La politique éducative coloniale, la volonté des familles et le choix des individus

L’ouvrage le plus complet jusqu’à maintenant sur l’éducation coloniale française au Viêt Nam est L’école française en Indochine 209 . Analysant la politique scolaire de 1874 à 1945, Trinh Van Thao dégage trois grandes phases : l’ère des expériences (1878-1907) tiraillée entre l’assimilation outrancière et la recherche d’un compromis avec l’école traditionnelle ; la phase du ferrysme colonial (1908-1918) où l’enseignement anté-colonial est remplacé par l’école franco-indigène et la dernière phase (1918-1945) marquée par « l’hégémonie du centralisme jacobin dans le domaine scolaire et la reproduction du modèle français dans le contexte colonial ». Notre étude se situe essentiellement dans la dernière phase, mais il n’est pas inutile de jeter un regard sur les phases précédentes dont les résultats et produits continuaient à se manifester.

Pour les Vietnamiennes, ce fut la première fois qu’avec la colonisation l’enseignement public leur fut ouvert 210 . Dans Grandeur et servitude coloniale, A. Sarraut se félicite d’avoir introduit « l’enseignement indigène dans notre politique scolaire » et en conte le début : « Beaucoup d’Européens ne m’ont pas compris ; les familles indigènes non plus ; elles appréhendaient que nous inclinions leurs enfants à des idées subversives ou que notre enseignement ne fît des débauchées. » 211 Cependant, de 1918 à 1922, note Trinh Van Thao, « même si l’effectif total des filles scolarisées ne dépasse pas 8% - et encore 70% d’entre elles viennent du Sud – de l’effectif total, l’enseignement des filles ne cesse de se développer, démentant les doutes et les prévisions pessimistes de certains administrateurs de la fin du siècle. » 212 Se fondant essentiellement sur les sources de l’Annuaire statistique de l’Indochine publié par les soins du gouvernement général de l’Indochine et du Bulletin général de la Direction générale de l’instruction publique (DIRIP), Thao procède à trois coupes synchroniques 213 de la dernière phase de l’histoire de l’école indochinoise.

La première en 1922 est montrée dans le tableau I. Nous avons déduit les chiffres concernant le Cambodge et le Laos ainsi que ceux concernant le niveau secondaire dans les classes mixtes (2 ou 3 filles par promotion) des lycées A. Sarraut à Ha Nôi et Chasseloup-Laubat à Saigon, calculé les totaux par “pays” (Tonkin, Annam, Cochinchine) et les proportions filles/total des effectifs. 

I.- Enseignement primaire supérieur public en 1922-1923
  Personnel enseignant Elèves
  Européen Indigène C. élémentaire C. secondaire
EPS garçons        
Protectorat (Buoi) 12 26 300 435
Ecole normale HN 4 3   135
Total Tonkin 16 29   570
Quôc hoc (Huê) 11 11 304 300 215
Chasseloup-Laubat (2) (2)   268
Ecole normale SG 13 5   265
My Tho 3 15   223
Total Cochinchine       756
Total Viêt Nam (1) 59 89 604 1 626
EPS filles        
JF Ha Noi 10 6 129 (30,06%)  
Ecole normale HN       46 (25,41%)
Dông Khanh 5 7 358 (54,08%) 35 (10,45%)
JF Saigon 28 12 226 24 (03,08%)
Total Viêt Nam 43 25 713 105
Filles/Total 54,14% 6,06%

Légendes (de Trinh Van Thao) :

Certaines écoles primaires de plein exercice possèdent des classes d’EPS : [au Tonkin]Nam Dinh (80), [en Annam] Vinh (125), Qui Nhon (41) et [en Cochinchine] Cân Tho (71).

Corps professoral commun avec le secondaire stricto sensu.

En 1922, l’ensemble de la population scolaire dans les collèges EPS (enseignement primaire-supérieur) ou assimilés dépassait à peine 2 000 élèves, confirmant l’élitisme de l’enseignement primaire-supérieur en Indochine. Pour l’année 1922-1923, l’effectif des collèges de jeunes filles (Collège Dông Khanh à Huê, Collèges des Jeunes Filles Indigènes de Hanoi et de Saigon) fut légèrement supérieur à celui des EPS de garçons dans les cours élémentaires (713 contre 604, soit 54,14% de l’effectif total) mais la proportion s’inversa largement au niveau secondaire (105 contre 1626, soit 6,06% du total) 216 . Nous n’avons par contre aucun chiffre concernant le public féminin de l’Université indochinoise en ces années, où l’effectif total de 468 étudiant-es 217 a stagné malgré le triplement en dix ans de celui du primaire-supérieur et du secondaire.

Le tableau II fait état de la situation en 1930-1931. Nous avons déduit les chiffres concernant le Cambodge et le Laos et calculé la proportion des élèves filles par rapport au total.

