Terre nouvelle, terre annexée dès le début de la colonisation

Ce que les Français appellent la Cochinchine correspond aux six provinces méridionales du Viêt Nam qui se distinguent du reste du pays – à l’époque coloniale et bien longtemps après – pour deux raisons essentielles. D’une part, cette région n’a fait partie du territoire vietnamien que tardivement, entre 1698 et 1756 soit environ 20 siècles après les deltas du Fleuve Rouge et des rivières Ma et Ca. D’autre part, cette terre a été annexée par l’armée franco-espagnole dès le début de la guerre coloniale, de 1859 à 1867 ; elle a été colonie de fait une vingtaine d’années avant que le Nord et le Centre soient devenus des protectorats plus ou moins soumis.

Pour la période coloniale, le travail le plus complet jusqu’à ce jour à notre connaissance est Indochine, la colonisation ambiguë 371 où les auteurs ont analysé le capitalisme colonial et son impact sur le développement économique indochinois, la société coloniale, les transformations culturelles ainsi que les mouvements sociaux. Ils estiment qu’un bouleversement irréversible de l’espace indochinois s’est accompli au terme de deux cycles de développement, d’abord de la riziculture, ensuite des mines, des plantations et des industries manufacturières. Le premier cycle a transformé la Cochinchine et le deuxième l’ensemble du Viêt Nam. L’écart de développement s’est brusquement accru en quelques décennies – justement l’époque qui nous concerne – entre l’Indochine “des réserves” (le Laos et le Cambodge) et

‘’ ‘« celle des deltas vietnamiens où se sont implantées des structures économiques extraverties (…) Mais, là encore, l’écart se creuse entre les deltas cochinchinois, où la production est fortement articulée au marché asiatique, et les deltas du Centre et surtout du Nord, qui restent dominés par la micro-riziculture intensive “auto-centrée”. » 372

Sur le plan social, « l’introduction d’une fiscalité multiple et plus contraignante, associée à l’extension de l’économie monétaire, a stimulé le désir d’accumulation de la richesse et, d’une manière générale, la mentalité d’acquisition privée. » 373 Selon Nguyên Dinh Dâu, spécialiste des dia ba (registres cadastraux), les rizières et terres communales (công diên công thô) au Sud avaient un particularisme accentué déjà des siècles avant la colonisation. P. Brocheux semble du même avis :

‘’ ‘« Cette lente régression d’une forme de propriété collective exprimait clairement le conflit entre les aspirations individuelles et l’esprit collectif dominant qui fixait les normes de comportement. Ce conflit existait depuis longtemps dans la société vietnamienne. Dès que les circonstances s’y prêtent, les intérêts personnels s’affirment. » 374 Mais « c’est en Cochinchine, où il existait de grands propriétaires absentéistes, moins tenus à se soumettre aux habitudes de la commune, que les individus s’affirmaient par rapport à la collectivité. Cependant, la majorité des propriétaires, ayant le sens de leurs intérêts, adoptaient le paternalisme » et entretenaient avec leurs fermiers « le sentiment d’une communauté affective ». 375

