Particularisme du confucianisme et de la mentalité sociale

Le confucianisme de Gia Dinh

Parmi les auteurs vietnamiens qui se sont penchés sur la question du particularisme de la partie méridionale du Viêt Nam, Cao Tu Thanh 381 est le premier à souligner le particularisme du confucianisme. Il montre que des raisons historiques ont contribué à développer à partir du 17ème siècle une classe sociale de confucianistes moins érudits que dans le Nord mais capables d’assurer de façon polyvalente des tâches administratives, diplomatiques et militaires. Ils étaient appréciés pour leurs compétences pragmatiques beaucoup plus que pour leur origine aristocratique ou leur savoir. Le pragmatisme leur permettait d’être à l’écoute de la population et de capter ainsi les tendances sociales. Leur fidélité à l’éthique confucéenne s’exprimait par conséquent bien plus dans un système de normes sociales que dans des pensées et convictions théoriques. Ces normes n’imprégnaient par ailleurs que l’élite intellectuelle, alors que dans les couches populaires, elles étaient « neutralisées, dé-systématisées et biaisées » par les comportements sociaux plus spontanés. La déviation devenue habituelle, le confucianisme à Gia Dinh a été selon Cao Tu Thanh « popularisé » et ses représentants étaient pour la plupart issus des classes populaires 382 .

Du fait des relations plus souples avec les généraux sur le front, les seigneurs Nguyên cherchaient à s’attacher leur fidélité non pas seulement par la loi mais aussi par des obligations morales ; pour les mêmes raisons, les généraux-mandarins à leur tour se gagnaient la fidélité des soldats-paysans de la même façon ; il en découlait naturellement le privilège accordé aux notions de fidélité (trung) et de sens du devoir (nghia). L’avancée vers le sud était composée tour à tour de combat, d’empiètement sur le sol cambodgien profitant des dissensions internes du royaume voisin et d’émigration pacifique d’une population de petits artisans-commerçants, d’anciens prisonniers de droit civil – en réalité des paysans devenus bandits ayant fui leur village natal où ils succombaient sous la charge fiscale et les calamités naturelles aggravées par des guerres intestines qui sévissaient durant trois siècles jusqu’en 1802. La communauté vietnamienne qui par des vagues successives participait à l’émigration côtoyait sur la nouvelle terre d’autres communautés, cham, khmère, indienne, chinoise, et aussi des commerçants français, anglais ou de Macao ainsi que des immigrants venus du Cambodge, de Java ; « ils vivaient nombreux et mêlés, mais l’habillement et les mœurs et coutumes restaient celles de chaque ethnie. » 383 Le cosmopolitisme ne manquait pas de favoriser l’ouverture d’esprit, une plus grande facilité d’accès aux mœurs et cultures diverses, des observations et réflexions comparatives, y compris de la part des femmes qui vivaient l’expérience des amours et des mariages mixtes.Selon Cao Tu Thanh, le confucianisme y jouait le rôle d’un ciment pour consolider la cohésion de cette communauté pluri-ethnique et pluri-culturelle, notamment entre les deux communautés vietnamienne et chinoise. Les émigrés sous la direction de Trân Thuong Xuyên et Duong Ngan Dich dans les provinces limitrophes de Sai Gon comme le groupe de Mac Cuu à Ha Tiên s’étaient tellement vietnamisés que leurs descendants, désignés par le terme minh huong ne se distinguaient plus guère des Vietnamiens de souche. L’imprégnation culturelle était cependant réciproque, Cao Tu Thanh parle 384 de « bilinguisme » et de « biculture » ; ce qui aurait permis la diffusion et la popularité de certains courants confucéens du Sud de la Chine, lesquels privilégient la vraie compréhension du texte et le perfectionnement moral (tri ngôn duong khi) 385 .

