Le Ciel bleu jaloux des joues roses 

La femme est un des motifs conventionnels de la littérature classique 145 . Dans les œuvres signées des lettrés, c’étaient presque toujours des jeunes filles et femmes de familles nobles ou au moins instruites, belles et talentueuses. Selon les principes communément admis par les confucéens, un « destin céleste (thiên mênh) » déterminait les vies humaines ; ce destin se serait opposé au bonheur des gens talentueux et encore davantage des femmes belles et talentueuses. C’est ce que Nguyên Du 146 a exprimé au début du Truyên Kiêu 147  : « Le Ciel bleu est habitué à frapper les joues roses de sa jalousie. » Comme d’autres lettrés contemporains, Nguyên Du s’est servi du « destin céleste » pour expliquer les malheurs et injustices subis par les hommes et les femmes les plus méritant-es. Mais non point pour appeler à une soumission passive. Nous sommes obligée d’émettre nos objections par rapport au point de vue de Nguyên Quôc (Quyêt?) Thang, repris par Stéphane Dovert et Philippe Lambert dans « La relation Nord-Sud, la clé de la construction nationale vietnamienne » 148 , au moins sur deux points : Thuy Kiêu n’est pas qu’une « héroïne nordiste » mais, comme les auteurs l’ont eux-mêmes reconnu, l’œuvre de Nguyên Du « passe toujours pour (nous respectons la réserve des auteurs même si nous ne la partageons pas) être l’œuvre littéraire « reflétant le mieux l’âme vietnamienne », Nord et Sud confondus ». Le personnage de Thuy Kiêu et l’ensemble du roman ne partent pas seulement d’« une optique confucéenne » qui aurait eu pour conséquence que Thuy Kiêu « ne voit d’autre choix que de vivre son destin malheureux ». Le personnage et le roman de Nguyên Du crient la souffrance des femmes et leur droit au bonheur, ou du moins à la dignité humaine. Et c’est l’une des raisons majeures qui explique à notre avis la si grande popularité de ce chef-d’œuvre dans tout le Viêt Nam et à l’extérieur. Autre remarque : au lieu de comparer la femme Thuy Kiêu à l’homme Luc Vân Tiên dans le roman de Nguyên Dinh Chiêu (cela aurait-il un sens de reprocher à un personnage féminin de ne pas faire preuve du même volontarisme qu’un lettré confucéen, si l’instruction confucianiste poursuivait deux objectifs opposés vis-à-vis des deux sexes, et si l’inégalité était et est encore bien réelle ?), nous aurons l’occasion de la comparer à Nguyêt Nga, l’héroïne de Nguyên Dinh Chiêu pour clarifier les divergences régionales du confucianisme vietnamien mais aussi le substrat commun de l’héritage culturel Viêt, qu’on ne saurait réduire au confucianisme des Song !

‘Un prophète avait prédit à Thuy Kiêu un destin fatal dès sa petite enfance. Elle tomba amoureuse de Kim Trong à leur première rencontre. Elle brava tous les interdits de sa classe sociale pour lui prêter des serments d’amour, jouer pour lui en tête-à-tête un morceau de musique qu’elle avait composé elle-même. En présence de son frère et de sa sœur cadette, elle composa plus d’une dizaine de poèmes pour pleurer la vie d’une prostituée défunte qu’elle reconnut comme étant sa sœur, alors qu’elle avait seize ans et était élevée dans la morale confucéenne la plus orthodoxe. Son morceau de musique était intitulé « le destin infortuné » et déplorait l’infortune des femmes en général. Cependant, ce n’était pas en s’en remettant au destin mais avec toute la sensibilité et la responsabilité d’une fille aînée 149 qu’elle fit le choix de se sacrifier pour sauver son père injustement accusé. Avec une émotion non retenue, non dissimulée 150 , elle demanda à sa sœur cadette de la remplacer auprès de son amant. Trompée et vendue comme prostituée, elle résista par une tentative de suicide, une tentative de fuite et ne succomba que sous la violence des coups. Affranchie de la condition de prostituée grâce à un étudiant qui l’avait épousée, mais comparue devant la justice, elle préféra subir de terribles châtiments corporels plutôt que de retourner à son ancien statut 151 . Réduite à la condition de servante, plusieurs fois victime de tortures physiques et sentimentales du fait de la jalousie cruelle de l’épouse principale, elle prit la fuite pour se sauver. Mais lorsque l’union avec un rebelle provisoirement victorieux lui conféra du pouvoir, cette femme tant de fois victime sut se venger de tous ses anciens oppresseurs et tortionnaires. Son calvaire ne toucha pas encore la fin car elle fut de nouveau trompée et causa la perte de son bienfaiteur…’

