Dans Le roman sud vietnamien, fin du 19 ème début du 20 ème siècle 335 , Nguyên Kim Anh analyse le concept de roman au Sud Viêt Nam à l’époque 336 . Elle montre bien que les romanciers subissaient à la fois l’influence de la littérature chinoise 337 et de la littérature française, qu’ils ne distinguaient pas les romans des nouvelles, dénommées romans courts 338 . Nous pouvons remarquer par contre que, aussi bien le roman chinois que la littérature moderne convergeaient vers une conception plus réaliste que la poésie privilégiée pendant longtemps comme la fine fleur de l’art littéraire chinois et vietnamien. « Les romanciers sont de petits mandarins qui écrivent à partir de ce qu’ils ont entendu dans les villages reculés et les petites ruelles de partout », dit un chercheur chinois dès le début de l’ère chrétienne 339 . Un contemporain de Ban Cô dit : « Les romanciers recueillent les paroles de petites gens, en font des exemples pour écrire de petits ouvrages, pour se perfectionner moralement et mettre en ordre les affaires familiales. » Ces définitions aident à éclairer le sens étymologique de tiêu thuyêt (roman), qui est « petit discours ». C’est la « petitesse » des auteurs et des récits évoqués qui devait justement permettre la présence féminine nombreuse parmi les personnages et une représentation en général moins stéréotypée que des écrits considérés comme plus « sérieux ». Dans l’Introduction à Maître Lazaro Phiên, tardivement reconnu comme étant le premier roman moderne datant de 1887, l’auteur Nguyên Trong Quan, un ancien étudiant de retour d’Algérie, expliqua ainsi son objectif :
‘« Mon intention est d’utiliser le langage qu’on parle tous les jours (par opposition au langage fleuri et conventionnel de la littérature classique, BTP) pour créer un récit (…). Depuis longtemps nous ne manquons pas de poème, de littérature, de prose rythmée ni de récits qui parlent de héros, de personnes ayant des exploits exceptionnels ; mais ces personnages appartiennent à un passé révolu. C’est pourquoi j’ose inventer une histoire des temps modernes, semblable aux faits qui se passent au quotidien sous nos yeux… » 340 ’Il suffit de se débarrasser des stéréotypes d’homme de bien et de vilain 341 , d’homme héroïque et de femme vertueuse de la moralité confucéenne pour retrouver les femmes – et les hommes – de la vie quotidienne. D’autres raisons expliquent le poids des sujets féminins dans la nouvelle littérature : les études franco-vietnamiennes des écrivain-es et journalistes, leur jeunesse 342 , la demande du public lecteur pour les romans en général et les romans d’amour en particulier… Au Sud où la littérature moderne s’était développée en premier lieu, Pham Quynh nota au cours d’un voyage qu’il y fit en 1917 que « les femmes et les filles y savaient presque toutes lire et écrire » 343 . Le public lecteur de la nouvelle littérature y était constitué des classes populaires, des ouvriers, des petit-es marchand-es et notamment des épouses de fonctionnaires. La presse de l’époque en témoignait abondamment par des articles intitulés « Le problème des romans » 344 , « Quel est le rapport entre les romans et la situation générale de la société ? » 345 , « Le goût du genre féminin (nu gioi) pour la lecture des romans » 346 . « De nos jours, partout on aime les romans », constatait madame Nguyên Duc Nhuân. « La passion pour les romans est devenue maladive », se plaignait Viêt Thân. « Dans la société actuelle, la plupart des gens aime lire les romans d’amour, peu importe l’intrigue, peu importe le genre littéraire, il suffit d’une histoire d’amour pour qu’on en raffole. » 347
Cela va sans dire que cette nouvelle passion pour les romans – sans oublier la poésie – et plus particulièrement les romans et les poèmes d’amour n’avait pas que des effets positifs, l’avis des intellectuels et des personnes soucieux du bien public 348 était partagé. Le numéro 84 de Phu nu tân van publia à la place de son éditorial un témoignage intitulé : « Aveu d’une victime des romans » où l’auteure raconta comment la lecture des romans dès l’âge de dix ans lui avait finalement gâché la vie :
‘’ ‘« Les romans représentaient la vie pour moi ; la vie et les romans ne faisaient plus qu’un dans mon esprit. (…) Mon esprit était si bien enveloppé dans ces nuages grisâtres des romans que je ne me rendais même pas compte que je souffrais ni que c’était parce que je regardais la vie à travers les romans. » 349 ’La poétesse Anh Tho, née Vuong Kiêu Ân, fille aînée d’un lettré de la dernière promotion de licencié aux concours mandarinaux, relate dans ses mémoires comment ses premières tentatives d’écriture étaient violemment réprimées par son père. C’était vers ses douze, treize ans. Petite ménagère, elle accomplissait mille petites tâches pour aider sa mère, une femme qu’elle avait toujours vue enceinte et malade. Elle se plaisait dans les travaux ménagers et « était fière d’être une fleur du foyer ». Mais elle était encore plus heureuse chaque soir de se retrouver dans son petit coin de chambre, où comme on le faisait et on le fait encore souvent à la campagne, sa mère avait collé sur la porte un jeu de quatre peintures représentant les quatre saisons. Ces représentations de la nature l’incitaient à la rêverie. Une peinture l’impressionnait fortement, celle d’une jeune fille en blanc qui jouait de la flûte.
