Egalité sur les bancs de l’école ?Emergence d’une élite ?

Comme les garçons de condition modeste, toutes les élèves filles de ce temps, quelle que fût leur origine familiale, comprenaient que l’accès aux études leur ouvrait un horizon jusque-là inconnu. Elles étaient conscientes d’appartenir à une autre communauté, celle des élèves de Dông Khanh 257 ou des Tuniques violettes. Leur impression était renforcée par des règlements très stricts de la vie à l’internat comme de l’organisation des études. Des associations d’anciennes élèves de ces collèges se sont constituées plusieurs dizaines d’années après la fin de leurs études, mais les membres se sentent toujours liées pas un sentiment d’appartenance très marqué. Beaucoup d’anciennes élèves du collège des Tuniques violettes expriment à soixante, à quatre-vingts ans leur attachement fort, leur profonde reconnaissance envers l’école et leur fierté d’être membres de cette élite intellectuelle consciente de son devoir civique 258 .

Le trousseau obligatoire des élèves internes 259 représentait une source d’angoisse, voire un cauchemar pour les enfants des familles pauvres. Dans plus d’un cas, ce fut l’une des raisons pour lesquelles un-e enfant pauvre se voyait exclu-e de l’école même après avoir été admis-e au concours d’entrée. Certain-es choisissaient de repasser le concours l’année suivante pour obtenir un meilleur classement et bénéficier d’une bourse. On se rend compte de la difficulté accrue pour les filles dans ce cas. Mais justement l’uniforme que portaient les élèves effaçait les différences d’origine sociale en tenant compte des particularités régionales, rehaussant les plus humbles au niveau du groupe social dominant dans chaque collège. Par exemple, les collégiennes de Sai Gon ne portaient le ao da i (tunique vietnamienne) violet que pour les sorties en ville ; en classe elles pouvaient s’en débarrasser pour se contenter d’un ao ba ba 260 blanc. Celles de Huê, la cité impériale, portaient tout le temps des ao dai blancs ou bleus ; de la même façon que celle du Couvent des Oiseaux, collège catholique de Da Lat que fréquentaient les filles d’empereur, de mandarins et de hauts fonctionnaires. Quant aux Hanoiennes, voici ce que rapporte en 1936 madame Brachet 261 , directrice de l’Ecole normale des jeunes filles de Ha Nôi :

‘« Quand je suis arrivée à Hanoi en 1921, toutes mes élèves portaient un cai ao (veste, chemisier vietnamiens) noir. C’était tellement triste que j’ai essayé d’obtenir qu’elles mettent, au moins, un cai aoviolet. Les familles s’y sont violemment opposées. Pourtant le violet est l’uniforme des femmes annamites. Aujourd’hui, mes élèves ont des robes de couleur. »’

L’évolution des vêtements dans l’apparence extérieure était cependant moins importante que l’initiation à de nouvelles connaissances, à une culture et à des valeurs différentes, à une libération de l’individu par rapport à des règles explicites et implicites contraignantes.

‘« Formées à nos idées, constate madame Brachet, les jeunes Annamites n’acceptent plus ce qui pour leur mère était de règle. Aucune ne consent à devenir “ épouse de second rang ”. Sur ce point, elles ne cèdent pas, quelles que soient l’insistance, les menaces de leurs parents. Elles ont acquis le sentiment de leur dignité personnelle. Elles exigent un budget autonome et l’on voit maintenant cette chose stupéfiante, en Annam : de jeunes ménages s’installent dans leur maison et la jeune femme se libère de l’autorité de sa belle-mère. »’

