Les années scolaires ne constituaient cependant qu’un interlude provisoire, qu’une échappée éphémère. Un nombre important de petites filles n’allaient pas plus loin que le certificat d’études élémentaires (bang so hoc yêu luoc) soit parce que les classes au-delà de ce niveau n’existaient pas dans le voisinage, soit parce que la fille aînée (ou plus âgée) était une aide indispensable à sa famille après l’accouchement ou le décès de sa mère 269 . En 1941, Hoang Xuân Sinh dut aussi quitter l’école pour s’occuper de ses frères et sœurs quand sa mère mourut à vingt-neuf ans. La famille ne manquait pas vraiment de moyen, mais c’était son père qui se sentait tellement désemparé qu’il avait besoin de sa fille aînée pour avoir l’impression que quelqu’un s’occupait de la maison et des plus petits 270 . D’autres ne terminaient pas le collège car elles furent rappelées par la famille pour se marier. Même si l’âge du mariage des jeunes filles était moins précoce dans les familles aisées que dans les couches populaires, il restait aux environs des quinze, seize ans ; et compte tenu de la difficulté d’accès, les élèves commençaient le collège à quatorze ans pour les filles. Si dans la plupart des cas, c’était la famille qui imposait l’arrêt des études, cela était dû également à l’intolérance des fonctionnaires de l’éducation nationale. L’élève Lê Thi Ng. A., originaire de Tra Vinh, dut quitter le collège car ses parents n’avaient pu supporter l’affront de voir tous les cadeaux apportés de la campagne lointaine à leur fille en interne jetés à la poubelle par mesure préventive d’hygiène. La collégienne H. invita ses camarades de classe à ses fiançailles. Elle fut renvoyée du collège le lendemain, car : « c’est un collège de jeunes filles et pas de jeunes femmes », dit la Directrice des Tuniques violettes, madame Bouillon 271 . Il est à noter que des destinées d’hommes, et pas seulement de femmes ont dû prendre un autre cours pour des raisons analogues ; mais la porte déjà étroite pour les élèves filles n’en fut pas moins rétrécie.
Celles qui poursuivaient jusqu’au DEPSFI (Diplôme d’enseignement primaire-supérieur franco-indigène) étaient considérées dans l’ensemble comme ayant achevé le cursus. Ce diplôme s’appelle Thanh chung en vietnamien, ce qui signifie “réussite finale”. La plupart des jeunes filles s’arrêtaient en effet à ce niveau et très rares étaient celles qui poursuivaient les deux années complémentaires qui débouchaient sur un baccalauréat local. Bui Thi Me raconte sa tristesse après l’obtention du diplôme car, comme ses camarades elle savait que cela signifiait la fin de la vie studieuse pour « prendre la voie de mes grand-mères, de ma mère et de mes tantes » où leur choix était bien restreint :
‘« De retour à la maison, je n’entends parler que de mariage. J’ai trop peur, je demande à mes parents la permission de me faire enseignante. Me voyant maigre et de faible santé, ils ont peur de la tuberculose. Je voulais suivre la formation sur trois ans d’infirmière d’Etat ou de sage-femme d’Etat. Ils disent non à tout. Je suis très triste, j’ai peur d’être mariée, ce que j’ai toujours craint ! Je voudrais avoir une profession pour être autonome dans la vie et ne me marier que lorsque j’aurai rencontré quelqu’un qui ait une bonne moralité et qui me convienne. Mais malheureusement, de tout côté on vient parler de mariage, ma famille trouve aussi qu’une jeune fille de mon âge doit y penser. Les entremetteurs et les entremetteuses arrivent les uns après les autres, cherchent à me faire entrer dans ce cercle restreint et à m’y ligoter selon leur bonne volonté. » 272 ’Outre les difficultés d’accès des études secondaires et universitaires – il fallait aller à Ha Nôi pour l’unique université indochinoise – la raison essentielle était l’objectif des études des familles en envoyant leurs filles à l’école. Seules les familles aisées pouvaient se permettre ce luxe pour lequel les garçons avaient la priorité absolue ; et justement ces familles n’avaient pas besoin que leurs filles travaillent. « Le collège des jeunes filles (Tuniques violettes) avait aussi un objectif non explicite [mais souvent réalisé], celui de former les jeunes filles aux connaissances culturelles et sociales, au savoir-faire ménager, d’en faire des épouses de mandarins et de hauts fonctionnaires, d’intellectuels occupant une certaine position sociale, c’est-à-dire des dames des classes moyennes et supérieures. » 273 Un grand nombre de collégiennes remplissaient bien ce rôle ou s’y seraient résignées s’il n’y avait pas la révolution et la résistance qui leur avait tendu une perche de secours saisie avec enthousiasme.
