Les femmes vietnamiennes n’ont jamais été inactives dans l’histoire millénaire du pays. La riziculture irriguée, les traditions de la culture autochtone, la féminisation du bouddhisme une fois arrivé dans le sud de la Chine et dans les pays sud-est asiatiques étaient les raisons majeures qui expliquaient leur dynamisme dans la vie économique, sociale, familiale et spirituelle des Vietnamiens. Le confucianisme, en instaurant le système des concours mandarinaux, surtout à partir du 15ème siècle aux époques les plus florissantes de ce mode de formation et de sélection des fonctionnaires de la Cour impériale, condamnait en même temps un nombre croissant d’hommes jeunes et moins jeunes aux études oisives pendant plusieurs années ; alors que les femmes redoublaient d’énergie laborieuse pour prendre en charge matériellement, moralement et affectivement la petite et la grande famille. La participation active à la production agricole, à l’élevage domestique, au petit commerce ou à l’artisanat pendant les périodes peu chargées de la vie agricole était considérée de ce fait comme étant chose habituelle chez les femmes. Ce qui était encore plus remarquable, c’était que les femmes gardaient l’argent provenant de ces activités productives ou commerciales et géraient dans la plupart des cas le budget familial, ce qui expliquait essentiellement leur emprise et leur rôle bien connus et reconnus dans la communauté familiale et villageoise. Cet état des choses fut encore préservé dans la première moitié du 20ème siècle dans la campagne vietnamienne et une bonne partie des couches populaires des milieux urbains. Mais des éléments nouveaux apparurent.
Née en 1912, orpheline à treize ans, la mère de Hoang Xuân Sinh 300 résista à la protection imposée par l’oncle paternel – bac, le frère aîné du père – pour monter un petit commerce en jouant sur les écarts de prix entre Ha Nôi et la campagne afin de subvenir au besoin de la fratrie dont elle était l’aînée. A l’âge de dix-neuf ans elle fut capable de doter chacun de ses cinq frères et sœur d’une petite maison. N’ayant pas encore trente ans, elle était déjà à la tête d’une entreprise prospère, et en même temps à la tête de sa petite et grande famille. Le caractère dam dang traditionnel dans le contexte d’une économie au développement à double vitesse entre la ville et la campagne, soumise aux sursauts des conjonctures politiques de la fin des années 1930 amena ainsi certaines femmes à des destinées exceptionnelles jamais connues encore.
L’instruction plus ou moins poussée permettait l’accès à de nouvelles professions rémunérées et par conséquent libérales et libératrices telles que : enseignantes d’école primaire, de collège ou de lycée et pour quelques rares élues, de l’Université indochinoise de Ha Nôi ; de journalistes et d’écrivaines, voire de gérantes du bureau de rédaction des journaux féminins ou de maison d’édition ; de médecins indigènes dans les hôpitaux et, pour une population féminine plus nombreuse, d’infirmières et de sages-femmes. Même celles qui ne terminaient pas leurs études pouvaient travailler comme couturières, brodeuses. Les plus débrouillardes finirent par monter leurs propres affaires, dirigèrent des écoles professionnelles, des maternités privées ou de petites entreprises familiales.
Aux nonnes bouddhistes existant depuis des milliers d’années, s’ajoutaient les religieuses des missions et couvents catholiques. Un personnage de Hô Biêu Chanh décida de s’enfermer dans un couvent sans avoir la moindre notion religieuse, car le couvent représentait pour elle un refuge et un lieu de pénitence comme la pagode bouddhique l’avait été depuis toujours. Le personnel domestique nombreux, surtout féminin, n’était pas quelque chose de nouveau ; mais le train de vie et l’intérieur des familles nanties ayant beaucoup changé, les bonnes, nourrices voire gouvernantes, préceptrices furent initiées et initiaient d’autres jeunes filles/femmes à des notions d’hygiène, à l’art culinaire français, à la broderie, la couture et à des comportements différents, à des rapports interpersonnels plus égalitaires dans les meilleurs des cas. Leur vie personnelle prit ainsi parfois des cours inattendus dans cette période même ou à une époque ultérieure. Les domestiques et notamment les nourrices et les préceptrices – celles-ci étaient souvent d’anciennes collégiennes de familles aisées victimes d’un drame personnel ou familial – apparaissaient en grand nombre dans la littérature en quôc ngu, y compris dans la poésie nouvelle.
Les concubines, prostituées, filles de maison de jeu, chanteuses et danseuses n’étaient pas non plus ignorées, car le couple héros-belle jeune fille ou artiste-belle jeune fille a représenté de tout temps un sujet privilégié de la littérature classique. C’étaient dans la plupart des cas des stéréotypes servant à illustrer des figures conventionnelles ou des préjugés de lettrés ; mais dans la meilleure veine de cette littérature, des personnages féminins autres que Thuy Kiêu de Nguyên Du exprimaient déjà aux siècles précédents leur révolte et leur aspiration à la liberté et au bonheur individuels.
Presque tous les écrivains de l’époque, au Nord comme au Sud, ceux du courant romantique et idéaliste comme ceux du courant réaliste, voire naturaliste essayaient leur plume au thème des prostituées, filles de maison de jeu… et exprimaient dans la plupart des cas une profonde compassion, si ce n’était une complicité toute neuve. L’écrivain/le poète tiraillé entre de nobles aspirations à servir l’humanité ou la beauté artistique et les tentations les plus triviales des plaisirs du jeu ou de la chair, les contraintes les plus terre-à-terre de la survie matérielle se sentait naturellement tolérant et compréhensif à l’égard des jeunes filles de bonne famille qui dans la plus noire déchéance ne perdaient pas le sens de leur dignité et de leur honneur de femme. Nguyên Du s’était acharné à défendre la “virginité-pureté” de Thuy Kiêu en dépit de ses quinze ans de vie tourmentée en dehors des normes fixées par la moralité confucéenne. Les intellectuels formés à l’école moderne dénonçaient la société coloniale qui entraînait les jeunes filles instruites comme les paysannes ingénues, les citadines des couches sociales démunies dans la déchéance où elles risquaient de perdre jusqu’à leur propre personnalité. L’affirmation de soi ou la résistance parfois désespérée pour préserver sa dignité humaine, tel fut l’accent poignant qui émergea de la nouvelle littérature où ce ne fut plus l’homme – Kim Trong ou Nguyên Du – qui plaignait la douloureuse « destinée de femme (phân dan ba) » ; mais les hommes et les femmes qui déployèrent des stratégies différentes mais convergentes pour une meilleure reconnaissance du droit à une vie digne. Ce fut en décrivant les convulsions de la “destinée humaine” que la littérature moderne des années 1918-1945 rendait compte de la “destinée des femmes” ou mieux, de l’affirmation de soi des femmes y compris les plus défavorisées.
Témoignage de Hoang Xuân Sinh au cours des entretiens chez elle les 23/7/2002 et 26/7/2004.