Tous les témoignages convergent pour affirmer que le sentiment d’appartenance à l’élite intellectuelle était bien plus marqué que celui d’appartenance sociale, ce qui représente un changement profond par rapport à une société où la hiérarchie basée sur les fortunes et sur le rang social du chef de famille était jalousement préservée, surtout dans le Nord et le Centre. Un exemple en est donné dans le roman de Nguyên Công Hoan intitulé La ngoc canh vang (Feuille de jade, branche d’or). La « feuille de jade », c’était Nga, fille unique d’un riche mandarin chef de province. Elle tomba amoureuse de Chi, le fils d’une veuve, pauvre vendeuse de xôi che (riz gluant et friandises sucrées) habitant à côté de la résidence de son père. Pour ses parents et ses serviteurs, comme pour tout le monde Chi était le fils de la misérable marchande ; on l’appelait thang 262 Chi ; alors que Nga était demoiselle (). Nga réprimanda sa bonne : « C’est un élève, il va au collège comme moi. Ne l’appelle pas comme cela. Et ne prends pas ce ton méprisant. » 263 L’oncle de Nga, formé lui aussi à l’école coloniale, partageait le point de vue de sa nièce et fut plus d’une fois complice dans l’amitié puis l’amour du jeune couple, par trop discordant aux yeux des représentants de la tradition. Dans leurs témoignages écrits et oraux, les collégiennes de condition modeste attestaient également de la camaraderie et de la sororité qu’elles partageaient avec leurs compagnes issues des classes privilégiées, du respect et de l’estime qu’inspiraient en général les professeur-es français-es et vietnamien-nes, de leur bienveillance dont elles sont restées reconnaissantes longtemps après. Les oppositions idéologiques, les guerres cruelles, les séparations dues aux guerres et au partage du Viêt Nam en deux pays de 1954 à 1975, les drames et nouvelles séparations pendant les décennies difficiles d’après-guerre, rien n’a pu dissoudre la cohésion intellectuelle – et du côté des femmes, plus nettement sentimentale – de la jeunesse scolaire de la première moitié du 20ème siècle.

L’élite intellectuelle se démarquait par leur savoir et savoir-faire. Bien des années après, les ex-collégiennes sont encore fières d’avoir été initiées aux notions d’hygiène – nouvelles pour l’époque – à la puériculture, à une cuisine plus diversifiée, à la couture et la broderie… Mais à partir du collège, les programmes ne différenciaient pas de beaucoup entre l’école des filles et celle des garçons ; elles étudiaient ainsi les mêmes matières qu’eux, lisaient La Fontaine, Flaubert, Balzac, Hugo, Lamartine, Daudet, Musset, et aussi George Sand et Colette, dont bien des années après elles appréciaient toujours les valeurs humanistes 264 . Si les élèves garçons pouvaient se réclamer de traditions millénaires d’écriture et de lecture, pour les élèves filles, ce devait être une découverte passionnante dont elles se souviennent avec émotion :

‘« J’ai été mise en contact avec une autre source littéraire non moins attrayante 265 . Ronsard, Corneille, Racine, Rousseau, Rabelais, Maupassant, … étaient les auteurs les plus captivants. Beaucoup de collégiennes ne faisaient pas la sieste pour se consacrer à la lecture. D’autres ont passé tout le dimanche, toutes les vacances de Noël pour lire intégralement Hernani, Quatre-vingt-treize, Les misérables de Victor Hugo, Le livre de mon ami, Le crime de SylvestreBonnard d’Anatole France, La comédie humaine d’Honoré de Balzac,… » 266 . ’

Des anciennes du collège des Tuniques violettes se rappellent avec reconnaissance la “prof” de Français qui leur recommandaient de ne pas abuser des lectures d’auteures comme Delly. Comme leurs camarades du sexe masculin, les jeunes Vietnamiennes avaient à cœur les problèmes politiques du pays et étaient imprégnées des qualités humaines valorisées par l’élite confucianiste à laquelle appartenait souvent leur milieu familial ; beaucoup affirment avoir été impressionnées par Corneille 267 plus que par Racine et avoir apprécié aussi bien le vaillant général Napoléon Bonaparte que la figure de l’héroïne Jeanne d’Arc. Le romancier Hô Biêu Chanh semble combattre des préjugés de genre quand, dans un contexte social qu’il situe vers 1938, par la bouche un personnage masculin, excellent élève en mathématiques, il explique à deux lycéennes que la philosophie n’était pas plus facile que les maths et qu’il leur suffisait de faire un petit effort pour bien réussir leur baccalauréat en Maths 268 . L’évolution est loin d’être linéaire ; mais la société vietnamienne était bien en train de bouger dans la première moitié du 20ème siècle.

