Le Sud : le premier éveil sur les questions féminines et féministes

Nông cô min dam (Causeries sur l’agriculture et le commerce) publia dès 1904 Huân nu ca (Chant éducatif pour jeunes filles) 395 . Ce chant donnait des quatre vertus féminines (công dung ngôn hanh) 396 une interprétation traditionnelle mais où la contribution des jeunes filles

‘’ ‘« qui deviendraient dans quelques années de jeunes épouses » était plutôt valorisée : « sois laborieuse dès l’âge de quatorze, quinze ans pour que, dans quelques années une fois mariée tu saches gérer ton travail ménager » ; « Si tu gardes ton devoir au sein du logis, Ta bonne renommée sera connue jusqu’au loin, D’abord tes parents en seront honorés, Ensuite tu jouiras de son amour et de son estime » 397  ; « Comment serait-il permis aux femmes et aux jeunes filles, De ne point s’occuper de la marmite de riz et de la casserole 398 de poisson fermenté ? La nourriture de toute la famille étant assurée, Qui saurait l’oublier et ne pas affectionner leur contribution ? »’

Travaille bien, ne ménage point tes peines, sers bien ton époux, la grande famille et la communauté, on t’en sera reconnaissant ! Ce message sincère, chaleureux en dépit de son ambiguïté, les Vietnamiennes n’ont pas cessé d’en être ensorcelées 399 dans tous les sens du terme, depuis longtemps avant, pendant ces premières décennies du 20ème siècle  et toujours avec insistance jusqu’à nos jours !

Luc tinh tân van alla plus loin quelques années après en remettant en cause le cercle vicieux de la belle-mère s’acharnant sur le souffre-douleur qu’était sa bru et en confrontant ce drame répétitif aux réalités nouvelles. L’article intitulé « Une question » 400 et signé de la plume du rédacteur en chef rappela la tradition – connue sous l’appellation « lam dâu (faire la bru) » – qu’il jugeait « très étrange » où les « pauvres épouses toutes jeunes qui n’avaient point goûté au plaisir de la vie » étaient « maltraitées, frappées, injuriées », les jeunes ménages pouvant se libérer de la tutelle familiale seulement après que leurs belles-mères en fussent assouvies. Pour s’en échapper, nota le journaliste, quelques jeunes filles épousaient des étrangers et donnaient naissance à des métis, « enfants de sang mêlé ». Il posa expressément la question : « Nous demandons ainsi à vous tous 401 des six provinces si vous consentez à abandonner cette tradition barbare ? Qu’est-ce que vous perdez et qu’est-ce que vous gagnez à l’abandonner ? » Il proposa aux deux familles de laisser le jeune couple s’établir à part (ra riêng) après le mariage, cela n’empêchait pas les jeunes de remplir leur devoir de piété filiale et permettait aux parents de les guider à faire prospérer leurs affaires. L’article d’environ 280 mots se termina par une injonction : « Je prie les hommes des six provinces à répondre à ma question », ce qui montre bien qu’il attendait des hommes la solution à ce problème essentiellement “de femmes”. D’autres numéros de Luc tinh tân van critiquaient des coutumes comme le culte des génies tutélaires, les offrandes aux âmes errantes, la chique du bétel et le laquage des dents et proposé de garder l’argent dépensé à ces usages pour l’éducation des enfants, la construction des maternités, l’assistance aux accouchements ou le mouvement du renouveau social dans son ensemble.

Avec Nu gioi chung (Son de cloche du genre féminin) en 1918 et surtout Phu nu tân van (Gazette des femmes) de 1929 à 1934, le Sud leva le premier l’étendard de la presse féminine et féministe, car Phu nu tân van s’affirmait bien comme telle. Cette revue fut la première à assumer ouvertement la mission de se faire le porte-parole des femmes et de promouvoir leur évolution. Phu nu tân van ne survit pas au-delà de 1934, mais resta le plus grand périodique féminin et féministe vietnamien. Ce ne fut point un hasard, pensons-nous, qu’il fût né et eût grandi dans le Sud. Ce fut aussi à Vinh Long dans le delta du Mékong que Phan Thi Bach Vân créa une maison d’édition nommée Nu luu tho quan (Librairie des femmes) et à Ha Tiên dans l’extrême sud du pays que Dông Hô fonda une école dédiée à l’apprentissage du quôc ngu et à la création littéraire en quôc ngu, qui serait par la suite complétée d’une maison d’édition et d’une librairie.

Notes
395.

« Huân nu ca (Chant éducatif pour jeunes filles) », Dô Thanh Phong, alias Giao Soi, Nông cô min dam, n° 151, 4/8/1904. Les lettrés confucéens avaient l’habitude de rédiger des “chants éducatifs” du même genre sous forme de longs poèmes en couplet de six-huit pieds (luc bat). Le chant publié par Nông cô min dam a retenu l’attention des poètes et des journalistes de l’époque, dit Bui Duc Tinh, qui a mentionné et reproduit ce document dans son ouvrage, op. cit. p. 69-71.

396.

Voir supra chapitre I.

397.

L’époux n’est pas explicitement désigné mais évoqué par « on ».

398.

Nôi com trach mam, trach est en fait un ustensile en terre cuite sans manche, souvent utilisé pour préparer les plats de cuisson salée (kho).

399.

Ensorceler=soumettre à l’action d’un sortilège, jeter un sort sur (envoûter) ; (fig.) captiver entièrement, comme par un sortilège irrésistible (charmer, fasciner, séduire), Le Petit Robert, 1992, T. I, p. 652.

400.

« Loi hoi (Une question) », Luc tinh tân van, n° 40, 20/8/1908, reproduit par Bui Duc Tinh, op. cit. p. 88.

401.

Chu vi, un pluriel qui peut englober hommes et femmes.