Quinze ans de souffrance et des mérites de piété filiale comme de service rendu au bien public ont suffi à racheter son karma, expliquait maladroitement la religieuse Tam Hop 152 , trilogie philosophique oblige. Mais des générations de lecteurs et de lectrices l’ont bien compris : Kiêu n’a pas cessé un seul moment de lutter pour le droit à la vie et au bonheur, avec ses moyens de femme, forte du soutien d’autres femmes et hommes, dont ceux avec qui elle partagea diverses expériences amoureuses. Citons parmi les moyens de lutte de Kiêu des procédés ordinaires “de femme” : les larmes et supplications, le sacrifice consistant à se vendre comme concubine, la fuite qu’elle pratiqua plusieurs fois dont une accompagnée de vol, le suicide qu’elle tenta deux fois, … Et d’autres moyens plus individualisés dûs à sa beauté physique et à ses talents exceptionnels de poétesse, de musicienne, qui touchèrent jusqu’à sa rivale (Hoan Thu, épouse principale, fille d’un haut mandarin), dûs aussi à sa sage prévoyance qui lui gagna l’estime de son époux étudiant Thuc Sinh, à son intelligence et sa lucidité qui ont conquis le héros rebelle Tu Hai… Tout cela n’a pas réussi à la sauver des souffrances répétées, mais elle était loin de s’être résignée au destin. Après plus de deux cents ans, les vers de Nguyên Du pour décrire les différentes expériences amoureuses de Thuy Kiêu sont toujours susceptibles de faire vibrer les cœurs ; de l’amour juvénile avec Kim Trong quand « leur cœur le savait, leur visage n’osait le dire  », à l’amour de deux âmes sœurs Thuy Kiêu et Tu Hai le héros de la rébellion contre l’ordre établi, en passant par l’amour conjugal plus charnel qu’elle a entretenu avec Thuc Sinh.

N’est-ce pas une dénonciation irréfutable du caractère peu réaliste de la morale confucéenne quand la jeune fille “bien élevée” en fut réduite à supplier la proxénète : « Pureté, vertu, je vous le promets, j’en suis guérie ! » ? Et que faut-il penser quand le lauréat et mandarin Nguyên Du met dans la bouche de Kim Trong, lauréat et mandarin lui aussi, cette plaidoierie destinée à “purifier” son amante :

« Pour vous, la piété filiale (hiêu) a tenu lieu de fidélité (trinh) ’ ‘Nulle poussière n’a pu souiller votre personne ».’

La piété filiale est le devoir dû par le fils à son père ; préserver sa chasteté-fidélité (trinh) est le devoir sacro-saint de toute jeune fille bien élevée. Jamais les dogmes confucéens n’ont prévu que ces devoirs sont “interchangeables”, ni les conditions masculine et féminine. Déchue de son rang social, Thuy Kiêu passa par tous les drames des jeunes filles et des femmes infortunées : elle fut ballottée d’une maison de prostituées à l’autre, fut mariée cinq fois, maintes fois concubine, fut deux fois servantes, deux fois nonne bouddhiste, une fois voleuse… Après tout cela, s’entendre dire qu’elle restait pure et ne manquait guère au premier devoir féminin de préserver sa virginité et sa fidélité conjugale… On comprend pourquoi cette œuvre a été appréciée pendant si longtemps par tant de générations de lecteurs et lectrices.

Thuy Kiêu ne se contenta pas de se laisser “accorder” sa pureté par Kim Trong. Elle décida de l’affirmer et de la défendre à sa façon, en proposant à Kim Trong de changer l’amour conjugal charnel en sentiment d’amitié (amour platonique). Son argument encore une fois n’a tenu compte du concept confucéen que dans la forme :

« Il me reste encore ce brin de pureté (trinh) 153 , ’ ‘Que je le sauvegarde, au lieu de le piétiner ».’

Kim Trong se prosterna devant elle et pratiqua le lay pour lui manifester son admiration respectueuse. Il répliqua à son tour que s’il avait abandonné sa carrière mandarinale pour la rechercher depuis tant d’années, c’était pour être fidèle à un amour solide et profond (vang da=or et pierre) et non point pour des relations sexuelles frivoles (trang hoa=lune et fleur). Il fallait l’humanisme de Nguyên Du – et un substrat culturel bien ancré dans l’âme vietnamienne – pour qu’un homme-mandarin pratique le lay à une femme-prostituée, rendant hommage à son sens de la dignité. Qu’en reste-il de l’ordre confucéen et de la hiérarchie masculin-féminin ?