II.- Enseignement primaire public en 1930
Pays Enseignants indigènes Enseignants français Total
Tonkin 2 864 7 2 871
Annam 1 759 1 1 760
Cochinchine 3 585 60 3 645
Total Viêt Nam 8 208 68 8 276
Pays Elèves garçons Elèves filles (%) Total
Tonkin 100 207 8 218 (7,58%) 108 425
Annam 50 609 1 675 (3,20%) 52 284
Cochinchine 102 894 29 091 (22,04%) 131 985
Total Viêt Nam 253 710 38 984 (13,33%) 292 494

Pour l’enseignement primaire-supérieur en 1931, Trinh Van Thao signale entre 1921 et 1931 une augmentation de trois fois des effectifs d’élèves tout sexe confondu dans le primaire-supérieur 219 , de plus de deux fois de celui des enseignants. Avec trois collèges de jeunes filles à Ha Nôi, Huê et Saigon, l’enseignement primaire-supérieur féminin vietnamien a également triplé : 105 en 1921 à 343 en 1931, contre 4 496 élèves garçons pour tout le Viêt Nam (Tonkin 1 629, Annam 1 245 et Cochinchine 1 622), soit 7,63%. Le résultat reste quantitativement modeste, car 70% de cette population scolaire féminine se trouvait dans le Sud, où Duong Thi Quyên, née en 1922 dans le delta du Mekong, témoigne :

‘« les jeunes de mon village, surtout les filles, s’arrêtaient presque tous après le cours élémentaire. Les filles apprenaient ensuite les travaux manuels féminins comme la couture, la broderie, la cuisine pour devenir bonnes ménagères une fois mariées. » 220

L’enseignement privé franco-indigène 221 a fait aussi un bond de 14 868 en 1921-1922 à 35 637 en 1931-1932, et de 857 enseignants à 3 000 dans la même période. Trinh Van Thao constate d’une part « la puissance des missions religieuses en matière scolaire (1 238 enseignant-es) et [d’autre part,] la présence d’une petite-bourgeoisie intellectuelle vietnamienne qui trouve dans l’enseignement privé laïque à la fois une stratégie de survie et un lieu de reproduction sociale : 1 857 enseignants, dont 40 du second degré. » Nous remarquons de nouvelles possibilités offertes aux femmes : celles de poursuivre des études supérieures non prévues dans le cadre de l’enseignement public colonial, ou d’exercer la profession enseignante et de reproduire non seulement des intellectuel-les mais aussi des femmes émancipées. Mais nous y reviendrons 222 .

Le tableau III montre les progrès spectaculaires de l’enseignement primaire une décennie après. Nous n’avons retenu de Trinh Van Thao que les informations qui concernent nos propos et avons calculé les totaux vietnamiens et les proportions de la population scolaire féminine.

III.- Enseignement élémentaire et primaire en 1941-1942
  EPE ELE PENET Total Garçons Filles Total Filles/
total
Tonkin 197 979 3 895 5 071 216 464 24 658 241 122 10,23%
Annam 136 1 175 897 2 208 132 600 15 436 148 036 10,43%
Cochinchine 141 1 222 407 1 770 111 601 45 353 156 954 28,90%
Viêt Nam 474 3 376 5 199 9 049 460 665 85 447 546 112 15,65%

Nous pouvons remarquer l’avance à la fois quantitative et qualitative du Sud à travers la proportion (de la population scolaire féminine) trois fois supérieure aux deux autres régions et le faible nombre d’écoles de pénétration (PENET) qui représentait un moyen de rattrapage improvisé.

La situation de l’enseignement secondaire et primaire-supérieur en 1941-1942 est résumée dans le tableau IV. Nous avons mis ensemble deux tableaux séparés de Trinh Van Thao en calculant les proportions pour faire ressortir les rapports garçons-filles.

IV.- Enseignement secondaire et EPS public en 1941-1942
  Tonkin Annam Cochinchine Total Viêt Nam
Ens. secondaire Garçons        
Etablissements 1 1 1 3
Nbre d’élèves 307 150 164 621
Ens. secondaire Filles        
Etablissements 0 0 0 0
Nbre d’élèves 10 10 11 31
Filles/effectif ens. sec. 3,15% 6,25% 6,28% 4,75%
EPS et Ecole normale G        
Etablissements 8 4 4 16
Nbre d’élèves 1 801 1 436 1 264 4 501
EPS Filles        
Etablissements 1 1 1 3
Nbre d’élèves 359 247 404 1 010
Filles/effectif EPS 16,62% 14,68% 24,22% 18,33%
Total EPS+ens. sec. G 2 108 1 586 1 428 5 122
Total EPS+ens. sec. F 369 257 415 1 041
Filles/effectif total 14,90% 13,94% 25,52% 16,89%

