Ce qui en advenait pour les femmes ?
Si Truyên Kiêu, malgré et sans doute en raison même de ses multiples déviances par rapport à l’orthodoxie confucianiste reste le classique vietnamien par excellence, il y a un autre roman en vers très populaire dans le Sud, Luc Vân Tiên de Nguyên Dinh Chiêu (1822-1888). Le roman est d’abord nettement autobiographique : comme son héros Luc Vân Tiên, Nguyên Dinh Chiêu était un lettré qui, sur le chemin jusqu’à la capitale lointaine pour passer les concours mandarinaux, apprit la mort de sa mère et la pleura jusqu’à s’en abîmer les yeux. Celle qui lui avait été promise dans un mariage arrangé par les deux familles renonça à l’alliance 391 parce que le jeune aveugle n’avait plus aucun espoir de carrière. Dans la réalité, Chiêu qui enseignait au village a contracté un autre mariage, arrangé par l’un de ses disciples reconnaissants qui lui donna la main de sa sœur. Mais dans le roman, il créa un personnage féminin idéal nommé Kiêu Nguyêt Nga qui fut érigée en jeune fille modèle parallèllement à Vân Tiên, modèle de l’homme de bien confucéen. Nguyên Dinh Chiêu commença son œuvre par un précepte moralisateur : « L’homme considère la fidélité et la loyauté au souverain ainsi que la piété filiale (trung hiêu) comme le premier de ces devoirs, La femme ne cesse de s’éduquer au devoir de préserver sa chasteté et sa fidélité conjugale (tiêt hanh). » Mais en fait, Nguyêt Nga dans le fond n’était guère différente de Thuy Kiêu.
‘’ ‘Accompagnée de sa suivante, elle eut une rencontre fortuite avec Vân Tiên au plein milieu de la forêt, où il la sauva d’une bande de brigands. Pendant que Vân Tiên respectait scrupuleusement le principe de la non-touchabilité entre personnes des deux sexes, Nguyêt Nga prit l’initiative de lui offrir son trâm 392 , geste équivalent à une déclaration d’amour que Vân Tiên n’osait pas accepter. Nguyêt Nga insista en lui dédiant un poème, ce témoignage de son talent littéraire eut tout de suite un effet bien meilleur que le geste purement “féminin” d’offrir le bijou. Pour Nguyêt Nga, elle considérait qu’avec Vân Tiên, ils s’étaient prêté le serment d’amour par un échange de poèmes. De retour au foyer, elle sculpta une statue de Vân Tiên, ne cessa de la contempler et refusa plusieurs demandes en mariage, des partis bien plus “convenables” car les prétendants étaient comme elle issus de familles riches ou de mandarins, alors que Vân Tiên était excellent étudiant mais de famille modeste. Elle n’hésita pas à braver l’empereur lui-même qui lui assignait la mission de partir dans un pays ennemi comme offrande diplomatique. Désobéir à l’empereur, se refuser à remplir son devoir patriote – la suivante de Nguyêt Nga se sacrifia pour cette mission et elle en fut récompensée à la fin car Vân Tiên la prit comme concubine – pour rester fidèle à un amour que les deux jeunes avaient pris l’initiative de consacrer par un serment avant d’en avoir informé les deux familles, telle fut la conduite de Nguyêt Nga la vertueuse.’La liberté du cœur, de l’esprit, de la parole et de l’action, le courage de Nguyêt Nga à défier la hiérarchie et les différentes sortes de “puissances”, y compris des tentatives de “harcèlement sexuel”, tout cela était bien loin des trois soumissions et des quatre vertus. Mais cette force de caractère de la part d’une jeune fille n’empêchait pas – et même semblait au contraire justifier que Nguyêt Nga fût présentée par Nguyên Dinh Chiêu comme modèle de la vertu féminine, un modèle jusqu’à nos jours reconnu et chanté en louange aussi bien par les lettrés que par les paysans des “six provinces”. Ce modèle biaisé confirme combien la moralité communément admise dans le Sud s’éloignait de l’orthodoxie confucéenne au sens strict du terme. Mais il confirme d’un autre côté combien le devoir de respecter les critères sociaux de moralité restait valorisé et contraignant, telle était bien cette double originalité méridionale. Jetées l’une comme l’autre hors du foyer parental qui était censé être le refuge obligé de la jeune fille de bonne famille, Thuy Kiêu et Nguyêt Nga passèrent plusieurs années tourmentées avant la réunification avec l’amant auquel elles s’étaient