L’opinion sociale et l’emprise des associations et communautés

L’opinion publique représentait une force très contraignante et cela était encore ressenti aussi bien dans les témoignages personnels que dans la presse ou les représentations littéraires de l’époque. Elle n’était pas seulement contraignante vis-à-vis des femmes, mais celles-ci restaient parmi les cibles privilégiées des “railleries de la bouche du monde (miêng thê chê cuoi)” et des “condamnations du tribunal de l’opinion publique (du luân lên an)”. Dans la campagne, surtout celle du Nord ou dans les milieux réputés conservateurs comme la cité impériale de Huê, l’opinion disposait en plus de mesures concrètes de coercition et des châtiments des plus violents.

L’un des meilleurs auteurs de l’époque qui ait critiqué ces “mœurs et rites obsolètes” avec une puissance convaincante, une grande intensité des sentiments et de la verve dénonciatrice est Nguyên Hông 288 . La force du contenu et de l’expression est due au talent littéraire, mais aussi en grande partie à son expérience vécue. Son père, un petit fonctionnaire opiomane et tuberculeux, décéda quand Hông avait douze ans, après avoir ruiné la famille. Sa mère devait partir loin du foyer pour gagner sa vie ; elle était en plus victime des médisances de la part de la belle-famille et du voisinage. La sœur de Hông était accusée d’être une enfant adultérine. Sa mère eut ensuite un autre bébé alors qu’elle était encore en deuil de son mari. Hông a rapporté dans ses mémoires d’adolescent son indignation face aux commérages des voisines : 

‘« Après avoir dénigré tous les voisins, les deux femmes retournent à ma famille. Mon père serait intransigeant et d’une dureté sournoise. Au contraire, ma mère serait une dévergondée aux mœurs faciles et une femme presque sotte qui ne comprenait rien. Tandis que ma grand-mère aurait collecté toutes les méchancetés et cruautés des femmes qui dès la naissance avaient dû vivre avec des préjugés, des mœurs obscures et féroces, qui devaient ensuite considérer l’instruction comme une bizarrerie, la liberté comme un péché et prenaient plaisir à en imposer aux autres femmes et à les faire souffrir chaque fois que cela leur était donné de le faire. » 289

Dans ses écrits, Nguyên Hông s’est révolté violemment contre les mœurs obsolètes dont sa mère et d’autres femmes étaient victimes au point de vouloir

‘« s’en emparer pour les mordre, les dévorer, les réduire en miettes, si seulement ces mœurs qui ont torturé [sa] mère étaient un objet comme une pierre, un morceau de verre ou un bout de bois. » 290

Ce n’est certes pas un hasard si le premier roman 291 de Nguyên Hông met en scène une jeune paysanne que les mœurs par trop rigides ont poussée jusqu’à la plus ignoble déchéance.

‘Enceinte et abandonnée par un jeune fonctionnaire agronome, Binh 292 était glacée d’effroi en se rappelant la coutume du phat va, qui imposait à la famille dont l’un-e des membres avait enfreint les codes moraux du village des punitions pesantes matériellement et humiliantes moralement. Sept, huit ans avant Binh, Minh, une autre fille-mère du village avait dû s’agenouiller avec son bébé dans la cour sous un soleil ardent et supporter les railleries cruelles des gens pendant toute la demi-journée où les responsables du villages festoyaient avant de décider de son sort. « Des papiers cachetés du chef du village et signés par le conseil des notables ne servaient qu’à menacer et à effrayer la sottise et la lâcheté de Minh et de son père comme des centaines de villageois ignorants » 293 , commente Nguyên Hông par la pensée de Binh. Le père de Minh, après avoir payé des amendes en argent et en nature aux notables, essaya de racheter l’honneur familiale en lui imposant son propre châtiment : la tête rasée et barbouillée de chaux (pour que les cheveux ne pussent repousser), recouverte d’un rê 294 , elle fut promenée dans tout le village. « Les personnes âgées hommes et femmes l’applaudissent joyeusement et une vieille femme dit : « Le châtiment n’est pas encore à la mesure de la faute commise, les rites traditionnels ne sont pas bien respectés. D’après ces rites, Minh aurait dû être promenée toute nue, la face recouverte d’un mo cau 295 . » Les parents de Binh quant à eux vendirent son enfant pour s’en débarrasser et récupérer en même temps quelques dizaines de piastres servant à s’acheter le silence indulgent des notables, à fêter le poste de truong giao 296 (auquel le père de Binh venait d’être nommé et qui risquait d’être compromis par l’acte indigne de sa fille) et à aider la famille à joindre les deux bouts. « Binh serra son enfant contre elle, le cœur meurtri de le voir délaissé et faire l’objet d’un marchandage comme s’il s’agissait d’un buffle ou d’un cochon. Elle était écoeurée de voir que ses parents et les acheteurs n’hésitaient pas à couper l’amour maternel comme ils auraient tranché un saucisson. Mais elle ne pouvait résister. Elle devait ravaler ses larmes pour laisser ses parents vendre son enfant afin d’échapper aux châtiments érigés par on ne savait qui ni depuis quand destinés à punir les filles-mères et afin d’avoir la paix avec ses parents. » 297

