Nguyên Thi Kiêm, née en 1914, élève puis enseignante au Collège des Jeunes Filles Indigènes, fut non seulement une journaliste parmi les plus dynamiques de Phu nu tân van mais aussi l’une de ceux qui défendirent activement l’émergence de la nouvelle poésie (tho moi).Les critiques ouvertes contre la poésie classique apparaissaient en fait dès 1917, avec l’abandon des concours (en 1864 en Cochinchine, 1915 au Tonkin et 1918 en Annam). On lit ainsi sous la plume de Pham Quynh, un journaliste érudit, cette analyse réprobative :
‘’ ‘« On dit que la poésie est un cri naturel du cœur. En établissant des règles rigides à la profession poétique, les Chinois ont voulu modifier et corriger ce cri pour l’embellir, pous qu’il soit plus harmonieux et plus conforme aux rimes, mais ils ont par la même occasion altéré son caractère naturel. » 358 ’En octobre 1932, avec l’article de Phan Khôi, « Un nouveau style poétique présenté au monde des lettres » 359 , accompagné du poème Tinh gia (Ancien amour), fut lancé le débat sur ce qu’on appelait la nouvelle poésie : « L’esssentiel pour la poésie, c’est d’être authentique. La poésie classique est tellement contrainte qu’elle en perd son authenticité. » Et il préconisa un nouveau style poétique où « l’on exprime ce qu’on ressent vraiment en son âme par des phrases rimées sans se préoccuper d’autre réglementation », il le nomma « nouvelle poésie ». Mais les réticences étaient nombreuses et virulentes, tellement la population intellectuelle vietnamienne était férue de poésie classique.
Dès le premier numéro de sa nouvelle série, daté du 22/9/1932, la revue Phong hoa (Mœurs) critiqua la poésie des Tang et affirma : « La poésie vietnamienne doit être nouvelle, dans son style comme dans son contenu. » Elle ridiculisa le poème Emotion d’automne, adieu à l’automne du poète classique Tan Da, puis publia à partir de janvier 1933 des poèmes nouveaux. Le 26/7/1933, Nguyên Thi Kiêm monta à la tribune de l’Association pour la promotion des études (Hôi Khuyên hoc) faire une conférence 360 « pour répondre aux critiques » 361 . Le discours improvisé dura une heure et demie et provoqua des remous passionnés.
La poésie traditionnelle vietnamienne usait largement des genres poétiques inspirés de la poésie des Tang, dont les deux genres les plus usuels étaient les poèmes de huit vers à sept pieds (thât ngôn bat cu) et de quatre vers à sept pieds (thât ngôn tu tuyêt). D’après Phan Khôi, la popularité de ces genres littéraires aurait trouvé son origine dans le système des concours mandarinaux où la deuxième épreuve obligatoire était de rédiger un poème de huit vers à sept pieds. Les concours auraient rigidifié les règles de la poésie des Tang en imposant, en plus du nombre de vers et de pieds, des rimes et des concordances de consonnances et d’intonation, un plan que les candidats devaient suivre dans leurs poèmes de huit vers. 362 Les ca dao et les romans en vers (truyên) usaient des couples de six et huit pieds (luc bat), tandis que les complaintes (ngâm khuc) usaient des quatrains de sept, sept, six et huit pieds (song thât luc bat), qui sont des genres d’origine vietnamienne. Nguyên Thi Kiêm soutenait que « non seulement les 56 pieds d’un poème classique ne suffisaient plus pour décrire les réalités d’aujourd’hui, mais aussi des genres un peu plus libres comme les luc bat et song thât luc bat ne pouvaient plus servir de cadre aux sentiments modernes ». Et elle cita à l’appui Verlaine, Baudelaire… 363 . La conférence de Nguyên Thi Kiêm eut l’effet d’un retournement de la situation, comme nota un poète contemporain :
‘’ ‘« La nouvelle poésie lancée par mademoiselle Nguyên Thi Kiêm a gagné une place honorable dans le monde de la poésie contemporaine. Cette tendance avait rencontré auparavant une réaction trop violente, aujourd’hui elle a un grand écho : à la suite de Phu nu tân van, plusieurs autres périodiques comme Phong Hoa(Mœurs), Ban tre (Jeunes), Nhât tân (Jour nouveau), Sao Mai (Etoile du berger), Thanh Nghê Tinh (nom abrégé des provinces Thanh Hoa, Nghê An et Ha Tinh), etc. ont fortement appuyé cette cause et ont imposé le silence aux opposants. Les poètes de nos jours doivent disposer d’un nouveau style qui leur permettrait d’exprimer l’état d’âme de manière véridique. Pour ce