Mon corps tel une pièce de soie rouge au gré du vent 

Les ca dao ne servaient pas seulement comme berceuses mais aussi dans les chants alternés 160 . Que ce fût dans le quan ho 161 ou dans les autres formes de chants au travail, c’étaient deux groupes qui se répondaient. Dans la plupart des cas, il s’agissait d’un groupe d’hommes et d’un groupe de femmes. Les chanteurs pouvaient répéter des chants existants, les modifier plus ou moins ou en inventer de nouveaux, le plaisir était dans les répliques. L’auditoire était là pour évaluer et surtout pour apprécier la pertinence des répliques. Il n’est pas surprenant qu’un tel contexte facilite les prises de positions féminine et masculine. Est-ce pour cette raison que dans les ca dao il y avait tant d’interpellations anh et em ? Que de nombreux chants parlaient au nom de « nous les femmes » ? Et si les sœurs et les mères pouvaient passer des journées entières (tout en vaquant aux menus travaux ménagers ou en manipulant le métier à tisser ou un autre outil de travail artisanal) ou des nuits blanches (sous prétexte d’éventer, même si le climat était effectivement chaud et qu’il n’y avait pas de ventilateurs électriques !) à chantonner des berceuses, était-ce seulement pour l’enfant ou n’était-ce pas aussi pour s’épancher ?

Dans les chants alternés, en cherchant à gagner en bonne plaisanterie, en répliques malicieuses, en mots d’esprit, les hommes et les femmes se rendaient mieux compte de leur valeur respective, apprenaient à comparer, à s’affirmer, à argumenter, puis à généraliser, enfin pourquoi pas à conceptualiser ? Il n’y avait certes pas lieu de théoriser, mais des expériences, une sagesse et des propos philosophiques sont à glaner dans les ca dao. Il n’était pas rare que leurs thèmes concernaient les femmes.

‘« Mon corps est pareil à une pièce de soie rouge au gré du vent’ ‘Au beau milieu du marché sans savoir en quelle main elle va échouer. »’

La jeune paysanne admettait qu’elle n’était pas toujours maîtresse du choix de son mari, mais elle se savait belle 162 , ou mieux, était consciente de sa valeur. Au lieu d’être enfermée derrière les « hauts murs et portes closes » 163 elle travaillait toujours pour faire vivre la famille 164 et était donc toujours libre dans les rizières, le long des cours d’eau ou au marché où elle allait vendre les produits de l’exploitation familiale et faire des achats. Et qui dit qu’elle ne le choisissait pas, son amant ou son futur mari, quand les ca dao parlent si abondamment de l’amour “dans tous ses états” ?

Dans quelle mesure les jeunes filles des couches populaires pouvaient disposer de leur sort dans le mariage ? Il faudrait toute une recherche particulière pour y répondre. Toujours fut-il que les ca dao en faisaient largement état. Ils racontaient les amours contrariés par la volonté parentale, par les coutumes rétrogrades comme les mariages précoces, les cadeaux de noce (thach cuoi) qui entravaient la consécration des rapports amoureux ou contraignaient les jeunes filles à des mariages discordants. Les jeunes filles se sentaient dépendantes de pressions familiales et sociales à qui elles donnaient différents noms : le Vieux Ciel (troi gia), le Vieillard de la Lune (nguyêt lao) ou Monsieur Soie et Madame Lune (ông to ba nguyêt). Ces concepts et images ont leur origine dans des références chinoises. C’étaient certainement les lettrés qui les ont vulgarisés à travers leur participation active à la production des ca dao. Ils ne sont pratiquement plus utilisés maintenant ni dans la littérature écrite ni à l’oral, sauf avec humour ou ironie, exception faite pour « Ciel (troi, ou ông troi) ». C’était aussi un destin aux dénominations multiples : thân (corps, mais aussi destin), phân (destin), thân phân (destin, statut social), duyên (grâce, ou lien matrimonial prédestiné), no (dette) ou no doi (dette de la vie). On peut remonter jusqu’aux origines sino-vietnamiennes de ces derniers concepts, dont la forme et le fond dénotent néanmoins une vietnamisation plus réussie, ce qui explique leur intégration totale dans le langage courant et leur utilisation toujours actuelle.

