L’éducation familiale : permissions, contraintes ou impuissance ?

L’éducation des filles, surtout dans les couches sociales moyennes et supérieures était fondée sur la morale confucéenne avec les trois dépendances et les quatre vertus. Les familles de lettrés ou qui envoyaient leurs enfants à l’école des lettrés avaient l’assurance que leur instruction inculquait les mêmes valeurs humaines et morales que celles dont les ancêtres avaient été imprégnés. Déjà avant la colonisation cependant, la morale confucéenne s’était manifestée avec bien des nuances différentes selon les régions, les milieux sociaux et les « lois de (chaque) famille », en vietnamien gia phap ou nêp nha. Dans les années 1918-1945, l’enseignement franco-indigène, voire français – car les familles les plus puissantes et les plus riches pouvaient envoyer leurs progénitures dans les écoles françaises en Indochine ou en France – changea complètement l’état des choses. Les conjonctures socio-économiques, plus mouvantes, mettaient d’autre part l’éducation familiale à de rudes épreuves.

Deux nouvelles de Nguyên Ba Hoc parues dans la revue Nam Phong en 1921 ont fait état de deux aspects différents de l’échec de la famille éducatrice et des conséquences dramatiques qui s’en suivaient. « Récit d’une mariée le soir des noces 278  » et « L’histoire de Chiêu Nhi 279  » racontent respectivement la « déchéance » matérielle et morale de deux filles de mandarin 280 . Voici le récit de la jeune mariée :

‘« Autrefois quand mon père était mandarin, il ne nous exerçait pas à la voie professionnelle ; on pensait qu’il suffisait d’une seule personne que l’empereur bénissait de sa grâce pour que toute la grande famille pût en jouir avec elle 281  ; on trouvait l’oisiveté noble et la pratique commerciale la plus vile des activités. Les enfants de ces familles étaient habitués à la paresse et au luxe, ils ne tendaient que vers des plaisirs illusoires d’aucune utilité. Quand ils tombèrent dans la misère, ils n’eurent pas la moindre capacité intellectuelle ni manuelle… » Après les décès successifs de son père, son frère et sa belle-sœur, à dix-sept ans elle devint le seul soutien de sa mère et de son neveu. Elle n’avait pas d’autre choix que d’aller travailler comme ouvrière d’usine. Son récit raconte le dur labeur, les salaires de misère mais surtout ce qu’on appellerait de nos jours le harcèlement sexuel des contre-maîtres chinois. Effrayée par l’un d’entre eux qui essayait de la toucher, elle tomba dans la machine en marche et y perdit deux doigts de la main. Pour une jeune fille de bonne famille, l’humiliation était triple de se mêler aux travailleurs manuels, d’être importunée par des hommes 282 , et des Chinois par-dessus le marché.’

Le personnage Chiêu Nhi, orpheline de père, était quant à elle victime du laxisme de sa mère.

‘Celle-ci se repentit trop tard de l’avoir laissée s’adonner à la coquetterie et aux plaisirs frivoles. Après le décès de sa mère, complètement débridée, Chiêu Nhi goûta à tous les vices, alcool, jeux, opium, rapports sexuels passagers et se retrouva enceinte par suite de la liaison avec un jeune débauché. Quand cela fut connu de tous qu’elle « était au premier rang des filles libres du Viêt Nam », le chef de la grande famille 283 la força à se faire avorter puis l’exclut de la famille dont il se devait de préserver l’honneur. Déchue, elle n’arrivait même pas à se faire embaucher comme nourrice ou servante. Elle fut finalement réduite à aller mendier dans les rues, accompagnée d’un enfant qu’elle avait eu d’un veilleur de nuit avec qui elle vit maritalement. Il a toujours été plus difficile d’éduquer les enfants de familles nanties aux valeurs de l’épargne, de la modération et de la modestie, remarque l’auteur. Mais c’était depuis seulement une dizaine d’années que « la société s’est ouverte et que les mœurs ont changé, que le spectacle de la vie n’est plus restée comme autrefois. »’

La famille chavirait et son éducation perdait beaucoup de sa puissance. L’un des premiers cris d’alarme a été exprimé assez contradictoirement par un jeune écrivain formé à l’enseignement moderne sur les colonnes d’une revue la plus conservatrice qui fût !