faire, il faut en finir avec la poésie classique des Tang, qui ne convient plus guère. La plupart des poètes ont abandonné ce ton larmoyant, trop sentimental, pour reconnaître les réalités sociales. C’est pour cela que nous entendons dans la nouvelle poésie des paroles claires, un accent hardi, allant de l’avant… » 364 ’La poésie qui abordait les réalités sociales ne fut cependant choisie que par certains poètes du Sud – et par les militants anti-colonialistes – ce qui se voyait clairement dès le titre des poèmes : Enfant de chômeur, Les deux jeunes filles, Lettre adressée à tous ceux qui aiment ou qui détestent la nouvelle poésie, Un poème spécialement dédié aux opiomanes : Madame Lafugie, exploratrice et peintre 365 … La plupart des poètes en étaient restés à des thèmes usuels de la poésie comme l’amour, la beauté, etc. La nouveauté était dans le rejet des cadres rigides du nombre de pieds dans un vers, de vers dans un poème, dans le refus de l’expression conventionnelle en faveur d’une expression plus simple, plus directe des sentiments. Dans Les premiers pas de la presse , des nouvelles, des romans et de la nouvelle poésie, Bui Duc Tinh a repéré des poèmes parus entre 1907 et 1933 où il voit des signes précurseurs de la liberté du cœur, de l’esprit et surtout de l’expression. Mais la critique et l’histoire littéraire sont unanimes à reconnaître que la nouvelle poésie n’est apparue massivement qu’en 1933 avec le groupe littéraire Tu luc dans Mœurs, Nguyên Thi Kiêm dans Phu nu tân van et leurs partisans. En juin 1934, à la Maison de Culture de Qui Nhon, Luu Trong Lu – qui sera par la suite un poète très populaire, exprima ce que ressentait sa génération :
‘’ ‘« L’Occident a pénétré jusqu’au plus profond de notre âme. Nous ne pouvons plus éprouver la joie d’antan, la tristesse d’antan, nous ne pouvons plus aimer, détester, nous mettre en colère ou bouder de la même façon qu’auparavant. Il est vrai que nos sentiments ne sont rien d’autre que ceux que l’homme partout ailleurs a éprouvés depuis toujours. Mais vivant sur la terre vietnamienne au début du 20ème siècle, nos sentiments ont une couleur, une silhouette particulières, propres à l’époque. » 366 ’Dans Les poètes vietnamiens 1932-1941, paru en 1941, Hoai Thanh et Hoai Chân relatèrent les dix ans de ce que les jeunes francophones de l’époque appelaient la « Querelle des anciens et des modernes ». Quand le périodique Aujourd’hui de Tu luc publia à partir d’octobre 1937 des poèmes de Tan Da avec des commentaires élogieux et songea en 1938 à éditer un recueil de ce poète classique dont il s’était moqué auparavant ; quand le jeune poète moderne Chê Lan Viên préfaça en 1941 le recueil classique Saison du classicisme (Mua cô diên) du jeune poète Quach Tân, le débat fut clos avec la victoire totale de la nouvelle poésie. Les auteurs des Poètes vietnamiens… en tirèrent la conclusion et l’individualisme était tellement dans l’air du temps qu’ils tenaient, étant deux frères, à utiliser « je » :
‘’ ‘« Je ne compare pas les poètes de la nouvelle poésie avec Nguyên Du. Dans l’ancien temps, il pouvait y avoir des talents exceptionnels et inégalés jusqu’à nos jours. Ne comparons pas un poète à un poète. Comparons donc une époque à une autre époque. Je suis convaincu que dans l’histoire de la poésie vietnamienne, il n’y a jamais eu d’époque aussi riche que la nôtre. Jamais on a vu coexister des âmes poétiques ouverte comme celle de Thê Lu, rêveuse comme Luu Trong Lu, puissante comme Huy Thông, pure et claire comme Nguyên Nhuoc Phap, profondément triste comme Huy Cân, rustique comme Nguyên Binh, étrange comme Chê Lan Viên… et ardente, tumultueuse, tourmentée comme Xuân Diêu. D’un poète à l’autre, la différence est évidente. Contrainte et emprisonnée pendant si longtemps, la personnalité individuelle a été soudain libérée. » 367 ’Les années 1936-1945 peuvent être considérées comme l’âge d’or de la poésie nouvelle avec l’émergence d’un mouvement généralisé du Sud au Nord en faveur de cette nouvelle expression des sentiments et la confirmation des poètes de talent et des poétesses qui, même si elles ne sauraient se comparer à leurs homologues masculins ni par le nombre ni par la puissance créatrice, ne sont jamais encore apparues aussi nombreuses et aussi dynamiques.