La morale confucéenne passait aussi par le canal de la littérature orale pour rappeler ses normes. « Tu ne peux pas porter ta veste au-dessus de la tête », « L’œuf ne doit pas se prétendre plus futé que la cane » (proverbes). « Le poisson pourrit s’il ne s’imbibe pas de sel ; l’enfant qui ne s’imprègne pas des recommandations de ses parents sera inévitablement corrompu » (ca dao). Et pour le mariage, « l’enfant s’assied là où ses parents l’ont placé ». C’était valable pour l’enfant des deux sexes. Les jeunes gens et les jeunes filles réagissaient surtout par des tergiversations, des plaintes, mais aussi des reproches amères a posteriori, quand la réalité de la vie de couple montraient bien qu’ils avaient été “mal” mariés. D’autres s’y opposaient de face, mais ils devaient être minoritaires.

Dans les ca dao, particulièrement les ca dao sur l’amour, qui en occupent de loin la plus grande partie, on assiste à des rapports masculin-féminin très diversifiés : filles de familles riches convoitées et courtisées par paysans pauvres, filles belles et dam dang mais d’origine modeste frustrées dans des couples mal assortis, femmes mariées sollicitées par d’autres hommes ou qui aimaient le mari d’une autre, etc. On entend des chants d’amour sur les notes les plus enthousiastes ou languissantes et désespérées, depuis les premiers frémissements de la puberté jusqu’aux sentiments éprouvés par le temps. On voit des jeunes gens et des jeunes filles (mais aussi des moins jeunes) dans leurs émotions, leurs efforts de séduction et de conquête, leur amertume et rancœur, leur confusion et regrets… Les déclarations d’amour des jeunes filles étaient souvent plus hésitantes, plus discrètes, mais non moins passionnées, et elles en faisaient autant que leurs partenaires masculins. Les rapports de classe, les différences de générations – accentuées par la hiérarchie qui conférait un pouvoir de décision des aînés sur la vie sentimentale des cadets – se profilaient en arrière-fond, mais les rapports de genre étaient clairement, franchement projetés à l’avant-scène, y compris dans ses aspects sexuels les plus charnels, car les ca dao étaient bien moins prudes que les écrits des lettrés.

Il n’est point imprévisible ni surprenant que les proverbes et ca dao ne se privaient pas de dénigrer et de renier la hiérarchie confucianiste et de bouleverser la dichotomie masculin-féminin, dans la plupart des cas en se contentant de renverser les deux positions respectives de chaque sexe, sans oublier d’en profiter pour lancer quelques ricochets contre des autorités autres que masculine : belle-mère, épouse principale, classe des lettrés 165 , mandarin 166 , et pourquoi pas, le Ciel 167  ? Un autre genre de la littérature populaire, sans doute encore plus subversif que le ca dao (quand même plus sentimental), c’est le conte, dont étaient aussi imprégnés les hommes et les femmes dès la petite enfance. On voit dans les contes vietnamiens plus d’un mari sot, fainéant et incompétent qui faisait le malheur de sa femme, ou des goujats cruels que seules leurs mères ou leurs femmes parvenaient à “ramener à la raison” ; et encore davantage d’épouses et de mères sur qui reposaient la vie et le bonheur des familles, de femmes qui se révoltaient contre l’injustice et la cruauté, une révolte persistante, au point d’en être parfois féroce, si l’on se reporte à la fin de Truyên Tâm Cam, la Cendrillon vietnamienne. Mais ce monde “à l’envers” où les femmes étaient en position dominante n’était imaginé et évoqué qu’avec humour, pour le plaisir de s’affranchir du quotidien. Les ca dao expriment heureusement des aspirations bien plus saines : moins de souffrance, moins d’arbitraire, moins de hiérarchie et de discrimination, une meilleure prise en compte des qualités humaines et des bonheurs simples plutôt que des richesses matérielles, plus de compréhension, d’égalité et de sentiments partagés, en somme une meilleure reconnaissance des humbles, dont les femmes.