‘’ ‘« Fatiguée de mille menus travaux minutieux de la journée, je me retirais dans mon coin et la contemplais, avec sa coiffure en queue de poule sur le côté, la flûte en bambou à l’horizontal sur ses lèvres pleines, le pan de sa robe blanche qui s’envolait avec le son de flûte. J’en oubliais la marmite de riz, la casserole de poisson et le poulailler pour vivre avec Manh Lê Quân, dont le talent littéraire dominait la Cour, avec Doan Thi Diêm, la passeuse de barque vietnamienne dont les répliques brillantes déshonoraient les ambassadeurs de la Cour Céleste, avec la préfète de Thanh Quan qui semait ses rimes du haut du col Ngang jusqu’à la pagode Trân Vo. Ô ! mes soirées libres et sacrées ! Je rêvais et je faisais des poèmes… » 350 ’Elle commençait par essayer sa plume à des poèmes inspirés de la poésie des Tang, à l’image de son père lettré. Mais celui-ci, quand il tomba sur son manuscrit, n’hésita pas à le brûler sous ses yeux avec des réprimandes sévères à la mère et à la fille :
‘’ ‘« C’est comme cela que vous éduquez votre fille ? (…) J’ai appris des tonnes de livres classiques, et j’en suis à la deuxième moitié de mon existence que je n’ose pas encore faire des poèmes. Toi qui ne sais pas un seul caractère chinois même coupé en deux, qui as abandonné en cours de route tes études de quôc ngu, comment veux-tu faire des poèmes ? Tu vas finir par avoir des liaisons pas sérieuses ! C’est interdit ! Tu entends ? Occupe-toi de tes frères et sœurs, aide ta mère au ménage et à la couture, tu entends ? » Sa mère l’éloigna puis reposa la question : « Mais en quoi cela peut-il nuire, qu’elle fasse des poèmes ? » - « En quoi ? Je ne veux pas qu’elle ait un destin infortuné semblable à celui de Thuy Kiêu. Vous devrez l’encadrer sévèrement. Elle entre dans l’adolescence. N’est-il pas à craindre, d’avoir une fille qui grandit ? » 351 ’Mais personne à la maison ne partageait l’avis du pater familias. Les frères de la poétesse en germe et surtout la population féminine de la famille, sa mère, ses sœurs, sa tante paternelle, la concubine de son père et jusqu’à la servante la protégeaient pour lui permettre de poursuivre sa passion 352 . Sa création littéraire ne fut cependant que tolérée après un premier accessit de poésie gagné dans un concours organisé par le groupe Tu luc en 1939.
Avec son premier recueil édité par les éditions Doi nay (Epoque contemporaine) qui lui rapporta une somme importante juste à temps pour sauver sa famille d’une déchéance matérielle catastrophique, la poétesse gagna enfin – non sans réticence de la part de son père – le droit de se consacrer aux travaux d’écriture et d’édition. Mais la vie des périodiques était souvent éphémère, l’hebdomadaire Dông Tây (Est Ouest) où Anh Tho travaillait comme rédactrice de la page littéraire ne survit pas au quatrième numéro. La poétesse adopta le métier de commerçante, où elle s’enrichit assez vite pour rêver de fonder de nouveau une maison d’édition spécialisée dans la diffusion des œuvres des femmes, un rêve avorté à la suite d’une regrettable rivalité entre femmes de lettres !
Ce qui était clair et irréversible, c’était la présence massive des femmes lectrices, des femmes instruites et tenant à cœur les questions concernant les femmes, dont une partie parmi les plus dynamiques se consacrait aux professions de journalisme, d’édition et d’écrivain-es vivant de leur plume ou du moins s’y essayant avec ferveur.
Dans son étude sur Le roman sud vietnamien, fin du 19 ème début du 20 ème siècle, Nguyên Kim Anh met l’accent sur les caractéristiques du public lecteur au Sud. Les politiques économique et éducative des autorités coloniales françaises ont créé, dit-elle, une classe de citadins sachant lire le quôc ngu, ce qui a initié par conséquent un besoin de lecture.