Qu’était-il donc, ce petit brin de pureté, si ce n’était une dignité que Thuy Kiêu voulait préserver en refusant d’offrir son corps à celui qui était son premier et fidèle amant ? Victoire de l’humanisme sur le dogmatisme ? Ou Nguyên Du comme d’autres grands lettrés et intellectuels vietnamiens est tout simplement resté proche de certaines perceptions traditionnelles vietnamiennes des femmes et de leurs manières de s’affirmer, des traditions autres que celles du confucianisme des Song, malgré la terminologie utilisée par convention. Mais ce faisant, avec d’autres écrivains lettrés moins illustres de la fin du 18ème et du début du 19ème siècle, n’était-il pas en train de déconstruire et de reconstruire des catégories confucianistes par trop oppressives vis-à-vis fes femmes ?

Nguyên Du a nommé le Ciel bleu, mais il s’est mis avec détermination du côté des joues roses. Le “destin (mênh)” n’était pas abstrait, Truyên Kiêu a pointé des mandarins et des fonctionnaires corrompus, a dénoncé la puissance perverse de l’argent, a campé des figures 154 de maquereaux jeunes et moins jeunes, de proxénètes femmes et hommes, de familles aristocrates abusant de leurs pouvoirs 155 , de mandarins incompétents, avides de beauté féminine (hao sac), perfides et sans scrupules, il a aussi ridiculisé des amants et maris frivoles, menteurs, faibles, incapables de tenir leurs promesses ou d’assumer leur responsabilité, … autant d’auteurs à l’origine des souffrances féminines. Il n’a pas seulement décrit les malheurs de Thuy Kiêu, tous des malheurs bien connus “du côté des femmes”, il a dévoilé d’autres frustrations, celles de Thuy Vân la cadette dont la mission auprès de son époux n’était que de remplacer provisoirement une amante jamais oubliée puis ensuite de lui assurer une nombreuse descendance, celles de Hoan Thu l’épouse principale 156 … Des générations de lecteurs et de lectrices vietnamiens 157 et non vietnamiens 158 ont vibré avec Nguyên Du :

‘« Combien douloureuse est la destinée des femmes’ ‘ L’infortune est chose bien partagée chez elles ! 159  »

Crier la souffrance, n’était-ce pas déjà crier l’injustice ?

Notes
145.

On appelle littérature classique la production des lettrés vietnamiens qui ont beaucoup emprunté aux genres (poésie Tang, sentences parallèlles, oraison funèbre,…) et conventions de la littérature classique chinoise mais qui ont aussi porté à maturité les genres littéraires purement vietnamiens comme la poésie luc bat (couple de vers de 6 et de 8 pieds, utilisé dans les ca dao comme dans les romans en vers, truyên) et song thât luc bat (quadrain de deux vers de 7 pieds suivis d’un couple de 6-8 pieds, utilisé dans les complaintes, ngâm khuc). Aux 18ème et 19ème siècles, cette littérature connaît son apogée avec les chefs-d’œuvres en nôm avant d’être remplacée par la littérature moderne écrite en quôc ngu et s’inspirant des modèles français.

146.

Nguyên Du (1765-1820) fut originaire d’une grande famille de lettrés qui durant plusieurs générations comptait des lauréats aux concours et de grands mandarins de la dynastie Lê. Issu de la plus pure souche de l’érudition confucéenne, mais vivant à une époque de décadence de la monarchie Lê, des dissensions internes entre les familles seigneuriales Trinh et Nguyên, de la révolte des Tây Son puis de la restauration de la monarchie avec Nguyên Anh, proclamé empereur Gia Long en 1802, Nguyên Du accepta avec réticence un poste de mandarin sous Gia Long. Mais il était connu comme un grand amateur du quan ho, chant populaire alterné entre filles et garçons ; sa sensibilité sentimentale et son œuvre littéraire témoignent de ses goûts pour le quan ho et de son romantisme.

147.

Nom usuel du chef-d’oeuvre de Nguyên Du, roman en vers qu’il a adapté à partir d’un roman en prose chinois et qu’il a intitulé “Nouvelle voix qui déchirent les entrailles (Doan truong tân thanh)”. Cette “nouvelle voix” déplore les souffrances non seulement d’une femme, Thuy Kiêu, l’héroïne principale mais de toutes les femmes. Dans ce travail, sauf indication contraire, nous utiliserons pour nos extraits NGUYÊN DU, Kiêu, traduit par Nguyên Khac Viên, éd. en Langues étrangères, Hanoi, 1979, 448 p.

148.

in Viêt Nam contemporain, op. cit., p. 62.

149.