Autre caractéristique due à la vocation commerciale du Sud : la collaboration théoriquement inadmissible entre lettrés et commerçants 386 . Entre 1775 et 1802, la province de Gia Dinh et le Sud Viêt Nam dans son ensemble servant de base de Nguyên Anh dans la lutte contre les Tây Son, les lettrés confucianistes qui le soutenaient « avaient des contacts plus aisés [que ceux du Nord] avec l’économie marchande et la vie urbaine ». De par leur origine familiale comme grâce au contexte social, ils « sont devenus des intellectuels de la vie quotidienne, un type d’intellectuels dont les connaissances et les talents étaient évalués à la mesure de leurs activités pratiques, y compris dans la plupart des cas pour la survie matérielle la plus terre-à-terre. » 387  Ces confucianistes étaient également ouverts aux autres religions et croyances, du bouddhisme jusqu’aux croyances populaires où abondaient des déesses 388 , sans exclure le christianisme qui avait été toléré pendant longtemps avant d’attirer la méfiance puis l’aversion des mandarins, seulement quand cette religion commençait à remettre en question la moralité traditionnelle qui constituait la base même de la stabilité de la hiérarchie sociale. Le Sud se démarquait néanmoins du reste du pays par une tolérance générale, et plus particulièrement religieuse ; la population catholique restait partie intégrante de la communauté vietnamienne, sans subir trop de discrimination comme dans d’autres régions du Viêt Nam.

Dernière caractéristique du confucianisme méridional comme de son particularisme : le développement du commerce appellait l’unité du pays, les émigrés préservaient d’autant plus jalousement la culture ancestrale, et pour mobiliser la lutte contre les Tây Son, Nguyên Anh avait besoin d’asseoir sa légitimité sur un rattachement à la dynastie Lê enracinée à Thang Long-Ha Nôi depuis plus de trois cents ans; ces forces convergentes poussaient les Vietnamiens du Sud, tout en affirmant une vietnamité à nuance différente, ou, selon l’expression d’une chercheuse chinoise, « une autre façon d’être Vietnamiens », à vouloir l’étendre sur l’ensemble du pays, à réaliser l’unité sur des bases nouvelles. La partie méridionale du pays, terre nouvellement occupée par les Vietnamiens et d’autres communautés ethniques comme les Cham autochtones, les Chinois émigrés après l’avènement des Mandchous, apparaissait ainsi à partir des dernières décennies du 18ème siècle comme un moteur du pays, du fait de son soutien aux Nguyên vainqueurs des Tây Son, de la fertilité des rizières du delta du Mékong comme de l’économie marchande et du commerce international plus développés que dans les autres parties du Viêt Nam. Le particularisme du Sud n’a jamais fragilisé l’unité nationale, au contraire la Cochinchine sous la colonisation avait à cœur de jouer un rôle de pionnière dans le processus de modernisation.

En essayant pour la première fois de cerner les contours du Confucianisme à Gia Dinh, Cao Tu Thanh a trouvé des constantes : la tendance au syncrétisme et par conséquent l’adoption – plus aisée que dans le reste du Viêt Nam – de l’urbanisation et du cosmopolitisme. Le confucianisme n’y était pas moins contraignant. Thanh utilise à plusieurs reprises la formule : « être confucianiste sans l’être tout à fait ; ne pas l’être tout en l’étant quand même ». La popularisation du confucianisme et l’acceptation des normes confucéennes – même biaisées – par les couches populaires aboutissaient à une vision de l’existence et de la moralité assez largement partagée, sans trop d’écart entre les classes sociales, entre les lettrés et les paysans non instruits. Dans cette vision, le destin était plutôt favorable aux personnes qui avaient bien agi et défavorable à celles qui avaient mal agi 389 . Il fallait donc faire du bien et éviter de faire du mal (lam lanh lanh du). On parlait plus volontiers du Ciel – sous sa forme la plus concrète de Monsieur le Ciel (ông Troi) – ou du destin () que de la volonté ou du mandat céleste (thiên mênh) comme les érudits du Nord. Mais on était dans l’ensemble plus optimiste dans la mesure où l’on croyait à la relativité et à la rotation de la fortune et de l’infortune 390 et à cette justice ultime qui récompense le bien et punit le mal (Thiên ac dao dâu chung huu bao). La tendance était donc de se soumettre au Ciel, au destin, mais en faisant de son mieux pour mériter ses faveurs et ne se résignant à l’infortune qu’après avoir exploré toutes les possibilités.

