisées et chéries par leurs amants et maris. Les ca dao expriment sans trop de parti-pris les souffrances et les aspirations des épouses principales comme celles des concubines 126 , des femmes qui aiment le mari d’une autre comme celles qui sont trompées par leurs maris, celles qui se soumettent à la grande famille avec un amour jamais assouvi comme celles qui s’en libèrent plus ou moins violemment…

Un très grand nombre de ca dao chante l’amour, un amour plus ou moins discret, souvent lancinant ou passionné, bravant obstacles et interdictions, un amour contrarié de mille façons mais partagé, intense, d’une fraîcheur et d’une vigueur qui ne cessent d’étonner. Les ca dao chantent l’amour fidèle et heureux même dans la pauvreté et l’adversité, mais déplorent plus fréquemment l’infidélité, l’instabilité frivole, la séparation, les mensonges et les douleurs. Sur l’amour comme sur d’autres thèmes féminins ou ayant trait aux femmes, les ca dao constituent une source d’information à la fois plus riche et plus fiable par rapport aux écrits des lettrés car ils décrivent la vie pragmatique, racontent des expériences vécues et expriment des sentiments plus qu’ils ne cherchent à divulguer des principes moralisateurs. Cela ne veut pas dire pour autant qu’ils ne véhiculent point de modèles, voire de stéréotypes.

La mère est la figure qui y apparaît le plus abondamment. Les ca dao décrivent et chantent les louanges des mères dévouées, travailleuses, si disponibles pour les autres et si solitaires dans leur vie de misère et d’efforts continus. Les femmes sont victimes de mariages précoces, de mariages arrangés pour l’intérêt de la grande famille et non pour le bonheur du jeune couple et par conséquent dissonnants de diverses manières. Les petites filles sont entraînées au travail dès leur plus jeune âge (à cinq, six ans, une fillette de famille pauvre peut porter 127 son petit frère et aider aux menus travaux ménagers, apporter sa contribution pour nourrir la famille), puis mariées tôt (vers onze, douze ans) 128 . Les femmes apportent à la belle-famille une main-d’œuvre bien appréciée et exploitée à fond. Elles souffrent de la dureté des labeurs, de la pénurie, de l’exaction des multiples oppresseurs 129 , de l’infidélité du mari ou de l’amant. Mais elles témoignent d’un grand courage dans le travail, d’une autonomie financière et morale qu’on aurait du mal à soupçonner si l’on s’en tenait au discours confucianiste.

Un terme revient souvent, qui décrit une qualité que beaucoup d’observateurs seraient d’accord pour reconnaître aux Vietnamiennes : dam dang. Ce terme sino-vietnamien est passé dans le langage courant qui ne se souvient plus de son sens étymologique (dam=assumer, dang=faire face) et s’en sert pour qualifier une personne 130 laborieuse, endurante, adroite et débrouillarde, capable d’assumer et de réussir plusieurs tâches à la fois, qui gère avec efficacité de multiples responsabilités, qui s’oublie pour se dévouer aux siens sans jamais rien en attendre au retour. Un autre terme sino-vietnamien lui est à peu près synonyme mais s’emploie de moins en moins de nos jours, c’est tân tao, ou tao tân. Etymologiquement, c’est le nom de deux espèces de légumes que les Chinoises allaient cueillir pour le repas quotidien ; le sens dérivé est aussi : laborieuse, endurante. Dam, Tân et Tao sont des noms (tên) qu’on donnait aux filles dans les familles de condition modeste mais instruites. Dam dang et tân tao peuvent être utilisés à propos d’une fillette qui sait remplacer sa mère – absente ou décédée – dans le travail ménager comme d’une grand-mère toujours au service de la famille malgré sa santé défaillante. Ils s’appliquent dans la plupart des cas à l’épouse et à la mère, personnages combien idéalisés et mythifiés dans la culture vietnamienne toutes classes sociales confondues !

Si les trois dépendances et les quatre vertus ne sont formellement enseignées que dans les classes supérieures, instruites et peuvent rester lettres mortes dans plus d’une situation concrète, toutes les petites filles vietnamiennes quelque soit leur origine sont éduquées 131 pour être dam dang 132 . Elles le sont par le travail dont elles sont chargées dans la vie quotidienne et aussi à travers la représentation collective qui se manifeste par les conseils et avis de l’entourage, à commencer par ceux des mères dans leurs berceuses. Même de nos jours, une Vietnamienne quelque soit son âge ou sa position sociale rougirait de honte si on lui reprochait de manquer de cette qualité dam dang ; à plus forte raison dans les années 1918-1945.

