Le passé est en effet très souvent invoqué, et dans la plupart des cas non pas en tant que passé mais comme toujours présent. Cela avait été ancré dans les mœurs et dans la mentalité vietnamienne bien avant l’imprégnation du confucianisme qui n’a fait que renforcer ce respect de ce qui n’est plus comme s’il était toujours actuel. De multiples raisons qui pourraient expliquer cette tournure d’esprit particulière 198 et qui en sont en même temps les manifestations, citons-en deux parmi les plus évidentes : le culte des ancêtres et la grammaire.
Les verbes en vietnamien ne se conjuguent pas, ils n’ont ni mode, ni temps, ni personne. N’oublions pas que ce fut seulement avec la colonisation française que l’écriture romanisée (quôc ngu), créée des siècles auparavant pour un tout autre objectif fut mise à la disposition des Vietnamiens et adoptée, par la force des décrets de l’administration coloniale et non sans réticence de la part des patriotes, comme écriture nationale. L’époque qui nous concerne est témoin d’un développement florissant de la littérature en quôc ngu. Cela ne veut pas dire pour autant que cette écriture – et avec elle, une langue vietnamienne modernisée – s’est déjà stabilisée dans sa forme mature ; elle continuait au contraire à se perfectionner 199 , à se préciser et prenait souvent le français comme modèle linguistique et littéraire. Mais même en “se francisant” la langue vietnamienne n’a pas vraiment intégré la dimension temporelle, pourtant si essentielle en français. Il y a des indicatifs du passé, du présent et du futur (da, dang, se, roi, chua,…) mais ils restent simples et ne s’emploient que pour insister et/ou quand c’est impérieusement nécessaire. Quelle confusion, ou du moins quelle imprécision, dirait un cartésien ! Pas obligatoirement, car un Vietnamien ou toute personne qui en maîtrise la langue ne s’y tromperait jamais dans la conversation courante, grâce au contexte, à l’intonation ou aux messages non verbaux. Il reste vrai, cependant, que cette tournure d’esprit – qui ne fait que s’exprimer dans la grammaire, laisse planer un flou entre le passé, le présent et le futur, comme s’il n’y avait aucune coupure ou distinction possible et/ou nécessaire.
Dans un tout autre registre mais avec la même présence du passé, examinons le culte des ancêtres qui avait préexisté au bouddhisme venu de l’Inde et au confucianisme importé de la Chine. Les rites et rituels en ont été rigidifiés par le confucianisme, notamment dans le Nord. Mais partout dans le Viêt Nam, chaque famille érige un autel des ancêtres dans son domicile si humble soit-il et y fait des offrandes régulières, non seulement aux anniversaires de la mort, qui peuvent en compter jusqu’à la centaine dans les grandes familles, mais aussi à chaque occasion plus ou moins importante pour toute la famille ou l’un de ses membres – naissance d’un enfant, réussite à un concours ou à la veille d’un examen, ou simple retour d’un membre de la famille après une absence. Il suffit d’allumer un bâton d’encens et, plus solennellement les lumières 200 à l’autel pour (r)établir la communication ; ensuite l’intéressé (si c’est une requête individuelle) ou le représentant de la famille se recueille et parle 201 aux ancêtres décédés comme s’ils étaient présents et bien vivants. Cette invocation des ancêtres confère un pouvoir renforcé à celui ou celle qui est censé-e être leur porte-parole ou le légataire de leur autorité et il n’était pas rare 202 que les aînés, surtout quand ils se sentaient menacés, fragilisés, aient recours à ce soutien du passé, toujours présent donc chaque fois qu’on en avait besoin.
Pourtant, à aucune autre époque de l’histoire du Viêt Nam, y compris dans les débordements de la réforme agraire ou de nos jours, une vingtaine d’années bientôt depuis l’annoncement du dôi moi 203 , jamais les Vietnamiens 204 n’ont poussé si loin que pendant ces années de 1918 à 1945 la remise en question du passé, et plus particulièrement de leur passé culturel. Sans en faire table rase, ils ne se sont pas imposé de limites a priori dans leurs questionnements. Il est vrai que de l’extérieur, plus aucune autorité ancienne 205 – que ce fût sur le plan politique, social ou culturel, sauf au niveau familial comme nous l’avons vu, mais l’autorité des ancêtres était aussi en déclin – n’était en mesure de leur opposer des interdits formels et structurés. L’administration coloniale, même si elle était soucieuse de défendre les traditions, surtout morales car elle en avait bien perçu l’utilité pour ses objectifs de domination et de “pacification”, n’en faisait pas sa préoccupation majeure, d’autant moins qu’elle se devait aussi de faire figure d’attraction en faveur de la modernité, “occidentale”, voire “française” par définition. De nouveaux facteurs de pression et de nouvelles structures coercitives se profilaient à l’horizon, mais ils étaient encore émergents, et dans la clandestinité. Un certain vide se faisait sentir et laissait la place à différentes explorations et tentatives.