Les progrès enregistrés dans l’enseignement primaire franco-indigène et la progression du cycle secondaire 225 sont considérés comme les deux faits majeurs du panorama éducatif. Les lycées français A. Sarraut et Chasseloup-Laubat jusqu’alors fermés aux élèves indigènes commencèrent à s’ouvrir pour eux, mais comme c’étaient des lycées de garçons, cela en réduisait d’autant l’accès pour les Vietnamiennes. La croissance des effectifs féminins dans l’enseignement primaire-supérieur franco-vietnamien restait assez spectaculaire dans le Nord et le Centre Viêt Nam et se maintenait à une position honorable au Sud.

Le tableau V fait état de l’enseignement professionnel où l’avance du Sud est encore plus accusée avec un taux de féminisation du public scolaire plus de cinq fois supérieur au Nord et plus de vingt-cinq fois supérieur au Centre. Nous reprenons le tableau de Trinh Van Thao en calculant la proportion pour faire ressortir le rapport filles-garçons.

V.- Enseignement professionnel en 1941-1942
  Tonkin Annam Cochinchine Total Viêt Nam
Etablis. + ateliers 5 4 64 73
Nbre d’élèves G 683 328 2 546 3 557
Nbre d’élèves F 36 0 864 900
Filles/effectif total 5% 0% 25,34% 20,19%

En 1941-1942, l’Université indochinoise semblait parvenir à maturité avec un millier d’étudiants – flux annuel de 400 à 500 nouveaux étudiants - et la fondation de la faculté des sciences 227 . P. Brocheux 228 récapitule les effectifs des dernières années : 457 étudiant-es en 1938-1939, 834 en 1941-1942, 1 050 en 1942-1943 et 1 575 en 1943-1944. Trinh Van Thao présente de façon plus détaillée la répartition selon l’origine géographique des étudiants 229 et déplore l’absence des Sudistes due à l’insécurité des axes de communication pendant que la Seconde Guerre mondiale faisait rage. Nous ne disposons pas encore d’effectifs séparés des étudiantes, sauf dans la formation de sages-femmes : 22 Vietnamiennes (8 du Nord, 5 du Centre et 9 du Sud) et 22 Françaises en 1941-1942.

Les avis sont partagés quant au bilan final de la colonisation en matière d’éducation. A la différence des constats lourdement négatifs car par trop orientés politiquement, les études plus fondées sur les faits et avec une plus grande sérénité environ un demi-siècle après la fin des conflits sont parvenues à des conclusions plus nuancées.

‘« Il ne s’agit pas, affirme Pierre Brocheux 230 , d’exclure les colonisés du savoir et de l’éducation modernes puisque ceux-ci constituent l’arme redoutable du système colonial, mais de courber leur usage au service de trois finalités désormais clairement conçues : inspirer et contrôler les contenus et la transmission jusqu’au village des savoirs écrits ; diffuser partiellement une éducation populaire moderne minimale sans laquelle le système colonial pas plus qu’aucun autre segment du mode de production capitaliste ne peut fonctionner ; du même mouvement, adapter les élites colonisées aux fonctions que leur assigne la colonisation. D’où l’adoption (…) d’une stratégie assez proche au fond de la logique du double réseau scolaire qui, en France, exclut les classes populaires des fonctions intellectuelles. »’

Si exclusion il y avait, elle était double du côté féminin. Mais les colonisé-es ne faisaient pas que bénéficier passivement de la politique éducative coloniale ou d’en pâtir.

Dans un environnement social où l’éthique confucéenne excluait les filles des classes privilégiées de la fonction publique et celles des classes populaires de la moindre instruction, l’enseignement public ouvert aux filles des centres urbains jusqu’aux villages constitua une nouveauté radicale même si elle ne touchait qu’une minorité et si l’inégalité des sexes demeurait flagrante aussi bien dans le système éducatif mis en place que dans la volonté des familles et le choix des individus. Ces deux derniers facteurs s’avéraient bien plus déterminants sur le parcours des élèves ainsi que les résultats scolaires et les impacts de l’instruction sur chaque destinée particulière.

Des témoignages d’anciennes élèves 231 ainsi que de nombreuses représentations littéraires attestent en effet d’une volonté plus ou moins forte de la part des familles et toujours plus vigoureuse de la part des jeunes filles elles-mêmes pour accéder aux études et pour s’échapper ne fût-ce que provisoirement à l’ignorance et à la platitude de la vie laborieuse au sein du foyer traditionnellement réservée aux femmes. La rigueur exemplaire de la discipline dans l’internat des collèges de jeunes filles et plus particulièrement celui de Sai Gon était sans doute en partie destinée à rassurer les parents qui n’étaient guère habitués à laisser leurs filles vivre en dehors et loin du foyer parental.