Agir selon le bien équivalait à respecter les normes morales confucéennes ; la popularisation de ces normes les résumait souvent aux deux notions capitales de nhân nghia : humanisme et sens du devoir, de la responsabilité, de la reconnaissance. La richesse naturelle du Sud, l’égalitarisme dans la condition d’émigrés, le renforcement de la solidarité à l’intérieur de la communauté vietnamienne et qu’on étendait aisément aux membres d’autres populations ainsi que les aléas de l’existence des défricheurs disposaient les gens à valoriser ces qualités humanitaires (nhân) et responsables (nghia) au dépens de l’argent et des intérêts matériels (trong nghia khinh tai). « L’argent et la richesse sont (légers, périssables, peu importants) comme la poudre et la terre ; l’humanisme et le sens du devoir (nhân nghia) sont (solides, durables, précieux) comme l’or » était un proverbe souvent évoqué. Pratiquées par un large public toutes catégories sociales confondues et non plus seulement par des lettrés érudits comme dans le Nord et le Centre, ces vertus d’origine confucéenne ont également beaucoup perdu de la rigueur normative de l’orthodoxie pour être définies et vécues de manière plus intuitive, selon le bon sens du commun des mortels et la sensibilité individuelle de chacun et chacune. Nhân, nghia étaient primitivement des qualités qui distinguaient l’homme instruit, cultivé (on s’instruisait pour apprendre par l’acquisition de ces qualités morales à devenir des être humains authentiques, dignes de la qualité d’homme ; et comme l’instruction était réservée exclusivement au sexe masculin…) du reste de l’humanité auquel appartenaient les femmes, « difficiles à éduquer », disait Confucius. Au Sud, elles devinrent, avec la popularisation dans tous les sens du terme, de simples qualités humaines honorées par les femmes comme par les hommes.

Quand la colonisation transformait profondément la société, la société moderne était critiquée comme étant celle de l’or et de l’argent (xa hôi kim tiên) où la richesse matérielle devenait plus prisée que les valeurs morales. L’intellectuel-le formé-e à l’école moderne ne restait respectable que s’il/elle apprenait de nouvelles connaissances sans perdre la conscience des valeurs morales traditionnelles. On peut remarquer que les valeurs nhân nghia souffraient bien moins de la discrimination de genre que les trois liens, les cinq qualités masculins et les trois soumissions, les quatre vertus féminines. Et c’était significatif que dans le Sud on évoquait plus souvent nhân nghia, voire tinh nghia (tinh signifie sentiment), que les trois soumissions et les quatre vertus féminines ; et que cang thuong (les trois liens et les cinq qualités), ailleurs masculins pouvaient s’y appliquer facilement aux deux sexes.

Nhân nghia, et surtout tinh nghia suffisaient comme cadre moral au comportement dans le Sud. Ce cadre était assez lâche, assez souple et flexible pour ne pas imposer à l’individu de faire ou de ne pas faire exactement ceci ou cela. Alors que dans d’autres régions du Viêt Nam, les gens haut placés dans la hiérachie sociale ou familiale – plus particulièrement les hommes par rapport aux femmes – avaient tendance à user et à abuser du sens du devoir (nghia) pour imposer leur quatre volontés à l’égard des subordonnés, dans le Sud, chacun et chacune pouvaient réguler soi-même son comportement en se fondant sur sa propre interprétation du nhân nghia ou du tinh nghia, agir selon son cœur et comme l’entendent sa raison, son sens du devoir moral. La liberté d’action était encore plus grande et s’exprimait à travers un ca dao très populaire et qui décrivait très bien l’état d’esprit des Sudistes, aventuriers et vagabonds un peu sans foi ni loi, dans le meilleur sens de l’expression : « Une fois sur le chemin, si je tombe sur des canards, je les pousse à me suivre ; si je tombe sur une opportunité d’alliance je me marie ; et si je tombe sur une pagode, je me fais bonze (Ra di gap vit cung lua, Gap duyên cung kêt, gap chua cung tu). »