‘’ ‘« La passion de lire est une qualité naturelle de celui/celle qui sait lire , a noté un journaliste-écrivain de l’époque. Le roman en quôc ngu s’est rapidement constitué un large public lecteur. C’est un public issu des classes populaires comprenant des ouvriers, des petits commerçants, des travailleurs manuels… ; et plus particulièrement un grand nombre d’entre eux sont des femmes, épouses de secrétaires, d’instituteurs dans les heures creuses de leur travail ménager. » 353 ’Les jeunes intellectuels de tout le Viêt Nam, mais, pour des raisons qui seront analysées au chapitre III, plus prématurément et plus massivement, en le prenant le plus au sérieux, ceux et celles du Sud croyaient très fortement en leur mission à la fois comme promoteurs de la modernisation et comme défenseurs des traditions, de la culture et de l’identité nationales. Le moyen privilégié, pour des intellectuel-les qui se démarquaient par leur instruction, passait obligatoirement par des outils tels que la presse et la littérature en quôc ngu. Les modernistes comptaient sur la littérature, notamment sur ce nouveau genre que fut le roman, pour influencer sur l’évolution des mœurs. Le lettré réformiste Huynh Thuc Khang, dans sa préface au roman d’une auteure du Centre Viêt Nam, insista sur le rôle important de « cet outil social de diffusion de la pensée – non moins puissant que la presse – qu’était le roman, facile à vulgariser bien que difficile à élaborer comme genre littéraire ». Il rappela que dans la Chine et le Japon en pleine évolution moderniste, on traduisait et écrivait beaucoup de romans, « qui avaient cette force cachée de faire germer de nouvelles pensées dans leur société ». 354
Dans la dédicace en français à ses anciens camarades de classe du lycée d’Alger, Nguyên Trong Quan, auteur de Maître Lazaro Phiên, le premier roman en quôc ngu datant de 1887 355 , rappela le souvenir des promenades du soir où « nous rêvions pour notre chère Cochinchine d’un avenir brillant de progrès et de civilisation, et ce petit livre est une contribution à la réalisation de ce rêve d’antan. » 356 Un personnage de Hô Biêu Chanh, rédactrice en chef d’une revue féminine, déclara avec un brin d’arrogance : « Nous avons assumé une mission des plus élevées, celle d’éclairer la voie à l’opinion, de défendre la justice. » 357 Dans une culture où le devoir envers la communauté a toujours été privilégié, où les traditions Trung Triêu ont favorisé une disponibilité de la part du sexe féminin à rivaliser avec l’autre sexe pour “servir notre pays”, il n’est point surprenant que les femmes ne se contentaient pas de rester lectrices et qu’elles s’essayaient à toutes les professions d’écriture. Presque au même moment que leurs homologues masculins, elles furent écrivaines, poétesses, journalistes, rédactrices en chef des revues féminines, voire éditrices comme Phan Thi Bach Vân, initiatrice et directrice d’une maison d’édition nommée Nu luu tho quan (Librairie des femmes).
NGUYÊN KIM ANH (éd.), Tiêu thuyêt Nam Bô cuôi thê ky XIX dâu thê ky XX (Le roman sud vietnamien, fin du 19ème début du 20ème siècle), Université Nationale de Hô Chi Minh Ville, 2004, 992 p.
Le roman sud vietnamien…, op. cit. p. 63-82, sous-chapitre « La conception du roman chez les écrivains du Sud à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle ».
La littérature vietnamienne a subi l’influence chinoise depuis bien longtemps avant les temps modernes ; mais n’adoptait que les genres poétiques (thi ou tho) et la prose rythmée avec des sentences parallèles (phu), sans s’intéresser au roman, genre pourtant bien ancien dans l’histoire littéraire chinoise. Les romans chinois des époques Ming et Qing n’ont commencé à influencer les romans en vers vietnamiens qu’à partir du 18ème siècle et les romans en prose en quôc ngu dans la deuxième moitié du 19ème au Sud Viêt Nam.
Les critiques littéraires chinois distinguent les romans longs, moyens et courts, selon le volume.
Ban Cô, in Han thu (Historiographie des Han), chapitre sur la littérature, cité par PHUONG LUU, Tinh hoa ly luân van hoc cô diên Trung quôc (Essence des théories sur la littérature classique chinoise), Giao duc, Ha Nôi, 1989, p. 122-123.
P.J.B. NGUYÊN TRONG QUAN, Introduction à Thây Lazaro Phiên, rédigée le 1er décembre 1886. Reproduit dans CAO XUÂN MY, Van xuôi Nam Bô nua dâu thê ky 20 (Prose sud vietnamienne dans la première moitié du 20 ème siècle), t. 1, 696 p., p. 16.
