La presse et les femmes

Le début de la presse moderne chez un peuple traditionnellement lecteur

Lors des deux missions diplomatiques successives en 1443 et 1459, Luong Nhu Hoc avait importé le métier d’imprimerie de la Chine ; mais il s’agissait plutôt d’une initiative privée car ce fut après sa retraite que Hoc apprit ce métier aux habitants de son pays natal, les deux villages Hông Liêu et Liêu Trang de la province Hai Duong. Le seigneur Trinh Can (1682-1709) eut ensuite l’idée de s’approprier la fabrication du papier et envoya de jeunes gens dissimulés dans la suite des mandarins d’une autre ambassade diplomatique ; la mission secrète confiée à ces jeunes gens était de se faire embaucher par les professionnels chinois et d’y rester plusieurs années jusqu’à l’acquisition d’une maîtrise parfaite du métier. Ce fut ainsi que le village Yên Thai et d’autres villages aux environs de Buoi (village dans la banlieue proche à l’époque, aujourd’hui inclu dans Ha Nôi) se spécialisèrent dans la fabrication du papier et en gardèrent le monopole depuis le 18ème siècle jusqu’à la colonisation. Le seigneur Trinh Giang proscrit en 1731 l’importation des ouvrages imprimés d’origine chinoise pour favoriser le développement de l’imprimerie et de l’édition.

Ce rappel historique repris de Huynh Van Tong 307 n’est pas inutile car à notre avis il contribue à expliquer le développement très rapide des métiers d’imprimerie, de journalisme et d’édition, les Vietnamiens étant déjà avant la colonisation épris des lettres et conscients de l’autonomie que pouvait permettre une bonne maîtrise de ces métiers. La presse n’en resta pas moins une nouveauté révélée par l’occupation des provinces cochinchinoises. L’Amiral Bonnard arriva à Saigon en février 1861 avec une imprimante et des imprimeurs. Le premier numéro du Bulletin Officiel de l’Expédition de la Cochinchine parut le 29/9/1861, soit sept mois après la deuxième attaque et l’occupation définitive de Gia Dinh, la plus importante province du Sud. Selon l’éditeur Nguyên Khanh Dam, tout en éditant le Bulletin Officiel de l’Expédition de la Cochinchine en français et le Bulletin des Communes en chinois (destiné en même temps aux lettrés vietnamiens), Bonnard pensa dès le début à l’édition d’un journal en quôc ngu et dut pour ce faire commander en France des caractères spécifiques, travail qui dura plus de deux ans et ne fut achevé qu’en janvier 1864 308 .

Dans son histoire de la presse vietnamienne 309 , Huynh Van Tong distingue quatre périodes 310 dont les deux dernières concernent directement notre étude. Mais même si la presse féminine était presque inexistante dans les deux premières périodes, il ne serait pas inutile de rappeler l’effet bénéfique de ce nouvel outil d’information, de formation et d’échanges sur l’évolution des femmes lectrices d’abord, rédactrices et auteures ensuite.

Gia Dinh bao jouait le rôle de journal officiel pour diffuser les décrets et documents officiels au peuple vietnamien et l’écriture quôc ngu, destinée à remplacer l’écriture sino-vietnamienne et à enrayer par voie de conséquence l’omnipotence des lettrés, dans l’écrasante majorité patriotes et anti-occidentaux. Mais de 1869 à 1872, quand Truong Vinh Ky 311 fut nommé Chanh tông tai 312 par le Gouverneur de Cochinchine G. Ohier, il encouragea la participation des nouveaux intellectuels 313 à la partie Faits divers (Tap vu) qu’il ajouta à la partie Affaires officielles (Công vu) et les initia ainsi à l’écriture, à la nouvelle littérature. Cette nouvelle littérature s’intéressait à la vie quotidienne et par la même occasion à la famille et aux femmes. Elle utilisait le quôc ngu comme outil linguistique et se rendait accessible au large public, à la différence des œuvres classiques en sino-vietnamien ou en nôm.

Gia Dinh bao et Truong Vinh Ky furent les premiers, non pas les seuls. Dans la foulée, ont paru Phan Yên bao 314 , Nông cô min dam 315 , Luc tinh tân van 316 . Comme les deux derniers périodiques, malgré la modération de l’expression montraient une détermination très nette à promouvoir le renouveau économique et social 317 , ils abordèrent très tôt les sujets relatifs aux femmes.

Si l’on compare les grands périodiques du Nam Ky des premières décennies du 20ème siècle et ceux du Nord, les critiques littéraires et les historiens de la presse comme Huynh Van Tong sont unanimes à déplorer le caractère « rudimentaire, mal dégrossi » des premiers et à louer les bienfaits de Dông duong tap chi (Revue Indochinoise) ou de Nam Phong (Vent du Sud) 318 dans la purification du style et dans le développement de la nouvelle littérature en quôc ngu. Par contre, ni la formation érudite ni le point de vue conservateur et pro-gouvernemental des derniers ne les prédisposaient à prendre sérieusement en compte les femmes, même si Nguyên Van Vinh créa sur les colonnes de Dông duong tap chi une rubrique « Paroles de femmes (Nhoi dan ba) » qu’il prenait en charge lui-même sous le pseudonyme féminin Dao Thi Loan.

Notes
307.

HUYNH VAN TONG, Bao chi Viêt Nam tu khoi thuy den 1945 (La presse vietnamienne des origines à 1945), Thanh phô Hô Chi Minh, 2000, p. 18-23.