Ces opportunités conjoncturelles n’amoindrissaient en aucune façon le mérite et le courage des individus et organisations qui, avec de l’ardeur patriotique investie pour une fois dans les réformes, mettant à profit leurs contacts avec d’autres cultures – notamment occidentales, mais pas exclusivement – entreprirent de remettre en question, de juger, de critiquer, voire de renier un passé – qui s’est toujours proclamé “millénaire” et qui depuis le 15ème siècle a exercé sur l’individu un puissant ascendant reposant sur la triple autorité de l’empereur, du village et de la famille. Ils firent preuve d’une liberté de pensée toute neuve – avec son dynamisme et sa témérité juvéniles – pour remanier, ré-arranger l’histoire culturelle à leur goût afin d’assurer la continuité, pour ceux (et surtout celles) qui en ressentaient le besoin, entre ce passé qu’ils se réappropriaient et un présent, un avenir qu’ils s’ingéniaient à élaborer avec des changements en profondeur pour leurs compatriotes comme pour eux-mêmes. C’est ce qui fait la richesse et l’intérêt de l’époque ; et ce qui nous invite à avoir en tête un bilan des données historiques, sociologiques, morales et identitaires de cet héritage culturel quand nous étudions l’émergence des nouvelles réalités et des nouvelles perceptions.
Particulière par rapport à la pensée occidentale, notamment française, mais commune à bien des peuples sud-est asiatiques.
Toujours Phan Khôi, une plume admirée et redoutée pour sa force d’argumentation et de polémique, qui, avec humilité mais sans fausse modestie, se propose dans l’article précité « d’exercer et d’aiguiser encore mon instrument, c’est-à-dire de travailler davantage mon quôc ngu au point de vue linguistique et littéraire. Les mots doivent être pertinents et ne pas prêter à confusion ; le style doit êre rigoureux comme dans un contrat ou dans un verdict du tribunal ; il faut enterrer bien définitivement le style des devoirs d’examen de l’ancien temps. »
Grandes chandelles, petites bougies, ou lampes à pétrole, selon les époques, les moyens des familles et l’importance de l’occasion. Ce geste se dit lên den (monter les lumières) et rajoute de la solennité à la communication avec les morts.
De nos jours et dans les villes, on se contente souvent de se recueillir ou d’adresser en silence une pensée aux morts ; mais avant 1945 et même encore maintenant à la campagne, la communication se fait toujours à voix basse, voire à haute voix.
Nous serons amenés à en voir plusieurs exemples avec des nuances diversifiées.
Une analyse la plus récente et sans doute parmi les plus fouillées du dôi moi est proposée par Yann Bao An&Benoît de Tréglodé, « Dôi moi et mutations du politique », in (sous la direction de) Stéphane Dovert et Benoît de Tréglodé, Viêt Nam contemporain, IRASEC et les Indes Savantes, Bangkok-Paris, 2004, p 117-148.
Comme nous l’avons précisé dans l’Introduction, ces remarques ainsi que l’ensemble de cette recherche portent sur l’évolution sociale, culturelle et intellectuelle au Viêt Nam, sans y inclure les Vietnamiens à l’étranger, dont la production intellectuelle nous est restée en grande partie inaccessible.
A l’échelle nationale, spécialement depuis le 15ème siècle sous la dynastie Hâu Lê, l’endoctrinement de l’idéologie officielle se faisait par l’éducation, sanctionnée elle-même par les concours mandarinaux. Ces concours ont été abolis dans le Sud du simple fait de l’occupation française depuis 1859, puis en 1915 au Nord et 1919 au Centre. Comme ces concours constituaient le débouché unique et la raison d’être de l’apprentissage des caractères – par lequel étaient véhiculées la philosophie et la morale confucéennes – cela a signifié la fin de l’enseignement traditionnel au profit du monopole de l’enseignement colonial dit franco-indigène. Mais celui-ci était loin d’être seulement moderniste et émancipateur, comme nous le verrons plus loin.