Les romans de Hô Biêu Chanh dans le Sud comme du groupe Tu luc dans le Nord mettent largement en scène les nouveaux et nouvelles représentant-es de la jeunesse scolaire. Ils témoignent de l’émergence d’une nouvelle élite et chez les femmes, il s’agit d’une première fois dans l’histoire où les intellectuelles s’affirmaient ainsi comme la partie la plus éveillée d’une ou de deux générations et non plus comme des cas exceptionnels de femmes de lettre. Aussi bien les oppositions de classe, de région que de genre semblaient s’estomper, rendues mineures face à l’homogénéité intellectuelle.

Notes
257.

Les deux collèges de jeunes filles indigènes de Ha Nôi et de Huê s’appelaient tous les deux Dông Khanh, nom de règne de l’empereur vietnamien qui le premier avait accepté la collaboration avec les Français. Après la révolution d’Août 1945, le nom du collège de Ha Nôi fut changé en collège Trung vuong, en l’honneur des premières souveraines de l’histoire vietnamienne.

258.

Tuniques violettes, op. cit., p. 14-17, 20-22, 31, 71, 78, 80, 83, 89-90, 92, 93-95, 106, 108, 122, 133, 139, 141, 159, 205, 238…

259.

Il se compose de deux jeux de drap, d’un moustiquaire en tulle, de 12 costumes avec une veste ba ba en coton blanc, 12 mouchoirs et serviettes, un costume avec tunique violette et pantalon blanc pour les sorties, un short et un chemisier à manches courtes pour la gymnastique, un couvert, des serviettes hygiéniques, des chaussures. Tuniques violettes, op. cit. p. 79, 140-141

260.

Sorte de chemisier-veste, au col rond, qui était traditionnellement portée par les femmes du Centre et du Sud.

261.

H. CELARIE, Promenade en Indochine, Paris, 1937, p. 176-177, cité par P. Brocheux, La colonisation ambiguë, op. cit., p. 235.

262.

Thang est le mot d’adresse masculin le plus vil utilisé pour des enfants (du bas peuple), des hommes de condition inférieure (comme le coolie, le serviteur, le conducteur de cyclo-pousse) ou des malfaiteurs (le voleur, le pickpocket).

263.

NGUYÊN CÔNG HOAN, La ngoc canh vang, 1ère éd. 1934, in Buoc duong cung (L’impasse), Cô giao Minh (Minh, l’institutrice), La ngoc canh vang (Feuille de jade, branche d’or), rééd. Thanh Niên, Ha Nôi, 2003, p. 495.

264.

Tuniques violettes, op. cit., p. 17, 24

265.

Avant son entrée au collège des Tuniques violettes et parallèlement à l’enseignement colonial, la famille – sans doute de lettrés – de cette élève avait pris le soin de lui faire apprendre entre six et quatorze ans la littérature traditionnelle et les écrits des lettrés patriotes, Tuniques violettes, op. cit. p. 17-18.

266.

Tuniques violettes, op. cit. p. 17-18. Vo Ngoc Nghi, née en 1923, à plus de quatre-vingts ans cite encore avec plaisir Musset et Baudelaire.

267.

« Rodrigue, as-tu du cœur ? » est un vers souvent cité encore avec émotion plus d’un demi-siècle après par des anciennes des Tuniques violettes comme de Marie Curie (collège des jeunes filles françaises, devenu après 1954 lycée de jeunes filles enseignant un programme français mais largement ouvert au public vietnamien).

268.

HÔ BIÊU CHANH, Nhung diêu nghe thây (Ce qu’on entend et qu’on voit), 1ère éd. 1956, Tông hop Tiên Giang, 1989, T. II, p. 192.