Nguyên Thi Tôt, née en 1908, originaire de Rach Gia, province Kiên Giang, à 95 ans se rappelle encore 232 la joie de la population quand la première école fut construite dans sa province avec deux rangées de quatre salles de classe séparées par une cour, à gauche étaient celles destinées aux garçons et à droite celles réservées aux filles. 233 Elle est incapable de donner davantage de précision quant à l’origine de l’initiative (fut-elle publique ou privée ? 234 ) : « De Saigon on avait envoyé monsieur et madame les Directeur-trice (ông va ba Dôc) Thiên ainsi que leurs trois filles et un gendre. Monsieur et son gendre enseignaient aux garçons, madame et les trois demoiselles 235 enseignaient aux filles. » Il suffisait, semblait-il, de deux ans d’études à cette école pour devenir soi-même enseignant car la plupart des élèves étaient âgés. Nguyên Thi Tôt n’avait que neuf ans quand elle y alla et fut tellement peinée de quitter l’école à onze ans que son père consentit à l’envoyer à Saigon recommencer l’enseignement primaire. Seules les familles aisées pouvaient, dit Tôt, se permettre d’envoyer leurs enfants faire des études si loin à Sai Gon. Le Collège des Jeunes Filles Indigènes de Sai Gon, le seul de la Cochinchine et par conséquent le plus prestigieux établissement était mieux connu du public sous son nom vietnamien qui se réduisait significativement à Nu hoc duong (Ecole de filles), plus communément appelé Truong Ao Tim (Collège des Tuniques violettes), du fait de l’uniforme des élèves. Il abritait aussi bien les classes primaires 236 que l’enseignement dit primaire supérieur, EPS (de la 1ère à la 4ème année) sanctionné par le DEPSFI (Diplôme d’enseignement primaire-supérieur franco-indigène). Celles qui voulaient poursuivre jusqu’au baccalauréat local devaient accomplir les deux années complémentaires dans un lycée de garçons.

Des obstacles sociaux-culturels s’ajoutaient aux difficultés communes à tous dans la poursuite des études. Voici le témoignage d’une élève du collège de Sai Gon, née en 1919 et ayant obtenu son DEPSFI en 1935 :

‘« Il y avait trois obstacles [pour aller au lycée], premièrement où se loger, deuxièmement comment avoir de l’argent, troisièmement tout le monde nous disait qu’il fallait arrêter les études pour nous marier comme toutes les autres jeunes filles. Heureusement, celles qui obtenaient le DEPSFI avec mention Très bien étaient logées au collège des Tuniques violettes 237 , pouvaient aller au lycée Petrus Ky (des garçons) et ne payaient pas de frais d’études. Il y avait en tout 11 filles qui allaient au lycée, dont 3 boursières. » 238

Pour celles qui habitaient en province et surtout dans les villages éloignés, il leur fallait dès les plus petites classes un soutien de la part de multiples bienfaiteurs – et plus souvent bienfaitrices, à commencer par leur propre mère. L’une des histoires les plus pittoresques avec un accent des plus sincères est celle de Bui Thi Me 239 , née en 1921. Il n’y avait pas d’école dans son village ; les familles aisées payaient un maître d’école ; mais Me ne supportait pas les camarades de classe – « des fils de riches mal élevés et polissons » 240 . Ce fut donc sa mère qui était chargée de son instruction. Mais la mère était occupée par les travaux ménagers et ne pouvait commencer le cours qu’en fin de journée quand la petite tombait de sommeil. L’institutrice improvisée battait son enfant en pleurant à chaudes larmes. Me fut ensuite confiée à une parente éloignée qui habitait à côté de l’école communale 241 dans le village de sa grand-mère maternelle. Martyrisée par l’enfant de la maison 242 , elle dut de nouveau abandonner, non sans avoir lutté longtemps contre la détermination de sa mère. La petite fille était en effet enfermée dans sa chambre pour que sa mère pût partir de chez l’hôtesse. Une fois échappée, elle courait le long de la rivière après la barque de sa mère en pleurant et en criant, appelant le Ciel à son secours. Le drame se reproduisait chaque semaine. Mais la mère tenait bon : « Tu ne peux pas être ignorante. Je ne peux te laisser ignorante. » Par la suite, elle a avoué qu’elle en avait le cœur brisé mais qu’elle était convaincue que sa fille souffrirait d’être non instruite. Elle fit enfin appel à une cousine plus âgée de Me qui habitait au chef-lieu du district. Me connut cette fois-ci une vraie école primaire (de trois classes) et découvrit en même temps une vie différente de la campagne 243 . C’était en prenant bien soin du bébé de sa cousine que Me gagnait la sympathie de la belle-mère de celle-ci, qui, appartenant à une famille d’enseignants 244 et habitant au chef-lieu de province, l’hébergea 245 ensuite pendant les deux dernières années du cycle primaire 246 . Comme beaucoup d’autres de ses compagnes, Me était excellente élève et ne pouvait continuer ses études qu’à ce prix. Elle réussit le concours d’entrée au Collège des Jeunes Filles de Sai Gon mais son père avait l’intention de lui laisser faire seulement quelques années d’études car il pensait aux dépenses prévues pour les études de ses frères. Ce fut de nouveau sa mère qui la soutenait, en faisant appel à d’autres membres de la grande famille.

