Poids du passé

Pourquoi un passé si pesant et imposant ? Fardeau ou source féconde ?

Toute tentative d’émancipation s’oppose à des traditions ou essaie de se positionner par rapport aux traditions. C’est également au nom des traditions qu’on la combat ou s’efforce de la canaliser. Dans le contexte vietnamien, ce truisme est d’autant plus renforcé au moins pour deux raisons.

Comme partout dans le « monde sinisé » 183 , les traditions historiques – énumérées multiples, mais, en l’absence de marque grammaticale explicite peu usitée en vietnamien, souvent considérées comme une et monolithique – ont toujours été survalorisées au Viêt Nam. L’histoire – une histoire ostensiblement évaluative et moralisatrice – était une matière d’enseignement importante qui avait comme vocation d’inculquer la sagesse des anciens, de transmettre les expériences d’administration politique aux empereurs et mandarins, de former tout le monde aux vertus humaines. Tel était le point de vue des dirigeants et des lettrés. Dans les classes populaires, on se soucie 184 également beaucoup de préserver la tradition familiale, de former aux principes propres à chaque famille 185 , les proverbes et ca dao rappellent la reconnaissance due aux ancêtres 186 , aux parents 187 ,aux professeurs 188 , aux bienfaiteurs 189 , recommandent de bien éduquer sa femme et ses enfants (day vo day con), pour que « le dos (du livre) soit conservé même si les feuillets se déchirent (giây rach giu lây lê) ». Dans la famille, dans le village, dans la rue, il n’y a pas de reproches plus injurieuses que d’accuser quelqu’un d’être mal élevé (mât day, littéralement d’avoir perdu l’éducation morale familiale) ou déraciné (mât gôc), ces catégories de personnes ne sont plus considérées comme humaines. Si elles sont si durement accusées, c’est parce qu’elles se sont opposées aux traditions, qu’elles ont trahil’histoire (di nguoc truyên thông, phan bôi lich su).

A plus forte raison l’époque qui nous concerne. La division 190 du Dai Nam 191 en trois “pays” Tonkin, Annam et Cochinchine 192 et leur intégration à une Indochine créée de toute pièce par les autorités coloniales avait heurté violemment les Vietnamiens qui, malgré les clivages et divergences sur lesquels nous reviendrons, avaient la très forte conscience d’une identité culturelle commune. Qu’ils fussent (vis-à-vis de l’administration coloniale) Tonkinois, Annamites 193 ou Cochinchinois, les Vietnamiens étaient conscients de ce qui était reconnu comme une tradition nationale à laquelle les patriotes – et plus largement toute personne instruite qui se souciait de sa dignité – devaient du respect. Les reproches de “déracinement”, “trahison à la tradition”  étaient susceptibles d’attirer une ignominie d’autant plus injurieuse que la “modernité” était proclamée et perçue du côté de l’occupant. Les intellectuel-les des années 1930 ont scruté ces traditions nationales pour les critiquer ou les défendre de manière crédible.

Un lourd fardeau donc ? oui, bien lourd déjà pour une nation qui répétait comme un credo qu’elle avait plus de quatre mille ans d’histoire civilisée (bôn ngan nam van hiên) et que le fait de s’appuyer sur cette histoire pluri-millénaire était à la fois source de fierté nationale (tu hao dân tôc) et garantie de survie (le sinh tôn). Encore plus lourd vis-à-vis des femmes car ces traditions – prétendument pluri-millénaire – se présentaient presque toujours sous sa forme confucianiste, ou plus exactement confucianiste des Song, idéologie qui n’eut le monopole d’idéologie d’état qu’à partir de 1428, contradictoirement après la deuxième domination chinoise. Cette idéologie, comme nous venons de le voir, était des plus contraignantes à l’égard des femmes.

Pourtant cette puissance unanimement reconnue des traditions pouvait se révéler sous une autre lumière et les modernistes des années 1930 n’ont pas manqué de s’en apercevoir. Pour n’en citer qu’un seul exemple, dans sa discussion avec Pham Quynh 194 qui préconisait la création d’une association pour la « restauration de la culture nationale (chân hung quôc hoc) » Phan Khôi 195 n’a pas hésité à affirmer : « D’habitude, quand quelque chose qui a déjà existé tombe en désuétude, si l’on veut restituer l’état antérieur on parle de restauration. Or, notre « culture nationale », vous avez reconnu vous-même qu’elle n’a jamais existé, ce que j’ai moi-même reconnu aussi, comment pourrait-on parler de restauration ? » 196 . L’idée d’une culture nationale qui n’avait jamais existé reposait sur le constat suivant, que bien d’autres d’intellectuels contemporains partageaient avec Phan Khôi : « Notre pays n’a jamais eu de culture authentique, presque tout le monde vit encore dans les relents pernicieux des études en vue de passer les concours et des pensées du confucianisme des Song. Ce sont comme des ronces et des épines qu’il faudrait défricher avant de semer des graines. » La dénonciation du système des concours mandarinaux et du confucianisme des Song comme des pratiques  importées de Chine, n’appartenant pas aux “authentiques” traditions vietnamiennes et constituant de graves obstacles pour le progrès, la modernité et la survie du pays, fut un thème fort qui avait porté le mouvement dit des nouveaux lettrés du début du 20ème siècle 197 . Elle continuait à soutenir les patriotes dans leurs projets réformistes. Celui de Phan Khôi consistait à œuvrer « sur deux plans, celui de la destruction et celui de la construction » : « D’après ma propre vision, dans notre pays, tout ce que j’estime être des pensées obsolètes et pernicieuses, non conformes aux temps modernes, c’est-à-dire les relents des concours et du confucianisme des Song, je me promets de les balayer complètement. Au même moment, ce que je sais être bon et juste, que ce soit de l’ancien temps ou du temps moderne, que cela vienne de l’Orient ou de l’Occident, je le porte à la connaissance de tout le monde. »