Comme l’ont remarqué les auteurs des Poètes vietnamiens… avec pertinence,
‘« nos sentiments ont changé, notre poésie doit obligatoirement changer aussi. Le désir ardent de libérer la poésie n’est autre que le désir ardent d’exprimer les choses les plus profondéments enfouies dans le cœur, la passion d’être sincère. Une passion tellement acharnée qu’elle en devient douloureuse. » 368 ’La passion était également partagée des deux sexes malgré des difficultés particulières du côté des femmes.
Le quôc ngu, la presse et la littérature en quôc ngu jouèrent ainsi un rôle capital dans le processus de modernisation du Viêt Nam, dans l’évolution des mœurs en général et plus particulièrement dans le basculement de la mentalité concernant l’émancipation de l’individu, et plus particulièrement les questions féminines, la naissance de la pensée féministe et le soutien des mouvements féminins et féministes. C’est tout naturellement une source essentielle pour étudier l’histoire des femmes en cette période-charnière.
PHAM QUYNH, in Nam Phong (Vent du Sud) n° 5, cité par HOAI THANH&HOAI CHÂN Thi nhân Viêt Nam (1932-1941) (Poètes vietnamiens, 1932-1941), 1ère éd. 1942, 21è éd. Van hoc, Ha Nôi, 2003, 408 p., p. 19.
PHAN KHÔI, « Môt lôi tho moi trinh chanh giua lang tho (Un nouveau style poétique présenté au monde des lettres) », in Phu nu tân van, n° 122, 10/3/1932.
Le texte de la conférence est reproduit a posteriori dans Phu nu tân van, n° 211, 10/8/1933 et n° 213, 24/8/1933, puis reproduit in THANH VIÊT THANH-THIÊN MÔC LAN, Nu si Nguyên Thi Manh Manh (La poétesse Nguyên Thi Manh Manh), Van nghê Thanh phô Hô Chi Minh, 1988, 204 p., p. 58-70.
HUÂN MINH, « Dap lai môt cuôc but chiên (En réponse à un débat par la plume) », Phu nu tân van, n° 210, 3/10/1933.
PHAN KHÔI, Chuong dân thi thoai (Dialogues poétiques de Chuong dân), Dac Lâp, Huê, 1936, p. 45-46, reproduit dans Poètes vietnamiens, 1932-1941, op. cit., p. 18-19.
Huân Minh, op. cit.
HÔ VAN HAO, Phu nu tân van, n° 258, 13/9/1934.
Le premier est de Hô Van Hao, les trois autres sont de Nguyên Thi Kiêm, dont le nom de plume est Nguyên Thi Manh Manh.
Conférence de Luu Trong Lu, citée dans Poètes vietnamiens, 1932-1941, op. cit., p. 17.
Les poètes vietnamiens,…, op. cit., p. 34.
Les poètes vietnamiens…, op. cit., p. 18. La partie en italique est soulignée