Si mon destin changeant je devenais un homme…

Ce fut le vœu exprimé par Hô Xuân Huong, fille et épouse de lettrés, elle-même poétesse et enseignante à Ha Nôi au 19ème siècle. A l’époque qui précédait immédiatement le 20ème siècle comme dans toute l’histoire littéraire vietnamienne, ce fut aussi celle qui est allée le plus loin dans la conscience et dans les revendications féminines voire féministes, avant l’apparition de ce concept.

Beaucoup de conjectures ont été faites jusqu’à ce jour sur cette figure énigmatique de la littérature classique en nôm. Plusieurs auteurs, dont des noms illustres comme Hoang Xuân Han se sont faits biographes de Hô Xuân Huong sans avoir été d’accord ni sur ses origines, ses chronologies ni encore moins sur ses multiples alliances et amours. Orpheline de père, elle vivait avec sa mère en exerçant la profession enseignante, car elle était fine poétesse. Sa renommée connut l’apogée vers 1815-1816 quand elle tenait un cénacle littéraire au sud du Tây hô (lac de l’Ouest), dans la proche banlieue de Ha Nôi actuel. Sans avoir réussi à cerner sa vie, la postérité ne cesse d’être sensible à sa poésie qui, plus spontanément que n’importe quel-le autre auteur-e de son temps – c’est-à-dire avant la modernité qui sera abordée dans notre travail – exprima ses amours chaleureux et ses pensées tourmentées. Nous utiliserons la traduction française de Nguyên Minh Thanh 169 , à la fois à cause de la fiabilité de l’original en vietnamien établi par Hoang Xuân Han, le biographe parmi les plus érudits et les plus ardents admirateurs de Xuân Huong et à cause de la sensibilité complice dont témoigne la principale traductrice Nguyên Minh Thanh. De la richesse de l’œuvre poétique de Hô Xuân Huong, nous ne retiendrons que les aspects qui concernent directement le sujet de notre étude.

Hô Xuân Huong fut d’abord poétesse de l’amour, un amour non pas seulement érotique comme on le pense et le dit souvent d’elle, mais qui savait aussi exprimer tendresse, sentiments et émotions partagés, jusqu’au moindre tressaillement du cœur humain sensible à la complicité du couple amoureux comme à la beauté du paysage environnant.

Xuân Huong connut plusieurs liaisons sentimentales sans jamais goûter de bonheur accompli. Plus d’une femme était dans des situations analogues. Mais elle sut l’exprimer avec des accents sincères, spontanés. Sa poésie chantait le bonheur doux, bien qu’éphémère et fragile :

« Et je m’avance dans mon bonheur à pas hésitants, ’ ‘Est-ce un destin merveilleux ou une dette à rendre ?’ ‘Jouir de la fleur sans abîmer la branche, ’ ‘Puiser l’eau sans briser la lune qui s’y mire.’ ‘Comme ces nuages, tes sentiments ne se disperseront-ils pas ?’ ‘ Et nos promesses, comme ces montagnes, ne s’évanouiront-elles pas dans le lointain ? » 170

Hoang Xuân Han fut le premier à dévoiler une liaison amoureuse discrète entre Xuân Huong et Nguyên Du, l’auteur du célèbre Truyên Kiêu. Un poème de Xuân Huong fut dédié à l’ancien amant, qui lui échappa totalement quand il devint mandarin de la Cour 171 . La traduction est impuissante à rendre l’amertume cependant emplie de tendresse dans les vers mis en parallèlle qui mettaient en contraste les positions des anciens amoureux. « L’amour sincère est chose si rare » 172 , déplora ce cœur aimant. Et pourtant, à l’une des séparations, il s’écria : « Eperdue de douleur mon âme voudrait te suivre ! » 173 Sauf dans les ca dao, aucune poétesse avant l’ère moderne n’a exprimé comme Xuân Huong le languissement : « Ton parfum dans les draps obsède toutes mes nuits. » 174 Devant un paysage le plus serein fût-il, sa sensibilité restait vibrante :

‘« Comment épuiser l’amour des profondeurs de l’être ?’ ‘ Comment tarir les mille sources des sentiments et des passions ? » 175

Etait-ce pour cela que la description de paysage dans la poésie de Xuân Huong se dédoublait souvent d’amour, dans son expression la plus charnelle ? Le double sens permettait à plusieurs poèmes en nôm de Xuân Huong de se présenter sous forme de devinettes, autre témoignage de la vivacité – et par conséquent de la liberté – d’esprit et d’expression du folklore vietnamien. Citons-en un seul exemple :

« Ciel et terre 176 ont créé ce rocher, ’ ‘Fendu en deux, ravin fuyant,’ ‘Vers la bouche béante aux lèvres de mousse.’ ‘Du gouffre où siffle le vent’ ‘Les pins battent la mesure,’ ‘Les gouttes chantent, perles d’amour,’ ‘Et le sombre sentier disparaît dans le noir.’ ‘Soit louée Nature qui te sculpta,’ ‘ Mais prends garde aux regards indiscrets… » 177

La réponse à cette devinette est : la grotte Cac co 178 , mais aussi… Beaucoup de poèmes-devinettes de Xuân Huong aboutissaient ainsi à l’évocation de l’acte sexuel, encore un procédé littéraire fréquemment utilisé par les ca dao, procédé que les lettrés désignaient par « dô thanh giang tuc (devinette décente dans sa forme mais obscène dans son sens) ». C’était de l’érotisme, mais aussi une protestation vigoureuse contre les interdits confucéens.