Nguyên Phan Chanh était un peintre déjà bien connu dans les années 1938-1945 même à l’extérieur du Viêt Nam pour ses peintures sur soie avec beaucoup de femmes et de jeunes filles comme modèles. C’est récemment, grâce aux mémoires de Nguyêt Tu 247 qu’on sait qu’il décida d’arrêter les études de sa fille aînée juste après le certificat d’études élémentaires quand celle-ci avait neuf ans. La raison, commune à bien d’autres cas, était que la mère venait d’accoucher d’un nouveau frère et avait besoin d’aide 248 . Ce fut la mère de Tuê, une femme non instruite, qui éprouva de la compassion pour sa fille et l’envoya en compensation apprendre le tricot et la couture chez ses tantes 249 . Tuê eut ensuite la chance de découvrir une école privée quand à onze ans, elle fut chargée par ses parents 250 de trouver une école pour son frère. Celui-ci à cinq ans devait commencer son instruction scolaire. Ce fut ainsi qu’elle put retourner à l’école avec son frère. Cette petite école privée à deux classes « fut un tournant dans ma vie », se rappelle-t-elle encore avec émotion. « Comme l’accès aux études était si difficile, j’étais très studieuse 251  », dit-elle, exprimant une vérité pour plus d’une compagne de sa génération. Quand elle réintégra l’enseignement public l’année suivante, son père dut modifier son année de naissance (de 1925 en 1926) pour qu’elle pût encore passer le certificat d’études primaires 252 . Reçue major de tout l’Annam deux fois au concours de Rédaction et au Certificat, elle fut la fierté non seulement de sa grande famille mais aussi de toute sa petite ville. Ce qui n’empêcha pas son père de décréter encore une fois : « Cela suffit pour une fille. Si on la laisse aller faire ses études loin de chez nous, mère de mes enfants, tu seras seule à t’occuper des trois petits alors que tu dois encore aller au marché 253 , tu ne pourras pas. » 254 La mère ne répliqua pas. Mais comme Nguyên Phan Chanh avait l’habitude de quitter la maison pendant des mois pour peindre, elle profita de l’une de ces absences pour dire à sa fille : « Ton père n’est pas à la maison. A mon avis, tu dois aller à Huê passer le concours. Que vous soyez fille ou garçon, si vous êtes capables de faire des études, j’aimerais vous laisser faire. » Comme c’était elle qui gérait l’économie familiale, elle décida de vendre deux plateaux en bronze 255 , pour le prix du car jusqu’à Vinh – où Tuê passerait la nuit chez une tante qui lui donnerait une poignée de riz pour la suite du voyage – et le billet de train jusqu’à Huê. Tuê se souvient de la recommandation de sa mère : « Vas-y, mon enfant, même si tu ne réussis pas le concours, au moins tu auras connu Huê. » La petite élève de province fut la première de la liste des trente-quatre élèves admises sur plus de trois cents candidates, « pour la plupart des filles de mandarins, de familles riches ». Elle reçut une bourse entière qui devait couvrir tous ses frais d’études, y compris l’internat à Dông Khanh. Après le collège, avec son diplôme elle fut nommée institutrice. Ce fut sa mère qui lui posa la question : « Veux-tu encore étudier ? » Pensant aux maigres revenus irréguliers de la famille, elle répondit : « Je vais travailler, mère. » Et de nouveau sa mère la rassura : « Si tu en es capable, continue tes études, je peux m’occuper de la maison. » Tuê décida de passer son concours d’entrée au lycée où elle fut parmi les trois jeunes filles à être admise. Elle ne termina pas ses études au lycée Quôc hoc, car la révolution d’août 1945 éclata et une bonne partie de l’élite intellectuelle de Huê comme partout ailleurs s’y engagea à cœur joie.