Un ca dao bien connu nous semble très bien décrire une paysanne dam dang comme il en existait et existe toujours des millions dans les familles vietnamiennes hier et aujourd’hui :

‘« Juste au moment où le riz bout et où le feu s’éteint’ ‘Où les porcs grognonnent et l’enfant pleurniche’ ‘Juste à ce moment-là mon mari exige de faire l’amour 133 … »’

A la différence de la façon de faire en ville, à la campagne, on met beaucoup d’eau dans la cuisson du riz. Quand le riz bout, on enlève l’eau en surplus (chat nuoc com), qui sert à nourrir les bébés en y ajoutant un peu de sel ou de sucre et on baisse le feu pour qu’à feu doux le riz continue à cuire à la vapeur. Si la ménagère trop occupée n’enlève pas le couvercle à temps pour “chat nuoc com”, l’eau déborde 134 de la marmite et éteint le feu qui est un feu de paille ou de brindilles. Les porcs et l’enfant crient de faim, c’est toujours la mère qu’ils réclament. En un rien de temps, notre ménagère a vite fait de verser dans les mangeoires de la porcherie le bouillon de son qu’elle avait préparé à l’avance pour le laisser refroidir ; de donner le sein au bébé et, prouesse dont bien des citadines seraient incapables 135 , de rallumer un feu doux sur les braises mouillées. Et de déclarer :

‘« …Maintenant que le feu est rallumé,’ ‘Les porcs repus, l’enfant rassasié et rendormi’ ‘Si tu veux faire l’amour, soit, faisons-le ! »’

Les femmes d’aujourd’hui sourient malicieusement car elles savent qu’avant 1945 dans les campagnes du Nord d’où est issu 136 ce chant, les paysannes portaient encore des jupes épaisses, longues et larges, ce qui leur aurait permis de satisfaire le mari sans quitter ce coin de cuisine où elles étaient affairées.

Les activités peuvent changer et avec elles, les prouesses féminines. Une femme vietnamienne reste dans les représentations collectives une femme et surtout une mère dam dang, mettant au service de sa famille – et d’autres communautés, scolaire, professionnelle, villageoise, nationale, etc. – les qualités inculquées/admises par la plupart des femmes elles-mêmes avec une certaine fierté – et une fierté certaine– comme étant “féminines” : courage dans le travail 137 , endurance et patience, économie 138 (réussir avec le maximum d’efforts et le minimum de moyens), ingéniosité et débrouillardise 139 (faire l’impossible pour le bien de ceux qu’elle aime ou pour accomplir les devoirs qu’elle s’est elle-même assignés, le faire souvent et très simplement, sans en faire une montagne, comme la paysanne du ca dao cité). Ajoutons à cela les qualités inculquées/admises par la plupart des femmes elles-mêmes avec une fierté encore plus jalouse comme étant “maternelles” : une grande sollicitude pour les enfants, y compris dans les couches sociales les plus démunies, une capacité illimitée 140 d’amour, d’affection, de dévouement et de sacrifice même inutile 141 , voire nocif. Cela s’explique par de multiples raisons économiques, sociales, culturelles. Comme chez tous les peuples agriculteurs, les enfants sont valorisés à cause du besoin de main-d’oeuvre; ce besoin est encore plus important dans la culture irriguée du riz. La culture sinisée considérait le nombre d’enfants comme un signe de richesse, de bonne chance. La culture vietnamienne qui en était fortement imprégnée s’est toujours cependant différenciée par le fait qu’il n’y a jamais eu dans l’histoire d’assassinat de nouveaux-nés de sexe féminin, ni de bandage des pieds dont les fillettes chinoises étaient longtemps victimes. La discrimination n’en existait pas moins parmi les enfants des deux sexes, mais sous d’autres formes atténuées. Dans les couches populaires, les enfants, analphabètes sous la colonisation, ont toujours été moins bien nourris, forcés à travailler plus tôt et plus dur mais sont laissés plus libres, souffrent moins de l’autorité excessive des parents et de leur surprotection que dans les familles plus aisées. Il s’en suit néanmoins une potentialité et une forte tendance au maternage, à la possession abusive donc, mais qui ne se développeront et s’avèreront pernicieuses que plus tard, lorsque les mères auront en plus grand nombre acquis une certaine autonomie financière et une meilleure position familiale et sociale 142 . A l’époque qui nous concerne, la capacité d’amour et de don de la part des mères apparaissait plus souvent bénéfique dans une société où les Vietnamiens dans l’ensemble vivaient dans la misère et la précarité, où luttes nationalistes et révolutions allaient exiger de nouveaux sacrifices. Bénéfique plutôt pour d’autres que pour les femmes et les mères elles-mêmes.

Des esclaves idéalisées et mythifiées par conséquent, les femmes et les mères vietnamiennes ? Oui, certes, mais combien réelles en même temps dans leurs multiples souffrances et bonheurs, leurs forces physiques, morales et leur amour maternel. Des femmes, des mères trop souvent souffrantes, mais aimantes et aimées, comme nous les décrivent les ca dao et nous le confirment d’autres sources.

Notes
123.

Des détails dans le contenu des mythes, légendes, contes,… ont permis aux commentateurs d’émettre des hypothèses sur leur date approximative de parution, mais cela ne peut s’appliquer aux dictons et ca dao que de manière exceptionnelle.

124.

NGUYÊN VAN NGOC Tuc ngu phong dao (Proverbes et chansons populaires), rééd. Mac Lam, Saigon, 1967.

125.