La distinction, dans le legs du passé, entre ce qui était bon et ce qui était mauvais, ce qui était conforme ou pas conforme aux temps modernes, et notamment entre ce qui était « l’authentique » patrimoine national et ce qui ne l’était que par « usurpation » due à la méconnaissance de la population, a en quelque sorte libéré les modernistes de multiples dilemmes et leur a permis de puiser ce dont ils avaient besoin à la « source nationale (côi nguôn dân tôc) ». Ils ont su dans bien des cas en faire une source féconde.

Notes
183.

VANDERMEERSCH L. Le nouveau monde sinisé, Coll Perspectives Internationales, PUF, 1986.

184.

Le présent est employé car ceci est toujours vrai mais ce l’était encore davantage dans la première moitié du 20ème siècle.

185.

Truyên thông gia dinh, ou dao nha, nêp nha, qui sont tous des traductions du sino-vietnamien gia phong (style familial) ou gia phap (principes de la famille).

186.

« Quand tu bois de l’eau, n’oublie point la source. Quand tu manges un fruit, pense à celui qui a planté l’arbre » (proverbe).

187.

« Le poisson pourrit s’il ne s’imbibe pas de sel ; l’enfant qui ne s’imprègne pas des recommandations de ses parents sera inévitablement corrompu » (ca dao).

188.

Celui qui t’enseigne (ne serait-ce qu’)un caractère est ton maître, celui qui t’en enseigne une moitié est tout aussi bien ton maître. Comment pourrais-tu réussir sans ton maître ? (proverbes).

189.

Celui qui te donne une petite bouchée quand tu as faim est ton bienfaiteur au même titre que celui qui te donne tout un paquet quand tu es repu (proverbe).

190.

Le Viêt Nam connut une expansion territoriale – « avancée vers le Sud (Nam tiên) » – d’une vitesse vertigineuse à partir du 17ème siècle et la réunification du pays à peu près dans ses frontières actuelles sous un pouvoir centralisé fut accomplie par Nguyên Anh (empereur Gia Long) en 1802.

191.

Nom donné au Viêt Nam en 1838 par l’empereur Minh Mang.

192.

Il est significatif que même si les Français s’étaient ingéniés à trouver trois noms en français, qui étaient en fait des appellations diverses du Viêt Nam à des époques différentes de l’histoire, ils n’ont pu les retraduire en vietnamien autrement que par Bac Ky, Trung Ky et Nam Ky (région du Nord, du Centre et du Sud), ce qui confirmait bien une unité nationale que les administrateurs coloniaux avertis ne cherchaient point à nier.

193.

C’était “annamite” qui était le plus souvent utilisé aussi bien par les Français que par les Vietnamiens dans les écrits officiels pour désigner cette entité commune. Sur les tombeaux des Vietnamiens des trois Ky, c’était toujours Dai Nam qui figurait dans l’épitaphe.

194.

Rédacteur en chef de la revue Nam Phong (Vent du Sud).

195.

Phan Khôi (1887-1959) est né de famille lettrée. Sa mère Hoang Thi Lê était la fille de Hoang Diêu, Gouverneur (tông dôc) de Ha Nôi. Initié à la démocratie par les « nouveaux livres (tân thu) » en chinois, il participa au mouvement du Renouveau et fut victime de la répression. Après sa sortie de prison, il fut successivement rédacteur en chef de Phu nu tân van puis de Phu nu thoi dam.

196.

Phan Khôi, « A propos de l’idée de créer une association pour « la restauration de la culture nationale » de Monsieur Pham Quynh », Phu nu tân van, n° 70, 18/9/1930, p. 9-11. Toutes les citations de Phan Khôi dans ce sous-chapitre sont extraites de cet article.

197.

Le mouvement révolutionnaire des « nouveaux lettrés » (1904-1909), bien qu’il n’impliquât pas de violence armée dans l’immédiat, secoua profondément la société vietnamienne des trois Ky. Ses activités étaient d’une part clandestines (fondation de l’Association pour le Renouveau, Duy Tân hôi ; envoi de jeunes dans les écoles militaires au Japon, diffusion d’une production littéraire patriotique et subversive à partir d’outre-mer…) et d’autre part plus ou moins dans le cadre de la légalité (création d’écoles à Ha Nôi et dans les provinces du Centre, activités économiques dans l’agriculture, dans l’industrie alimentaire au Centre, et dans le service – notamment restauration et hôtellerie – au Sud pour s’approprier l’économie nationale et contrebalancer les Chinois). Les autorités coloniales qui n’en furent pas dupes les ont toutes réprimées par la terreur. La fermeture de la plupart des écoles, notamment celle de Ha Nôi, la plus grande et la plus visible, ainsi que de nombreuses déportations et exécutions à mort ont mis fin au mouvement en apparence. Il n’empêche. Aussi bien la vie militante de Nguyên Tât Thanh – plus tard Nguyên Ai Quôc puis Hô Chi Minh – que des activités révolutionnaires appartenant à d’autres tendances idéologiques à l’étranger comme dans le pays même ont eu comme origine ce “réveil” de l’élite intellectuelle patriote qui, pour la première fois dans son ensemble a pris conscience de la problématique de la modernité en connexion étroite avec celle de la libération nationale.