Intransigeantes jusqu’à en devenir inhumaines vis-à-vis des filles-mères et des épouses adultères 298 , les mœurs n’étaient pas plus indulgentes à l’égard des veuves qui n’observaient pas la règle morale de la fidélité conjugale au-delà de la mort du mari. A dix-huit ans, l’écrivain Nguyên Hông a raconté la souffrance et la perspicacité de l’enfant Hông à douze, treize ans quand sa tante paternelle parlait du bébé de sa mère : 

‘« Le mot bébé que ma tante a bien fait sonner d’un ton à la fois mielleux et insistant a eu l’effet voulu de me tordre les entrailles. Mais ce n’est pas parce que ma mère a eu un bébé avec un autre alors qu’elle était encore en deuil de mon père que cela m’est douloureux. C’est seulement parce que je l’adore et que je suis en colère de la voir tellement effrayée par de cruels préjugés au point de nous quitter, ma sœur et moi pour partir accoucher en cachette comme un assassin qui aurait été embarrassé avec son couteau ensanglanté. » 299

Non seulement les prostituées, les filles et femmes frivoles étaient mises au ban de la société vertueuse ou se croyant telle, mais aussi les concubines, les jeunes filles qui étaient estimées peu gracieuses ou souffraient d’une infirmité quelconque, les femmes qui ne pouvaient avoir d’enfant et celles considérées comme des vieilles filles, etc… constituaient des cibles pour la raillerie, la maltraitance et la discrimination.

Ce qui changea à partir des premières décennies du 20ème siècle, ce fut que cela ne passait plus inaperçu dans la résignation silencieuse des victimes et des spectateurs passifs. Et dans les couches sociales, les régions géographiques les plus ouvertes à l’évolution économique et socio-culturelle, chez les individus les plus déterminés à tirer profit des opportunités de la modernisation en cours, de nouvelles réalités émergèrent.

Notes
288.

Nguyên Nguyên Hông (1918-1982), est né à Nam Dinh dans une famille de petit fonctionnaire catholique. Ce fut un écrivain précoce dont les premières nouvelles parues dans la revue Tiêu thuyêt thu bay (Roman du samedi) dès 1936 ont été bien accueillies. Avec Bi vo (La voleuse), son premier roman et Nhung ngay tho âu (Les jours de mon enfance), le premier et l’un des meilleurs du genre des mémoires autobiographiques, son talent fut confirmé à 18, 20 ans.

289.

NGUYÊN HÔNG, Nhung ngay tho âu (Les jours de mon enfance), in Nguyên Hông, Oeuvres choisies, éd. Van hoc, Ha Nôi, 1995, T. II, p. 192.

290.

NGUYÊN HÔNG, Nhung ngay tho âu (Les jours de mon enfance), op. cit., T. II, p. 215.

291.

Bi vo (La voleuse), écrit en 1936, gagne le premier prix du roman-reportage (ky su tiêu thuyêt) offert par le groupe littéraire Tu luc (Compter sur ses propres forces) et est édité pour la première fois en 1938.

292.

Le tên de Binh indique l’année de sa naissance dans le calendrier lunaire.

293.

NGUYÊN HÔNG, Bi vo (La voleuse), in NGUYÊN HÔNG, Oeuvres choisies, op. cit. T. II, p. 13-14.

294.

Le est une sorte de plaque en bambou tressé sur laquelle on dépose les marmites. Dans la culture vietnamienne, la tête est une partie du corps à laquelle on ne saurait toucher sans une intention d’humilier la personne. Les punitions qui y portent atteinte sont par conséquent les plus graves.

295.

Le mo cau est la partie la plus épaisse d’une feuille d’aréquier. La « face épaisse (mat day) » est l’expression imagée pour désigner péjorativement quelqu’un qui ne sait pas avoir honte.

296.

Truong giao est celui qui est désigné par le curé du village pour apprendre le catéchisme aux enfants, “s’occuper de l’éducation des âmes enfantines”. 

297.

NGUYÊN HÔNG, Oeuvres choisies, op. cit. T. II, p. 17.

298.

Le châtiment prévu par la loi des Lê (15ème – 18ème siècle) puis des Nguyên (1802-1945) pouvait aller jusqu’à la mort violente de la coupable écrasée sous les pattes d’éléphant ou écartelée par des chevaux (voi giay ngua xe). Celui prévu et qui aurait été encore appliqué en certains endroits jusqu’à l’époque coloniale par les coutumes des villages était de laisser la femme adultère attachée à un radeau en tronc de bananier flottant sur un cours d’eau avec interdiction de la secourir pour la laisser exhibée durant sa mort lente de faim et de soif (tha be chuôi trôi sông).

299.

NGUYÊN HÔNG, Oeuvres choisies, op. cit. T. II, p. 215.