promises. La différence, c’est que Thuy Kiêu fut maintes fois subjuguée par des forces maléfiques, qu’elle était maltraitée, avilie et qu’il arrivait même à ses bienfaiteurs de la mener malgré eux à de nouvelles détresses ; alors que Nguyêt Nga était toujours victorieuse des intentions perverses de ses ennemis, maintes fois sauvée par des anges gardiens qu’on dirait tombés du Ciel et pouvait ainsi préserver de manière miraculeuse sa pureté-virginité. Réalisme et pessimisme d’un côté, dans un environnement social lourdement oppressif ; optimisme jusqu’à l’entêtement, indomptabilité jusqu’à l’illusion naïve sur l’autre, avec le soutien de la communauté méridionale réputée frondeuse et généreuse (nghia hiêp) ? La qualification de “femme pure” reconnue à Thuy Kiêu par son amant Kim Trong porte-parole de Nguyên Du fut longtemps contestée, ironisée par les lettrés, et cela a repris avec une nouvelle vigueur à l’époque coloniale. Malgré le talent littéraire éminent de l’auteur l’œuvre a été – et est toujours, encore en ce début du 21ème siècle, par quelques rigoristes moralisateurs – calomniée et considérée comme perverse (dâm thu). Alors que le public lettré et paysan du Sud – dont tant de femmes du peuple qui, comme Nguyên Thi Viên notre grand-mère paternelle, ne cessent de réciter par cœur 393 Luc Vân Tiên et de s’en servir comme berceuse – a toujours partagé la conviction de Nguyên Dinh Chiêu que Nguyêt Nga était bien le modèle de la vertu féminine traditionnelle. Et personne n’a l’air de se douter un seul moment de la déviation par rapport aux dogmes confucéens. Cao Tu Thanh a raison d’identifier un certain confucianisme bien particulier au Sud.
Des femmes connues dans la réalité historique de l’époque pré-coloniale et coloniale ne démentaient pas le modèle de femme forte dans leur détermination à se dévouer, une force bien ambiguë de la part des femmes, mais qui, dans la société du Sud, bénéficiait dans l’ensemble de l’estime et de l’admiration de leur entourage des deux sexes. Citons quelques exemples parmi les plus significatifs. La mère de l’empereur Tu Duc, communément appelée reine-mère Tu Du, originaire du Sud, était l’objet d’un véritable culte que lui vouait son fils impérial et en imposait aussi à ses contemporains à cause de l’éducation sérieuse et exigeante qu’elle lui donnait et de son emprise morale sur lui. L’épouse de Bui Huu Nghia, un lettré connu pour son talent littéraire, s’était rendue célèbre en allant jusqu’à la lointaine capitale de Huê pour protester contre un châtiment injuste dont son mari était victime et lui sauva ainsi la vie. A sa mort, Bui Huu Nghia la pleura par un couplet de sentences parallèles considéré comme une perle de la littérature du Sud :
Un autre aspect du roman en vers Luc Vân Tiên de Nguyên Dinh Chiêu, très généralement partagé dans le Sud, c’est sa conception de l’amour homme-femme où le sentiment (tinh) était indissociablement lié au sens du devoir, de l’obligation morale, de la responsabilité (nghia). On aurait pu opposer tinh (amour-sentiment) qui est du ressort du cœur et nghia qui est plutôt du côté de la raison. Mais les Sudistes avaient et ont toujours tendance à associer, voire à intervertir et à mélanger les deux registres. Il serait abusif d’y voir une innovation inédite. Nguyên Du déjà a imaginé un madarin-juge qui avait commencé par imposer les châtiments les plus sévères à Thuy Kiêu, accusée d’avoir séduit l’étudiant de bonne famille qu’était Thuc Sinh, puis subitement l’innocenta en étant témoin de son talent littéraire. Il intercéda même en sa faveur auprès du père de Thuc Sinh en arguant du “principe” : « Il s’agit de raison en apparence mais dans le fond c’est en fait une affaire de sentiment. » 394 Pour Hô Biêu Chanh admirateur de Nguyên Du comme pour Nguyên Dinh Chiêu avant lui, pour beaucoup d’écrivains sudistes qui lui étaient contemporains ou postérieurs, tinh et nghia apparaissaient bien plus souvent complémentaires et confondus que séparés et opposés. Ce qui contribuait fortement à égaliser et à consolider les rapports sentimentaux homme-femme en en adoucissant les aspects conflictuels et en en renforçant l’attrait mutuel.