NGUYÊN VAN HUYÊN, Hat dôi cua nam nu thanh niên o Viêt Nam (Chants alternés des garçons et des filles au Viêt Nam), 1ère éd. à Paris en 1934, rééd. in DANG VAN LUNG (éd.), Nghiên cuu van nghê dân gian Viêt Nam (Etudes sur le folklore vietnamien), Van hoa dân tôc T. I, Ha Nôi, 1997, p. 11-216.

126.

Voir en Annexe un choix de ca dao parmi les plus connus.

127.

En vietnamien : am, bông, =porter un bébé sur les bras, à califourchon sur une hanche ; ou cong=le porter sur le dos. Un bébé doit être porté comme cela jusqu’à ce qu’il soit capable de marcher seul. Si l’enfant à porter se trouve être l’enfant de la belle-mère, de la patronne ou d’une autre origine plus privilégiée que celle de la porteuse, celle-ci risque de devoir le porter longtemps. Il y avait des “fils à papa” qui se faisaient porter jusqu’à neuf, dix ans. Imaginez le calvaire de la porteuse à peine plus âgée et souvent plus chétive parce que mal nourrie. Porter un-e plus jeune frère/sœur (am em) est une tâche qu’on confie bien plus volontiers à une fille qu’à un garçon.

128.

Hoang Thi Loan, la mère de Hô Chi Minh, a eu son premier enfant à treize ans.

129.

Les mandarins, les autorités communales, les parents, les maris, les belles-mères et les belles-sœurs, etc.

130.

de sexe féminin, car on n’utilise pas dam dang pour un homme si ce n’est avec ironie.

131.

Cet état des choses n’a commencé à changer que très récemment dans les grandes villes à partir des années 1990 mais ne touche encore qu’une petite partie des citadins dans les classes moyennes et supérieures.

132.

On dit souvent en vietnamien : gai (fille) dam, vo (épouse) dam, phu nu (femmes) dam dang. En 1960, l’Union des Femmes dans le Nord a lancé le mouvement dit des trois dam dang, traduit par “Three Responsabilities Campaign” dans Chiem T. Keim Women in Vietnam, selected Articles from Vietnamese Periodicals Saigon, Hanoi, 1957-1966, Occasional Papers of Research Publications & Translations, edited and published under the Auspices of Research Publications & Translations Institute of Advanced Projects East-West Center, 1967, 76 p., p. 49-54.

133.

Le terme utilisé pour “faire l’amour” (tom tem) est à la fois simple, direct et discret, une onomatopée imagée intraduisible.

134.

Ce détail montre toute la différence entre la qualité công confucéenne (habileté, perfectionnisme sophistiqué des jeunes filles qui exhibent leur savoir-faire dans « toutes sortes de riz gluants et de gâteaux ») et le dam dang populaire (faire vite et faire plusieurs choses à la fois, sans se soucier de se montrer parfaites).

135.

Seulement au sens propre et en temps ordinaire, car les Hanoïennes et d’autres citadines du Nord sous les bombes américaines dans les années 1960 et 1970, les Saigonnaises et d’autres citadines de tout le Viêt Nam des années de pénurie 1975-1985 et encore de nos jours, les Vietnamiennes à l’étranger qui ont dû s’adapter à des conditions de vie combien différentes, pour n’en citer que celles-là, ont toujours fait preuve d’ingéniosité et de prouesse de toutes sortes.

136.

Comme en témoigne l’utilisation de “lon” pour “porc”.

137.

Cela s’exprime en vietnamien non par le courage (ne pas avoir peur du travail et des difficultés) mais par des termes comme chiu thuong chiu kho (accepter/endurer ce qui fait pitié/ce qu’on fait par amour et accepter/endurer les difficultés), gioi/quen chiu cuc/chiu khô (exceller/être habituée à accepter/endurer le dur labeur, le travail exténuant/les souffrances), chiu dung (endurante).

138.

En vietnamien cân kiêm, qui se décline en cân cu (laborieuse, continuellement et longuement, de façon permanente) et tiêt kiêm (économe, usant de peu de moyens).

139.

En vietnamien thao vat, autre “synonyme” de dam dang, moins sexué cependant, car on peut l’utiliser aussi pour un homme et il est alors proche de “bricoleur” en français. Beaucoup d’observateurs reconnaîtront combien les Vietnamiens le sont, pour le meilleur et pour le pire !

140.

Une chanson très populaire depuis les années 1960 intitulée “Cœur maternel” commence par : « Le cœur maternel est aussi immense que l’Océan Pacifique qui nous baigne de ses vagues… ». On ne saurait citer les œuvres littéraires, artistiques dédiées aux mères et chantant les louanges de leur amour sans bornes (vô han). Ce qui est indéniable, c’est qu’elles ont toujours compté parmi les plus populaires.

141.

Rappelons cette mère du ca dao qui passe la nuit blanche à éventer son enfant ou à lui chanter des berceuses.

142.

Voir BUI TRÂN PHUONG, « La famille vietnamienne, point de repère dans les tourmentes ? », in Viêt Nam contemporain, DOVERT S. et TREGLODE B. de (éd.), IRASEC et les Indes Savantes, Bangkok-Paris, 2004, p. 467-488.