P. Brocheux note que la société rurale vietnamienne dans son ensemble était sur la voie d’une dislocation sociale de plus en plus importante, au point où, lorsque le secrétaire d’Etat radical-socialiste Justin Godart fut délégué en Indochine par le gouvernement Léon Blum, en 1937, pour une mission d’inspection, il a considéré qu’il était « urgent de créer une paysannerie de petits propriétaires afin d’assurer la stabilité sociale et politique dans le pays. » 376 Cette recommandation reposait sur l’observation que la petite exploitation paysanne reculait au profit de la grande propriété, « dissimulée au Tonkin et en Annam, ouvertement constituée et de caractère latifundiaire en Cochinchine. » 377 Dans l’ensemble, « en 1945, la bourgeoisie économique et financière vietnamienne était encore dans les limbes », mais « la bourgeoisie terrienne, au moins celle de Cochinchine, remarque P. Brocheux avec pertinence, avait opté pour la modernisation des mœurs qui induisait l’adoption de nouveaux besoins (vestimentaires, d’habitat, d’automobiles), l’envoi de ses enfants dans des établissements d’enseignement secondaire et supérieur, y compris en France. » 378 Cette bourgeoisie, surtout sa couche supérieure, ainsi que les fonctionnaires de rang élevé – les deux catégories se rejoignaient en fait, car les hauts fonctionnaires étaient en même temps propriétaires terriens, l’achat des terres étant resté sous la colonisation comme auparavant et encore maintenant le choix privilégié par les Vietnamiens quand ils ont les moyens d’accroître leurs fortunes – avaient le désir très fort de faire acquérir à leurs enfants une culture intellectuelle française. Ils les envoyaient au lycée Chasseloup-Laubat réservé en principe aux Français, Brocheux cite le cas de 548 propriétaires et notables de la province de Vinh Long en Cochinchine qui demandèrent en 1931 la transformation de l’enseignement franco-indigène en enseignement primaire français, avec le français comme langue véhiculaire. Quand elles n’avaient pas de fils, les familles nanties, et même les autres propriétaires terriens de condition plus modeste investissaient volontiers dans les études supérieures en France pour un jeune bachelier en difficulté financière qui serait destiné à épouser leur fille. « La recherche de la promotion sociale par l’instruction était très répandue dans toutes les catégories sociales » 379 , cette observation de P. Brocheux reste vérifiée jusqu’à nos jours. Ce qui pouvait compliquer les choses, c’était que la réussite des études, que ce fût au pays ou davantage, en Europe, suffisait à changer du jour au lendemain le statut social du diplômé, comme naguère avant la colonisation, ou du moins à le fantasmer sur ce changement du cours de sa vie, ce qui l’incitait à ne plus honorer son engagement. La dépression économique du début de la décennie 1930 eut des conséquences sévères pour plusieurs des grands propriétaires terriens du Sud qui s’étaient endettés pour se moderniser et pour tenir leur rang, ou tout simplement par suivisme dans les années prospères après la Première Guerre mondiale. Beaucoup durent se résigner à la saisie et à la ruine, certains furent même acculés au suicide. Leurs filles se retrouvèrent dans le classique dilemme entre la piété filiale qui leur demandaient de se sacrifier – par exemple en acceptant un (nouveau) mariage arrangé contre leur gré – et l’amour qu’elles avaient entretenu pour un fiancé antérieurement promis ou un amant librement choisi dans la plupart des cas parmi les condisciples. Les romans de Hô Biêu Chanh comme d’autres auteurs du Sud abondent en situations de ce type et témoignent de réactions très diversifiées, attestant de l’affirmation de soi des jeunes filles “de bonne famille” qui, sans ces secousses conjoncturelles auraient plus probablement passé une vie “rangée” et arrangée par « les réseaux de parenté à dominance masculine et patrilinéaires » 380 – l’expression est de P. Brocheux pour décrire la société nord-vietnamienne – encore généralisée dans d’autres parties du pays. L’urbanisation bien plus poussée du Sud permettait aussi aux jeunes filles n’ayant pas terminé leurs études au collège ou au lycée, et même à d’autres jeunes filles non instruites à qui une situation de famille aisée avait facilité l’acquisition de savoir-faire professionnel, de gagner leur vie grâce à des professions comme celles de préceptrices, de couturières, de brodeuses, etc. et d’accéder à une autonomie plus solide, mieux valorisée que celle de nourrices, de bonnes ou de marchandes ambulantes auxquelles étaient réduites les femmes illettrées du Nord.

A cette avance de l’enrichissement et de l’aisance matérielle des couches sociales supérieures et moyennes, cette urbanisation poussée, cette ouverture à l’occidentalisation et à la modernisation, s’ajoutaient d’autres caractéristiques culturelles qui faisaient l’originalité du Sud déjà quelques siècles avant la colonisation française.

Notes
371.

P. BROCHEUX et D. HEMERY Indochine, la colonisation ambiguë, La Découverte, Paris, 1995.

372.

Indochine, la colonisation ambiguë, op. cit., p. 125-126.

373.

Indochine, la colonisation ambiguë, op. cit., p. 194.

374.

Indochine, la colonisation ambiguë, op. cit., p. 195.

375.

Indochine, la colonisation ambiguë, op. cit., p. 196.

376.

J. GODART, « Rapport de mission », CAOM, Fonds Guernut, A XVIII, cité par P. Brocheux, Indochine, la colonisation ambiguë, op. cit., p. 197.

377.

Indochine, la colonisation ambiguë, op. cit., p. 197.

378.

Indochine, la colonisation ambiguë, op. cit., p. 208.

379.

Indochine, la colonisation ambiguë, op. cit., p. 210.

380.

Indochine, la colonisation ambiguë, op. cit., p. 199.