308.

Nguyên Khanh Dam éd., Lich trinh tiên hoa sach bao quôc ngu (Evolution de la presse et des livres en quôc ngu), Luy Tre, Sai Gon, 1942, p. 23, cité par Huynh Van Tong, op. cit. p. 58. Le n° 1 de Gia Dinh bao (Journal de Gia Dinh), premier journal en quôc ngu, aurait daté selon l’hypothèse très vraisemblable de Huynh Van Tong, du 15/4/1865, La presse vietnamienne…, op. cit, p. 59.

309.

Bao chi Viêt Nam tu khoi thuy den 1945 (La presse vietnamienne des origines à 1945) est en fait la réédition complétée d’une Histoire de la presse vietnamienne (Lich su bao chi Viêt Nam), Tri Dang, Sai Gon, 1973.

310.

Les quatre périodes sont d’après cet auteur : 1865-1907 (le début), 1907-1918 (les conséquences de la politique d’Albert Sarraut), 1918-1930 (le développement avec la présence de deux grands périodiques Dông Duong tap chi et Nam Phong) et 1930-1945, l’apogée avec le groupe littéraire Tu luc (Compter sur ses propres forces) et ses deux périodiques Phong hoa (Mœurs) et Ngay nay (Notre temps).

311.

Truong Vinh Ky (1837-1898), communément appelé Petrus Ky fut un savant catholique qui a apporté une contribution considérable et diversifiée au développement de la recherche et de la diffusion du savoir sur les cultures française et vietnamienne, ainsi qu’à celui de la langue et de la littérature vietnamienne en quôc ngu.

312.

Poste qui devait cumuler celui de directeur et de rédacteur en chef.

313.

Voir « Avis aux interprètes, secrétaires, instituteurs, etc » pour les encourager et les guider dans la rédaction « une fois toutes les semaines ou toutes les deux semaines de tout ce qui se passe sur place, tout ce qu’[ils] savent dans leur pays tels que des vols, cambriolages, des maladies, des accidents, des infortunes, des personnes attaquées et enlevées par des tigres ou des crocodiles, des incendies des marchés ou des maisons de particuliers, l’état des moissons, les métiers qui sont les plus prospères, etc. En somme, raconter les faits nouveaux et étranges dans le journal pour informer les gens. », Gia Dinh bao, n° 11, 8/4/1870, cité par BUI DUC TINH, Nhung buoc dâu cua bao chi, truyên ngan, tiêu thuyêt va tho moi, 1865-1932 (Les premiers pas de la presse , des nouvelles, des romans et de la nouvelle poésie, 1865-1932), Thanh phô Hô Chi Minh, Ho Chi Minh Ville, 3ème éd. 2002, 321 p., p. 48-49

314.

Phan Yên est un autre nom de Gia Dinh, qui désigne non seulement la province la plus importante du Sud mais aussi par extension toute la Cochinchine. Le journal de Phan Yên avait comme rédacteur Diêp Van Cuong. Originaire de Cao Lanh, Sa Dec, Cuong fut l’un des premiers jeunes boursiers vietnamiens ayant fait ses études à Alger dans la même promotion que Nguyên Trong Quan, auteur du premier roman en quôc ngu . Il se fera connaître dans les périodes ultérieures comme un des plus grands journalistes de l’époque. Le journal a eu une vie éphémère car il a ouvertement critiqué la politique coloniale. Voir Huynh Van Tong, La presse vietnamienne…, op. cit. p. 70.

315.

Le premier numéro de Nông cô min dam (Causerie sur l’agriculture et le commerce) a paru le 11/8/1901 et le dernier numéro le 4/11/1924. Son Directeur est le Français Canavaggio, son premier rédacteur en chef Luong Khac Ninh, qui après plusieurs successeurs fut définitivement remplacé par Nguyên Chanh Sat. Celui-ci remplacera aussi Canavaggio à sa mort en 1922. Voir Huynh Van Tong, op. cit. p. 71-72 et Bui Duc Tinh, op. cit. p. 32, 46-47, 56-78. Nous suivons ici la date soutenue par Bui Duc Tinh quant au remplacement de Canavaggio. Nguyên Chanh Sat fait partie de la première génération des romanciers du Sud, dont nous reparlerons.

316.

Le premier numéro de Luc tinh tân van (Gazette de Cochinchine) date du 15/11/1907 et le périodique vivra jusqu’en 1944. Parmi ses rédacteurs en chef, on peut noter le brillant journaliste Diêp Van Ky et le romancier non moins talentueux Le Hoang Muu. Voir Huynh Van Tong, op. cit. p. 73-74 et Bui Duc Tinh, op. cit. p. 32, 79-124. Nous suivons ici Huynh Van Tong pour la date de parution du n° 1.

317.

Voir notamment Bui Duc Tinh, op. cit. p. 33-35.

318.

Comme le précédent né de l’initiative d’Albert Sarraut, ce périodique a été confié directement à Louis Marty, Chef du 2ème Bureau du gouvernement colonial. Revue encyclopédique dont le rédacteur en chef fut Pham Quynh, une grande figure de lettré érudit et de partisan convaincu du progrès via la colonisation, Nam Phong a apporté une contribution importante à l’évolution culturelle vietnamienne comme à l’affinement du quôc ngu et des nouveaux genres littéraires.