L’optimisme et le dynamisme propres à une population d’émigrés se reflétaient aussi dans la croyance en une vie future toujours meilleure que celle-ci, d’un avenir toujours porteur d’espoir. Alors que dans le Nord, le Têt (Nouvel An lunaire) se fête avec des rites traditionnels et une branche de pêcher rose, fleur résistante au climat rigoureux d’hiver, dans le Sud il ne saurait se passer d’un arbuste ou d’une branche de mai (prononcer maï) à fleur jaune privilégiée par le seul fait que son nom est homonyme de may (qui se prononce may dans le Nord, mais maï dans le Sud), la chance. La nouvelle année apporte de nouvelles chances, chaque famille du Sud peut se permettre une plus ou moins grande branche de mai pour nourrir cet espoir, et comme la chance se manifeste non point par la taille de la branche mais seulement par la densité des bourgeons qui fleurissent, c’est au Ciel d’en décider, un Ciel qui si haut, a quand même des yeux (Troi cao co mat).

Notes
381.

CAO TU THANH, Nho giao o Gia Dinh (Le confucianisme à Gia Dinh), éd. Hô Chi Minh Ville, 1996, 256 p. Gia Dinh désigne dans ce contexte non pas seulement la province qui portait ce non mais l’ensemble des six provinces méridionales.

382.

Le confucianisme à Gia Dinh, op. cit., p. 29-32.

383.

TRINH HOAI DUC, Gia Dinh thanh thông chi (Monographie de la région de Gia Dinh), éd. Nha Van hoa Phu Quôc vu khanh dac trach van hoa, Sai Gon, 1972, partie en caractère chinois, Phong tuc chi (Moeurs), feuille 2b-3b, cité par Cao Tu Thanh, op. cit., p. 37.

384.

Le confucianisme à Gia Dinh, op. cit., p. 41-42.

385.

Ce qui est évident, c’est que dans le Sud Viêt Nam encore de nos jours, contrairement au reste du pays, est encore préservée dans une large mesure la primauté accordée aux études pour ce qu’elles peuvent servir réellement dans la pratique ; non pour le discours littéraire déconnecté de la vie ni pour les diplômes menant au mandarinat.

386.

Le confucianisme met les commerçants au plus bas de l’échelle sociale et les lettrés au niveau le plus élevé, car les lettrés sont censés respecter et faire respecter les principes moraux alors que les commerçants sont supposés se soucier exclusivement du gain pécuniaire.

387.

Le confucianisme à Gia Dinh, op. cit., p. 58.

388.

Sur la vie religieuse et spirituelle dans le Nam Bô au 18ème siècle, voici le témoignage de Trinh Hoai Duc : « Bouddhistes fervents, ils croyaient aux dông bong, privilégiaient les déesses… du type des déesses de l’Eau, du Feu, des demoiselles Hông et Hanh… ». Cité par Cao Tu Thanh, Le confucianisme à Gia Dinh, op. cit., p. 81.

389.

Thiên ac dao dâu chung huu bao, Le bien et le mal finissent par se payer (de récompense ou de punition).

390.

Mây ai giau ba ho, mây ai kho ba doi, Nul n’est riche dans toutes les trois familles (celles de son père, de sa mère et de son épouse), nul n’est pauvre pendant trois générations successives, dicton du Sud. A comparer avec un ca dao répandu dans le Nord et le Centre : Cây khô xuông nuoc cung khô, Phân ngheo di toi xu mô cung ngheo, L’arbre qui est désséché continue de l’être même immergé dans de l’eau, Si votre destin est misérable, vous le serez partout où vous irez.