Une analyse comparée des passages correspondants entre l’oeuvre de Nguyên Du et l’original chinois nous a permis de voir des divergences significatives, dont voici un seul exemple : la Chinoise utilise des arguments la dévalorisant elle-même (je suis une fille, de toute façon je serai un jour mariée et perdue pour la famille. « Une fois mariée, ne dépends plus que de ton mari », dit la 2ème dépendance !) ; la Vietnamienne prend sa décision pour mettre fin aux tortures de son père et de son frère et console son père désespéré de son choix courageux : « Il vaut mieux sacrifier une seule vie qui est la mienne, Même si une fleur perd ses pétales déchirés, les feuilles (ses frère et sœur) restent vertes sur l’arbre. » Elle parle de piété filiale (due par une fille à ses propres parents et non pas par une belle-fille à ses beaux-parents comme l’aurait exigé le dogme confucéen) ; mais plus d’une “chi Hai (sœur aînée)” vietnamienne aurait agi comme elle.

150.

Elle commença par se prosterner (lay) devant sa sœur, puis pleura, sanglota, cria sa douleur, invoqua les esprits, s’évanouit maintes fois… Bref, on n’y voit aucune trace des « quatre vertus », notamment « dung » qui recommande une apparence toujours sérieuse et réservée ! Hoan Thu l’aristocrate ne sembla pas moins « hystérique » dans sa jalousie quand elle gifla et arracha les dents à ses serviteurs.

151.

Elle fut grâciée par le mandarin-juge, touché par les supplications de son époux et admiratif de ses propres talents poétiques.

152.

Religieuse mi-taoïste mi-bouddhiste, son nom rappelle justement la trilogie, car Tam Hop veut dire “union des trois”.

153.

Ce “petit peu de virginité (Chu trinh con môt chut nay)” a-t-il embarrassé le traducteur Nguyên Khac Viên, médecin et éminent francophone ? Il a choisi de traduire par “pureté”. N’aurait-il pas un peu “trahi” (traduttore, traditore) ? Non, sans doute. Car Nguyên Khac Viên est aussi lettré confucéen. Le concept trinh a bien un contraire, dâm, (ou plus péjoratif, ta dâm) qu’on pourrait traduire par “sexualité illégitime/impure” (ou perverse, pour ta dâm).

154.

Les personnages de Nguyên Du ont été si bien saisis que leurs noms sont devenus des noms communs. En vietnamien, on dit tu ba pour femme proxénète, so khanh pour un Don Juan trompeur de jeunes filles, hoan thu pour une femme jalouse, etc.

155.

Pour permettre la vengeance par jalousie de Hoan Thu, sa mère l’aida à faire incendier la maison de sa rivale, à la kidnapper et à user de violences répétées pour la réduire à la condition de servante. Une chef-servante chez la dame Hoan souffla à notre héroïne : « Même si vous retrouvez quelqu’un de déjà connu, Ne commettez pas l’imprudence de le reconnaître, Nous sommes des fourmis ou des abeilles qu’on écrase sans que nous puissions crier l’injustice. »

156.

Alors qu’il reprend assez fidèlement l’intrigue originale, Nguyên Du a opéré un changement radical en laissant Thuy Kiêu innocenter complètement Hoan Thu lors de ses vengeances (dans l’original chinois, l’épouse principale fut battue à mort et sa mort entraîna le décès de sa mère). Il a suffi que Hoan Thu plaide sa cause : « J’avais simplement un cœur de femme, La jalousie est chose bien commune, (…) Dans mon for intérieur j’avais de l’estime et de l’affection pour vous, Mais cela n’a jamais été facile de se partager un époux en commun. »

157.

Des lettrés comme des analphabètes, des bouddhistes et des catholiques, des intellectuels de tendances idéologiques divergentes… Parmi eux (ceux qui l’ont récité et appris aux autres, commenté, annoté, étudié ou publié des ouvrages sur ce roman en vers et sur son auteur), citons l’empereur Tu Duc (1858-1883), Nguyên Van Vinh, Pham Quynh, Hô Chi Minh, Nguyên Khac Viên,…

158.

Parmi les “classiques” vietnamiens, c’est sans doute celui qui a été le plus traduit et pendant le plus longtemps.

159.

Cette traduction est nôtre. Nous l’avons préférée à celle de Nguyên Khac Viên car elle reste plus proche de l’original et permet la comparaison avec la citation suivante. Car Nguyên Du a utilisé deux fois ce même vers. Dans une « Oraison funèbre aux dix catégories d’êtres humains (Van tê thâp loai chung sinh) » il écrit : « Combien douloureuse est la destinée des femmes, Ce fut ainsi dès leur naissance sans qu’on puisse savoir pourquoi ! » Sa compassion était bien profonde, comme cela s’est exprimé dans beaucoup d’autres de ses écrits .