Dans le Sud, comme nous l’ont montré les statistiques (supra, tableaux II à V), la scolarisation des filles connaissait des conditions plus favorables, à la fois grâce au niveau de vie et à un esprit plus libéral. Les lycéennes sont restées cependant peu nombreuses et exceptionnelles parmi les originaires des provinces éloignées 256 . Selon le témoignage de Nguyên Thi Trang, ce fut en 1936, l’année où le lycée (de garçons) Petrus Ky changea son programme d’un baccalauréat local très chargé en mathématiques en baccalauréat métropolitain (programme plus aéré jusque-là réservé au lycée français Chasseloup Laubat) que l’effectif des filles à Petrus Ky fit un bond considérable pour atteindre onze. Mais le programme même allégé n’était pas accessible à toutes et seules les quatre meilleures de sa promotion obtinrent leur diplôme.

Beaucoup de familles riches refusaient d’envoyer leurs filles en France alors que les familles même modestes se sacrifiaient volontiers pour l’avenir de leurs fils. Les familles aisées n’ayant pas de fils préféraient investir pour aider un bon élève à faire ses études en France dans l’objectif de le faire épouser leur fille plus tard ; ce qui donnait lieu à bien des situations inattendues, que Hô Biêu Chanh comme d’autres écrivains ne manquait pas d’exploiter comme thèmes de romans. Nguyên Thi Châu fut parmi les cas rares qui avaient impressionné les contemporains. Elle était la fille aînée du fonctionnaire Nguyên Dinh Tri. Après son baccalauréat, elle souhaitait vivement aller continuer ses études en France. Malgré leur condition modeste, ses parents l’aidèrent à réaliser son rêve. Après avoir obtenu sa licence d’Histoire et de Géographie, Châu retourna au Collège des Jeunes Filles de Sai Gon et consacra sa vie à l’enseignement. Ce fut une jeune fille du Nord, Hoang Thi Nga qui fut la première des étudiants du Viêt Nam et de l’Indochine à obtenir son doctorat. Elles étaient donc peu nombreuses, les Vietnamiennes à accéder à l’instruction, peu nombreuses par rapport à ce que cela aurait pu être compte tenu des traditions studieuses du Viêt Nam et par rapport aux effectifs masculins. Mais elles savaient dans la plupart des cas tirer le meilleur profit de leurs études, même pour celles qui ne les menaient pas à terme.

Notes
209.

L’école française en Indochine, op. cit., chap. 2, La politique scolaire indochinoise, p. 39-80 ; chap. 3,  L’idéologie de l’école en Indochine (1890-1938), p. 81-116 et chap. 4, La démographie scolaire indochinoise, p. 117-150. Voir également Indochine, la colonisation ambiguë, op. cit., chap. 5, Les transformations culturelles, p. 212-244.

210.

« Dans le système ancien, précise avec raison Trinh Van Thao, L’école française…, op. cit. p. 126, les filles n’étaient pas exclues a priori de l’école mais seulement du mandarinat, ce qui, bien évidemment, en limite la portée pratique. » Mais en fait, seules les filles de lettrés accédaient aux études dans le cadre de l’éducation paternelle ou des cours privés organisés par les familles mais ne pouvaient être admises dans l’enseignement public.

211.

A. SARRAUT Grandeur et servitude coloniale, Sagittaire, Paris, 1931.

212.

L’école française…, op. cit. p. 126.

213.

Les trois moments retenus par Trinh Van Thao sont : 1922 (cinq ans après la mise en place du règlement général de l’instruction publique signé le 21/12/1917 par Albert Sarraut et paru au Journal Officiel le 10/4/1918), 1931-1932 (effets de la grande crise économique de 1930 et des soubresauts nationalistes et “bolcheviques” de la même année) et 1941-1942 (le système éducatif colonial atteint son apogée avant de se transformer sous les effets de la Seconde Guerre mondiale et de la révolution d’août 1945), L’école française…, La démographie scolaire indochinoise après le Règlement général de 1918, op. cit. p. 125-150.

214.

Source : L’école française…, op. cit. p. 128.

215.

Quôc hoc était le seul collège de garçons du Centre Viêt Nam.

216.

Aux effectifs de l’enseignement public, il convient d’ajouter ceux de l’enseignement privé. Trinh Van Thao ne fait état que des statistiques du Sud avec trois établissements d’enseignement primaire européen (plus de 600 élèves) et 196 du primaire franco-indigène (15 130 élèves), op. cit., p. 132.

217.

Nous avons calculé cet effectif à partir des statistiques fournies par Trinh Van Thao, op. cit. p. 130-131.

Il comprend les étudiant-es des études techniques et plus particulièrement celles de la formation de sages-femmes.

218.

Source : L’école française…, op. cit., p. 134-135.

219.

Alors que la population scolaire dans son ensemble a doublé, ce qui témoigne d’un progrès à la fois quantitatif et qualitatif.

220.