D’autres devinettes avaient une signification plus nettement « féministe » avant la lettre, ainsi celle, très connue, de l’éventail où la description de cet objet si usuel en pays tropical se dédoublait de celle de l’organe sexuel féminin. Le poème se termine avec rancœur et insolence : « Tu es aimé des princes, adoré des rois et pourtant tu n’es qu’un objet. » Une autre décrit « banh trôi nuoc », une sorte de dessert aux boulettes sucrées qui flottent dans un liquide, évoquant (pour et par la poétesse) le destin de la femme qu’on voyait flottant au gré d’une vie dont elle n’était pas maîtresse :

‘« De nacre est mon corps, aux courbes arrondies,’ ‘Tant de fois happé, roulé, balloté par la vie.’ ‘Endurci, brisé par la main qui pétrit,’ ‘ Reste mon cœur d’amour pétri. » 179

Plus d’une fois concubine, Xuân Huong injuria cette « destinée de partager un mari commun », où « l’une est au chaud sous la couverture et l’autre dans sa froide solitude ». Elle la comparait à la situation de celle « qui endurait les coups pour une bouchée de riz gluant, mais ce riz s’avère gâté » ou « qui se faisait servante, mais servante non payée » 180 . Ce poème est souvent enseigné au lycée, à cause de sa dénonciation de la « féodalité », dit-on. L’infortune contre laquelle il s’insurgea dépassait en fait le contexte social contemporain à l’auteure. Comme un ca dao au même thème, sa valeur était non seulement d’accuser la double inégalité et oppression de genre et de classe, mais aussi d’exprimer la frustration de la concubine dans un rapport conjugal qui n’apportait pas la satisfaction attendue.

La différence entre Xuân Huong et les auteures anonymes des ca dao, ce fut qu’elle était (de manière permanente et non pas occasionnelle comme dans les ca dao) pleinement consciente de sa propre valeur, supérieure à bien des hommes. Ce qu’elle disait tout haut dans de nombreux poèmes, dont celui dédié au temple de Sâm Nghi Dông, général chinois vaincu par l’armée de Nguyên Huê au 18ème siècle :

‘« Si mon destin changeant je devenais un homme,’ ‘ Etre un héros alors demanderait peu d’efforts. » 181

Un préfacier français du recueil de Nguyên Minh Thanh ne ménage pas son admiration :

‘« Dans la lutte des femmes au long des siècles, l’œuvre de Hô Xuân Huong fait figure de phare. Le caractère érotique de ses poèmes ne suffirait pas à retenir notre attention (…). Son génie fut aussi d’oser lutter, ouvertement, contre l’orthodoxie confucéenne, les mandarins, la corruption, les lettrés, l’hypocrisie sociale. En un mot, elle s’oppose à l’ordre établi. Elle ira même jusqu’à réclamer, pour les femmes, le droit à l’amour libre. La polygamie n’échappe pas à sa critique et elle dit les frustrations de la vie concubine. Elle s’élève contre l’inégalité entre l’homme et la femme et prend la défense des filles mères. » 182

Hô Xuân Huong était certes une lettrée originale, exceptionnelle, atypique. Mais elle était une femme bien femme parmi les Vietnamiennes avant l’ère moderne. Elle exprima leurs souffrances, mais aussi leur bonheur d’aimer et d’être aimées. Elle témoigna surtout que la société traditionnelle vietnamienne était assez compréhensive vis-à-vis des femmes et assez permissive pour qu’un esprit comme le sien puisse s’épanouir et qu’une voix comme la sienne ne fût pas étouffée.

Notes
169.

NGUYÊN MINH THANH (éd.), Hô Xuân Huong Poèmes, JCB Fabrication, Soyaux, 1995

170.

« Jouir de la fleur », Hô Xuân Huong Poèmes, op. cit., p. 58.

171.

« L’ombre solitaire », Hô Xuân Huong Poèmes, op. cit., p. 60.

172.

« Nouvelle rencontre », Hô Xuân Huong Poèmes, op. cit., p. 54.

173.

« Les adieux », Hô Xuân Huong Poèmes, op. cit., p. 52.

174.

« Tendre secret », Hô Xuân Huong Poèmes, op. cit., p. 40.

175.

« A l’esplanade Khan Xuân », Hô Xuân Huong Poèmes, op. cit., p. 30.

176.

Le ciel et la terre représentent le yin et le yang, le féminin et le masculin.

177.

« Devinette 5 », Hô Xuân Huong Poèmes, op. cit., p. 10.

178.

C’est une grotte qui existe, mais dont le nom évoque aussi une « malice » de la nature, car il s’agit d’une onomatopée intraduisible.

179.

« Devinette 1 », Hô Xuân Huong Poèmes, op. cit., p. 2. Au sens « banh trôi nuoc », s’ajoutait à la Xuân Huong une autre réponse à la devinette : les seins de femme.

180.

Ce poème ne figure pas dans le recueil de Nguyên Minh Thanh, la traduction est nôtre.

181.

« Temple du général Thai Thu », Hô Xuân Huong Poèmes, op. cit., p. 24. La traductrice a commis ici l’erreur de croire que thai thu, le titre de général-gouverneur de Sâm Nghi Dông, était un nom propre.

182.

Préface II, J. RISTAT, « Hô Xuân Huong est notre contemporaine », Hô Xuân Huong Poèmes, op. cit. Les mots en gras le sont dans le texte de J. Ristat.