Indomptabilité, esprit de lutte contre l’oppression des paysans et du peuple vietnamien en général, “nature” frondeuse de la population du Sud 168 , que n’a-t-on pas trouvé pour expliquer, interpréter, essayer d’influencer sur les Vietnamiens et sur leur histoire contemporaine ? Cependant, sur quel matériau fonder les conjectures et hypothèses ? Des faits historiques, certes, mais ils peuvent être sélectionnés et interprétés de diverses façons. Et pourquoi pas la littérature populaire, l’expression quand même plus directe des “hommes et des femmes du peuple” ? Si l’on relit et/ou réécoute les proverbes et ca dao, les rapports qui y sont le plus fréquemment exprimés dans leur diversité et leur inégalité mal acceptée, les rapports qui étaient remis en cause par les classes populaires vietnamiennes, ce n’étaient ni les rapports de classe, ni les dissensions régionales, ni même la lutte nationale – même si les ca dao avaient des accents émouvants sur l’attachement au pays natal et la douleur de s’en séparer souvent pour des raisons de survie – mais bien les rapports de genre et les rapports au sein de la famille. En quoi cette relecture et cette réécoute étaient-elles et seraient-elles si gênantes ? Les générations de 1918-1945 quant à elles ne se sont pas senties gênées. Les ca dao apparaissaient assez souvent sur les colonnes des journaux et revues, étaient cités par les auteur-es dans leurs argumentations et l’esprit des ca dao était encore bien présent dans les œuvres en quôc ngu de la première moitié du 20ème siècle, plus particulièrement chez les auteurs du Sud.

Notes
160.

Le premier travail paru en français sur les chants alternés est de Nguyên Van Huyên et il fait toujours autorité en la matière. Nous n’avons pu consulter que la traduction en vietnamien de cette étude, dont la première édition à Paris date de 1934. NGUYÊN VAN HUYÊN, Hat doi cua nam nu thanh niên o Viêt Nam (Chants alternés des garçons et des filles au Viêt Nam), reproduit in Dang Van Lung (éd.) Nghiên cuu van nghê dân gian Viêt Nam (Etudes du folklore vietnamien), Van hoa dân tôc, Ha Nôi, 1997, T. I, 864 p., p. 11-216.

161.

Mode de chant alterné dont l’inspiration repose sur l’amour, pratiqué depuis des temps immémoriaux, disent les uns, depuis le 14ème siècle, disent les autres, dans certaines provinces du Nord. Voir l’analyse à la fois la plus poussée et la plus récente de Nguyên Van Ky, in La société vietnamienne face à la modernité, op. cit., p. 311-335.

162.

Se comparer à une pièce de soie rouge, c’est affirmer sa valeur beaucoup plus que sa beauté. Il y a un grand nombre d’autres ca dao pour chanter la beauté physique et la jeune grâce des paysannes. Mais comme le rappelle plus d’un proverbe : « Il vaut mieux du bon bois qu’une belle peinture », « c’est la bonne conduite qui l’emporte sur la beauté physique. » « Si elle a une peau blanche (qui est un signe de beauté sous les tropiques où on ne se soucie pas de “bronzer”) c’est parce qu’elle se farde ; si je suis plus bronzée, c’est parce que je m’attarde au marché », dit fièrement la paysanne-petite commerçante.

163.

Kin công cao tuong, expression toute faite pour décrire la situation cloîtrée des jeunes filles de bonne famille.

164.

Et même pour l’enrichir. « Avoir des rizières profondes (où la terre est la meilleure) et des bufflesses (qui donneront des bufflons), c’est moins bien que d’avoir une fille aînée », dit le proverbe.

165.

« En premier lieu les lettrés, en second les agriculteurs; Quand il n’y a plus de riz et qu’on court les mains vides pour en trouver, en premier lieu les agriculteurs, les lettrés en second » (proverbe). « Jeunes filles, ne vous mariez pas aux étudiants, Ils ont le dos long, il faudra davantage de tissu pour les habiller, ils ne font rien d’autre que de manger puis de s’allonger » (ca dao).

166.

Cf Annexe. Et aussi des proverbes tels que : « Si tu veux dire n’importe quoi, sois mandarin et tu pourras le dire », « Bouche de mandarin, anus d’enfant » (un enfant ne se contrôle pas, de même un mandarin).

167.

« D’abord ma femme, le Ciel ensuite (Nhât vo, nhi troi) » (proverbe).

168.

ou du Nghê Tinh, du Quang Nam, ou de Ha Nôi, de Huê, de Sai Gon, … selon les préférences des auteurs, qui ont tous plus ou moins raison, car, c’est un truisme, mais bon à rappeler, l’oppression appelle la lutte.