Duong Thi Quyên, « Ngay truoc-Bây gio (Hier-Aujourd’hui) », in BUI THI ME éd., Ao tim trên cac neo duong dât nuoc (Tuniques violettes sur les chemins du pays), éd. Tre, Ho Chi Minh ville, 2004, 520 p., p. 227-233.

221.

Les statistiques sont reprises de Trinh Van Thao, L’école française…, op. cit., p. 136-139. Celui-ci fournit également des statistiques sur l’enseignement privé européen et chinois, que nous n’utilisons pas car elles ne reflètent pas les différences de sexe.

222.

Voir infra chapitre VI.

223.

L’école française…, op. cit., p. 143. EPE : Ecole de plein exercice comprenant tout le cycle primaire (6 années). ELE : Ecole élémentaire à trois années. PENET : Ecole de pénétration scolaire ou école rurale créée à la rentrée 1941.

224.

L’école française…, op. cit. p. 144-145.

225.

Trinh Van Thao estime l’effectif du secondaire à 500 en 1931 pour les cinq pays d’Indochine et trouve un effectif de 700 en 1941-1942 (652 pour le Viêt Nam comme nous l’avons montré dans le tableau III).

226.

L’école française…, op. cit., p. 145.

227.

L’université indochinoise située à Ha Nôi se composait de trois facultés (de droit, de médecine et pharmacie et des sciences) ainsi que des écoles supérieures de beaux-arts (architecture, peinture et sculpture, laque), d’agriculture, de travaux publics et l’école vétérinaire.

228.

Indochine, la colonisation ambiguë, op. cit. p. 216.

229.

L’école française…, op. cit., p. 146-147.

230.

Indochine, la colonisation ambiguë, op. cit., p. 218.

231.

Le recueil le plus volumineux et le plus important aussi qualitativement est celui des anciennes élèves du Collège des Jeunes Filles Indigènes, intitulé Ao tim trên cac neo duong dât nuoc (Tuniques violettes sur les chemins du pays), BUI THI ME éd., Tre, Ho Chi Minh ville, 2004, 520 p.

232.

Nguyên Thi Tôt, « Nôi long cua tôi (Mes confidences) », in Tuniques violettes…, op. cit., p. 11-14.

233.

Selon Phan Thi Thuong, née en 1921, fille du Vice-Maire de Saigon-Cholon Phan Van Chuong, elle-même et sa sœur fréquentaient en 1927 une école dite de district mais qui était en fait une petite école de village avec à peine une vingtaine d’écolières. Voir Phan Thi Thuong, « Nhin lai môt thoi (Regard rétrospectif sur un temps) », in Tuniques violettes…, op. cit. p. 163-189.

234.

Il est lieu de rappeler la remarque plus pessimiste de Trinh Van Thao, L’école française…, op. cit., p. 126-127 : « Fruit d’une sorte de compromis culturel entre l’enseignement privé traditionnel et le dirigisme de l’Etat colonial, l’école de pénétration fonctionne souvent dans des conditions précaires : recrutement improvisé, solde insuffisante, méfiance de la population. »

235.

Dans les termes d’adresse vietnamiens (cf Chapitre I, supra), ông et ba sont équivalents de grand-père/monsieur et grand-mère/madame, (fille de ông ba) désigne tante/mademoiselle/maîtresse. L’absence d’un terme féminin spécifique équivalent à thây (maître, professeur) témoigne de la masculinité exclusive de cette profession jusqu’aux temps modernes.

236.

Les écoles primaires qui offraient le cycle complet de 5 années étaient des écoles primaires de plein exercice (EPE). D’après Trinh Van Thao, L’école française…, op. cit., p. 126-128, « installés la plupart du temps dans les grands centres urbains, ces établissements ne couvrent que 5% de l’enseignement primaire dont l’effectif passe de 120 000 élèves en 1918 à 160 000 en 1922. » La population indigène disposait ainsi d’un maître pour 32 élèves contre 18 pour la population européenne.

237.

Il était inconcevable que les lycéennes pussent être logées à l’internat du lycée de garçons. D’autres témoignages d’élèves de Dông Khanh (collège de jeunes filles du Centre) racontent une assistance analogue provenant de l’initiative de la directrice (française) du collège ; mais là aussi, seules les meilleures élèves étaient bénéficiaires.

238.

Huynh Thi Lâm, « Cuôi doi nhin lai (Regard rétrospectif à la fin de la vie) », in Tuniques violettes…, op. cit., p. 146.

239.

Raconter ma vie, op. cit. p. 20-37.

240.

C’est la version de Bui Thi Me dans ses mémoires. On peut se demander si ce n’étaient pas plutôt les parents qui craignaient pour leur fillette.

241.

D’après le témoignage de Me, le maître d’école se contentait de faire copier la leçon au tableau par un élève, puis d’aller jouer aux cartes. La qualité déficiente des écoles communales était reconnue par les autorités coloniales sans qu’il y fût apporté de solution.