Si Nguyên Ba Hoc était bien fondé en déplorant l’échec de l’éducation familiale dans ces deux cas, d’autres sources montrent combien cette éducation était demeurée un contre-poids important de l’instruction moderne et que l’effet de cette instruction pouvait être renforcé ou contrebalancé, neutralisé par elle. Jamais dans aucune époque de l’histoire vietnamienne, avant 1918 ou après 1945 284 , la famille et son éducation n’avaient et n’auront été autant sollicitées par les uns, reniées ou remises en question par les autres. P. Brocheux a bien cerné l’enjeu : « Dans les années vingt et trente, à travers le malaise de la jeunesse, les interrogations sur le statut de la femme, on s’aperçoit que la société vietnamienne a été ébranlée dans ce qu’elle avait de névralgique : la famille. » 285

Hoang Ngoc Phach semblait exprimer néanmoins le courant majeur des intellectuels avant 1945 quand il affirmait sa conviction dans la stabilité des valeurs familiales et surtout dans le caractère bénéfique de cette institution pour l’intérêt social : 

‘« Je considère que la famille est à la base de la société. La famille vietnamienne a des aspects gênants qu’il est nécessaire de réformer, mais dans l’ensemble elle a de très bonnes choses. (…) J’ai été moi-même enfant puis chef de famille, je n’ai jamais rien vu qui puisse être qualifié de catastrophique dans la famille. Elle représente toujours pour moi un devoir sacré, un sentiment vigoureux. C’est actuellement dans la société vietnamienne un organisme qui forge un esprit de sacrifice et de dévouement nous permettant de placer des sentiments altruistes sacrés au-dessus des mesquineries égoïstes. » 286

Par contre, pour être utile à la société, cette institution traditionnelle devait se réformer et se transformer à plusieurs égards et avec d’autres représentants de sa génération, Hoang Ngoc Phach, auteur du célèbre roman Tô Tâm 287 , ne manquait pas de l’exprimer avec une conviction non moins profonde.

Notes
278.

Nguyên Ba Hoc, « Câu chuyên môt tôi cua nguoi tân hôn », in Nam Phong (Vent du Sud), 1921, n° 46, reproduit dans TRUNG TRUNG DINH et alii, Truyên ngan Viêt Nam thê ky XX (Nouvelles vietnamiennes du 20ème siècle), Kim Dông, 2001, T. 4, p. 184-191.

279.

Cô chiêu est l’appellation courante d’une sorte de titre décerné aux filles des mandarins à partir d’un certain grade (celui des fils est âm sinh, ce qui donne câu âm dans la dénomination courante). Ces titres équivalaient à la pension que les mandarins recevaient selon le nombre d’enfants à charge. Câu âm cô chiêu est l’expression consacrée pour désigner par extension les enfants de familles riches et haut placées. L’héroïne de la nouvelle est appelée Chiêu Nhi car elle était la deuxième dans sa fratrie. « Chuyên cô Chiêu Nhi », in Nam Phong (Vent du Sud), 1921, n° 43, reproduit dans Nouvelles vietnamiennes du 20ème siècle, op. cit. p. 191-197.

280.

Dans les deux nouvelles, Nguyên Ba Hoc emploie le terme « nha tai mat (famille dont la face est bien connue) » pour désigner l’origine sociale de ses héroïnes.

281.

« Un seul est mandarin et toute sa grande famille en bénéficie », dit un proverbe bien connu.

282.

Voir supra l’interdiction de se toucher entre personnes de sexe différent.

283.

Truong tôc en vietnamien. Souvent le fils aîné de la branche aînée de la grande famille, le truong tôc dans le Nord et le Centre et plus particulièrement dans les familles d’anciens mandarins, jouissait et jouit encore, il est vrai dans une moindre mesure, d’un grand pouvoir de décision sur les questions d’héritage, de culte des ancêtres comme d’autres questions concernant l’honneur et la réputation du clan familial. Son rôle est bien moins important dans le Sud.

284.

Si ce n’est en cette fin du 20ème et ce début du 21ème siècle, sous les effets du dôi moi récent.

285.

Indochine, la colonisation ambiguë, op. cit. p. 233.

286.

Réponse à la question : « Que pensez-vous de la famille ? » au cours d’un interview relaté dans « Une heure avec l’écrivain Song An Hoang Ngoc Phach (Môt gio voi nha van Song An Hoang Ngoc Phach) », Lê Thanh, Tri tân (Connaître le nouveau), n° 60, 19-25/8/1942, p. 10-11, 16.

287.

Tô Tâm (Orchidée au coeur pur), 1ère éd. 1925, reproduit dans NGUYÊN HUÊ CHI, Hoang Ngoc Phach, duong doi va duong van (Hoang Ngoc Phach, sa vie et son œuvre), Van hoc, 1996, 764 p., p. 171-286.