Dans un environnement social où leur personne, leur rôle et leur apport étaient plutôt bien reconnus, il n’était pas surprenant que les femmes témoignaient d’un même pragmatisme, d’une même débrouillardise que les hommes. On peut noter aussi très nettement une moindre inégalité entre les sexes et une plus grande autonomie des femmes par rapport au Nord et au Centre. Les femmes dans les familles de lettrés du Sud n’étaient pas dans la plupart des cas descendantes d’une “aristocratie” de souche, et même si elles l’étaient, elles étaient toutes obligées par la force des choses de participer plus ou moins activement aux mouvements politico-sociaux qui avaient remué cette partie du territoire durant plus de trois siècles : avancée vers le Sud, défrichage des terres incultes, commercialisation des produits agricoles, brassage ethnique et culturel avec comme conséquence des mariages avec des non-Vietnamiens ; puis, avec l’arrivée de l’armée franco-espagnole, la guerre de conquête, les insurrections et la résistance armée ; enfin, avec le statut d’une colonie, les débuts de l’économie de marché, l’urbanisation accélérée sur le modèle occidental, la scolarisation et le développement des professions libérales. Les femmes avaient été défricheuses depuis le début du 16ème et laissé leurs noms à bien des lieux dans les six provinces. Elles étaient actives dans l’agriculture et dans le commerce. Il s’agissait du petit commerce du riz et des produits agricoles qu’elles transportaient dans des paniers aux deux bouts d’une palanche, comme partout au Viêt Nam, mais aussi des boutiques dans les centres urbains, du commerce par voie fluviale qui sillonnait le delta du Mékong et traversait les frontières entre les “pays” de l’Indochine, bien moins le Tonkin ou l’Annam que le Cambodge à proximité. Un nombre non négligeable de femmes étaient ainsi économiquement autonomes et subvenaient aux besoins de leurs familles.
La convergence des parcours de vie et des représentations littéraires montre que les femmes du Sud – et pas seulement les citadines ou les femmes instruites – étaient plus nombreuses que leurs compagnes du Nord et du Centre à impressionner leur entourage par leur dynamisme et leur esprit d’initiative, pour ne pas dire entrepreneurial dans certains cas. Nous aurons l’occasion de voir au chapitre VI des parcours de femmes qui en témoignaient brillamment.
C’était donc non seulement grâce à un environnement socio-économique favorable mais aussi de par leur initiative, leurs compétences et leur force de caractère que les Vietnamiennes du Sud furent les premières à s’engager dans la modernisation, tout en préservant une bonne partie des traditions, car les traditions leur avaient été plutôt clémentes.
Tu hôn est le terme consacré pour désigné ce renoncement, qui survient assez souvent quand l’alliance par convenance des portes (môn dang hô dôi), c’est-à-dire de la position sociale et de la fortune des deux familles, ne s’avère plus convenable par suite de la déchéance économique ou sociale de l’une des familles.
Epingle à cheveux, le trâm est pour une jeune fille de bonne famille l’équivalent du chapeau chez le jeune homme. L’âge où l’on porte le chapeau pour un garçon ou un trâm pour une fille (tuôi cai trâm) est l’âge adolescent où les sexes doivent être reconnus et séparés. Le trâm symbolise par conséquent la féminité. C’est aussi un tên féminin très usuel.
Cela s’appelle “noi tho”, littéralement “parler la poésie” et consiste à déclamer à haute voix ce roman en vers en chantonnant selon une musicalité particulière. C’était l’une des distractions préférée des classes populaires du Sud avant la radio et la télévision. Et “noi th ” était presque toujours synonyme de “noi tho Vân Tiên”, c’est-à-dire réciter ce roman de Nguyên Dinh Chiêu.
« Bê ngoai la ly, song trong la tinh. »