242.

Le contraste fut grand entre l’éducation des deux familles et la conduite des enfants. L’enfant de la maison hôte, d’un an son aînée, obligeait Me à voler du tabac pour qu’elle fume en cachette ; si Me ne lui obéissait pas, elle ne la laissait pas aller en classe avec elle et lui faisait peur en la menaçant des fantômes (pression efficace car la superstition sévissait et sévit toujours à la campagne, encore plus fortement chez les femmes). En fin de semaine, Me était battue par sa mère quand celle-ci trouvait des brins de tabac dans sa poche, Raconter ma vie, op. cit., p. 21.

243.

Dans le vietnamien de l’époque, “o quê (à la campagne), o dông (dans les champs), o ruông (dans les rizières)” s’opposent à “o cho (au marché), o tinh (à la province) ou tinh thanh (ville et province)”. Me pleura très fort en se séparant de sa mère. Les gens – étant habitués à plus de discrétion - s’attroupaient pour la regarder et sa cousine lui dit : « Ici (o cho) si tu pleures les gens vont se moquer de toi. », Raconter ma vie, op. cit., p. 22.

244.

Cette dame était la veuve d’un enseignant et dans sa famille nombreuse, comptait deux fils et deux gendres dans l’enseignement. Toute la fratrie a cotisé pour permettre au dernier fils de poursuivre des études de médecine à l’Université de Ha Nôi, Raconter ma vie, op. cit., p. 25.

245.

Les parents de Me en furent très soulagés car il aurait été inconcevable, même en ayant les moyens financiers, de confier la jeune fille à n’importe quelle locataire.

246.

Après les trois premières années du primaire (cours enfantin, préparatoire et élémentaire), les enfants devaient réussir le certificat d’étude primaire pour pouvoir continuer en cours moyen 1ère puis 2ème année et en cours supérieur. Ces trois classes n’existaient que dans les EPE situées dans les centres urbains, cf supra, note 26. Les élèves de provinces devaient souvent passer par un autre « cours certifié », significativement nommée tiêp liên (transition) avant de rentrer au collège.

247.

NGUYÊT TU, Duong sang trang sao (Chemin lumineux, lune et étoiles), Tông hop de Hô Chi Minh Ville, 2004, 478 p., mémoires de Nguyêt Tu, née Nguyêt Tuê, épouse de Lê Quang Dao, ex-Président de l’Assemblée nationale vietnamienne, elle-même écrivaine, journaliste et cadre de l’Union des Femmes. Nous utiliserons le nom de plume Nguyêt Tu pour désigner l’auteure et Nguyêt Tuê pour la personne dont la vie est relatée.

248.

Chemin lumineux…, op. cit., p. 37.

249.

Les filles de madame Duong, belle-sœur de la mère de Tuê. Dans la parenté vietnamienne, ce sont les tantes de Tuê, puisque les cousines de sa mère sont considérées comme des sœurs. Elles avaient 15, 16 ans et étaient élèves du collège Dông Khanh. Ce fut ainsi que Tuê commençait à rêver de ce collège de jeunes filles, unique en Annam, et était initiée aux activités patriotiques des jeunes intellectuelles, op. cit. p. 37-39.

250.

Le grand peintre apparaît dans les mémoires de sa fille comme un mari et un père aimant mais qui poursuivait sa passion artistique au point de laisser toutes les charges de famille à son épouse. Celle-ci était bien obligée d’en repasser une partie à sa fille aînée, si jeune fût-elle.

251.

Chemin lumineux…, op. cit., p. 40.

252.

La limite d’âge était de 13 ans pour les garçons et de 14 ans pour les filles. Huynh Thi Lâm (Tuniques violettes…, op. cit. p. 144) devait au contraire bénéficier d’une dérogation sollicitée par la direction de son collège pour passer cet examen à 13 ans.

253.

Pour vendre des tissus, puis du riz afin d’assurer la vie de la famille ayant quatre enfants à charge.

254.

Chemin lumineux…, op. cit., p. 44.

255.

Voici les réflexions de Tuê : « Toute jeune que je fusse je savais que les plateaux en bronze constituaient une réserve dans la maison. On ne s’en servait que pour les anniversaires de la mort des ancêtres, on les vendait ou les mettait en hypothèque quand on se trouvait dans le besoin. », Chemin lumineux…, op. cit., p. 47.

256.

Nguyên Thi Trang, « Tôi hoc o hai truong (J’étudiais aux deux écoles) », in Tuniques violettes…, op. cit., p. 160-162. Même si elle n’obtint pas son baccalauréat, le fait d’avoir poursuivi ses études jusqu’à ce niveau constitua une « exception jamais vue encore » dans sa province éloignée.