Le confucianisme oppose l’homme de bien (quân tu), conscient de son devoir d’homme et le “vilain” (tiêu nhân), l’homme du peuple, peu instruit et par conséquent n’ayant pas le sens du devoir qui fait qu’un homme est vraiment humain. Il est à noter que quân tu veut dire étymologiquement “fils du souverain” et tiêu nhân “petit homme”.
Voir en annexe l’âge des écrivain-es dans années 1920-1945.
PHAM QUYNH, Hanh trinh nhât ky (Journal de voyage), Y Viêt, France, 1997, cité par Nguyên Nguyên, « Tu Vuong Vu dên Vuong Thuy Kiêu: vai bi mât cua chu Nôm va chu quôc ngu (De Vuong Vu à Vuong Thuy Kiêu: quelques secrets des écritures nôm et quôc ngu) », www.Talawas.de, 27/4/2003.
Ngô Tât Tô, « Vân dê tiêu thuyêt (Le problème des romans) », Indochine française, n° 654, 3/12/1927.
But Tra Nguyên Duc Nhuân, « Tiêu thuyêt quan hê voi toan cuôc nhu thê nao ? (Quel est le rapport entre les romans et la situation générale ?) », Indochine française, n° 141, 7/5/1924.
Viêt Thân, « Cai tanh ham doc tiêu thuyêt cua nu gioi (Le goût du genre féminin pour la lecture des romans), Opinion, n° 219, 17/10/1925.
Tung Lâm, « Nha lam tiêu thuyêt. Tiêu thuyêt Tây, Tiêu thuyêt Tau va tiêu thuyêt ta (Les romanciers, les romans français, chinois et vietnamiens) », Opinion, n° 45, 21/3/1925.
Les lettrés confucéens étaient par définition “uu thoi mân thê”, c’est-à-dire soucieux des problèmes de son temps et du bien public. Un proverbe connu leur rappelait que « Même un homme peu instruit a sa part de responsabilité dans la prospérité ou la décadence du pays. »
Nguyên Thi Bach Minh, « Loi tu thu cua môt nguoi bi hai vê tiêu thuyêt », Phu nu tân van, n° 84, 28/5/1931, p. 1-2.
ANH THO, Tu bên sông Thuong, Tiêng chim tu hu, Bên dong chia cat (D’un quai du fleuve Thuong, Le chant de tu hu, Au bord de la rivière de séparation), Mémoires littéraires, Phu nu, Ha Nôi, 2002, 1111 p., p. 19. Descendante de lettrés du côté paternel et maternel, elle était allée très peu de temps à l’école primaire franco-vietnamienne mais avait une riche culture classique. Elle fait référence ici à Manh Lê Quân, illustre femme de lettre chinoise, à Doan Thi Diêm, poétesse vietnamienne du 18ème siècle, à la préfète de Thanh Quan (née Nguyên Thi Hinh), une autre poétesse vietnamienne du 18ème siècle. L’absence de Hô Xuân Huong, contemporaine de Thanh Quan, est bien significative.
D’un quai du fleuve Thuong, op. cit., p. 20-21.
D’un quai du fleuve Thuong, op. cit., p. 21-24.
NGÔ TÂT TÔ, « Vân dê tiêu thuyêt (Le problème du roman) » in Dông Phap thoi bao (Le Courrier indochinois), 1ère série, n° 654, 3/13/1927, cité par Nguyên Kim Anh et alii, Le roman du Nam Bô…, op. cit., p. 126-127.
Huynh Thuc Khang, Préface au roman Tây phuong my nhân (La belle de l’Occident) de Huynh Thi Bao Hoa, édité pour la première fois à Sai Gon en 1927, reproduit dans THY HAO TRUONG DUY HY, Nu si Huynh Thi Bao Hoa, nguoi phu nu viêt tiêu thuyêt dâu tiên (L’écrivaine Huynh Thi Bao Hoa, la première femme qui écrivait des romans), Van hoc, 2003, 288 p., p. 27-196. La préface de Huynh Thuc Khang est reproduite, op. cit., p. 32-35.
Voir infra, chapitre IV.
Cité par Nguyên Van Trung in « Vê cac loai truyên viêt bang quôc ngu vao cuôi thê ky XIX dâu thê ky XX o Viêt Nam (A propos des romans et nouvelles en quôc ngu à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle au Viêt Nam) », annexe de Prose du Nam Bô…, op. cit., T. I, p. 670.
Hô Biêu Chanh, Deux amours, op. cit., p. 23.