Comme la fonction publique restait pratiquement fermée aux femmes indigènes, celles qui travaillaient n’avaient le choix qu’entre l’enseignement (elles étaient maîtresses d’école primaire, professeures de collège mais ne pouvaient accéder aux postes à responsabilité, même dans l’éducation) et la profession de sage-femme, mais, comme les fonctions éducatrices, celle-ci avait un prestige difficilement imaginable de nos jours. Les élèves sages-femmes étudiaient à la faculté de médecine et avaient le statut de sage-femme d’Etat à la sortie. Dans les professions libérales de nouvelles possibilités étaient aussi ouvertes aux femmes instruites. Hô Biêu Chanh dans ses romans met en scène des jeunes diplômées qui décident d’avoir une vie professionnelle pour être autonomes financièrement, aider la famille, mais aussi s’affirmer et instruire d’autres femmes. 274
La différence demeurait très importante entre celles qui exerçaient un métier, gagnaient leur vie, aidaient leur famille d’origine, vivaient par conséquent du savoir acquis de leurs études et les autres qui retournaient au foyer et à la soumission aux dépendances traditionnelles. Les élèves du collège des Tuniques violettes rapellent avec un grand estime le cas de l’une de leurs professeures vietnamiennes, madame Trân Van Dôn. Elle était connue sous le nom de son époux 275 , un médecin vietnamien de nationalité française. D’origine modeste, Ly Thi Xuân Yên avait accepté d’être l’épouse secondaire du Dr Dôn à la condition de conserver sa profession d’enseignante et de réserver son salaire pour les études de son frère 276 . Ses élèves l’admiraient d’avoir posé ces conditions et de paraître toujours au collège dans une tenue simple d’enseignante, en quelque sorte d’avoir préservé une partie d’elle-même après son mariage arrangé par la famille.
Mais un grand nombre de collégiennes, sans doute le plus grand nombre dans les promotions avant celles qui finissaient ou étaient en cours de formation quand éclata la révolution d’août 1945, devait rentrer au foyer après leur diplôme de “réussite finale (Thanh chung)”. Nguyên Thi Tôt raconte non sans regret à quatre-vingt dix ans :
‘« Après le collège, je suis retournée au village et j’ai demandé l’autorisation d’être enseignante, mes parents ont refusé, ils voulaient que je reste à la maison pour m’occuper des petits frères et sœurs. Mariée, j’ai demandé de nouveau de me faire enseignante et essuyé un deuxième refus. Je me suis résignée ainsi à rester au foyer pour m’occuper des enfants. Plusieurs dizaines d’années se sont passées avec les devoirs de femme et de mère. » 277 ’
Dans les années 1977-1987, alors que nous enseignons à l’Université Pédagogique de Hô Chi Minh Ville, des étudiantes originaires de la campagne du Nord témoignent qu’entre 8 et 15 ans, elles pleuraient de rage, quelques-unes de désespoir quand, étant élèves à l’école primaire ou au collège, elles apprenaient que leurs mères venaient « encore » d’accoucher, car elles savaient combien cela représentait une charge supplémentaire de travail ménager pour elles-mêmes. Bien que l’école fût gratuite – et la scolarité obligatoire sous le régime socialiste – ces élèves-filles savaient qu’elles risquaient de devoir abandonner leurs études si elles n’arrivaient pas à surmonter cet obstacle.
Le fait nous a été relaté au cours d’un entretien que Hoang Xuân Sinh nous a accordé chez elle le 23/7/2002 et elle en a reprécisé les nuances au cours de notre deuxième entretien le 26/4/2004.
Témoignage de Châu Thi Luc, « Vai net ky luât cua truong Ao Tim (Quelques traits de la discipline au Collège des Tuniques violettes) », in Tuniques violettes…, op. cit., p. 267-268.
Raconter ma vie, op. cit., p. 37.
Vo Ngoc Nghi, « Ngôi truong 90 tuôi (Le collège de 90 ans) », in Tuniques violettes…, op. cit. p. 15-22. Cette auteure rapporte également le témoignage d’une camarade de collège, Bui Thi Nga, épouse de Huynh Tân Phat, architecte, Président du Gouvernement Révolutionnaire Provisoire de la République du Sud Viêt Nam dans les années 1969-1975 et elle-même militante communiste : « En 3ème, 4ème année quand nous allions passer notre examen de sortie, nous étions logées à l’étage, du côté de la “Double Rue”. En regardant les villas en face avec leurs salons illuminés où se déroulaient des réceptions somptueuses, où les hôtesses et invitées étaient habillées luxueusement et se comportaient avec une grande courtoisie, au fond du cœur nous rêvions d’une future vie dans l’aisance où nous pourrions nous aussi organiser de telles activités de salon. », Tuniques violettes…, op. cit. p. 15-16.
Voir par exemple HÔ BIÊU CHANH, Hai khôi tinh (Deux amours), Tông hop Tiên Giang, 1988, 156 p., p. 9-12.
C’était seulement dans les couches privilégiées qu’on adoptait, non sans un certain snobisme cette coutume française. Dans les traditions vietnamiennes, en signe de courtoisie respectueuse, on évitait au contraire de prononcer le nom des personnes et préférait le remplacer par le rang familial (cf supra) ou social. Les élèves de Des Tuniques violettes utilisaient cô Tu (maîtresse Quatrième, parce qu’elle était la quatrième dans sa fratrie) ou cô Nam pour s’adresser à leurs professeures de Maths (née Pham Thi My) et de Vietnamien (née Phan Thi Cua) qui étaient célibataires; en parlant d’elles à la 3ème personne, on disait cô Tu My ou cô Nam Cua). Mais elles appelaient leur professeure de Français Madame Dôn, Trân Van Dôn étant le nom de son mari. Une autre enseignante, épouse d’un enseignant nommé Pham Kim Quôc était appelée Madame Pham ; tous les deux époux avaient fait leurs études en France. Voir Tuniques violettes, op. cit. p. 17-19, 165, 167.
En revoyant ses anciennes élèves dans les années 1980, elle dit sa satisfaction d’avoir tenu à travailler et de bénéficier ainsi d’une retraite qui lui permettait un troisième âge pas trop difficile en dépit des aléas de la vie, Tuniques violettes, op. cit. p. 17.
Tuniques violettes, op. cit. p. 13.