L’impossibilité de continuer comme auparavant

Les premiers remous et réticences

Le premier roman en quôc ngu date de 1887 et est intitulé Maître 402 Lazaro Phiên 403 . Il relate l’histoire d’un mari qui, soupçonnant une infidélité de la part de sa femme l’empoisonna après avoir tué le présupposé amant, un ami de longue date. Quand il sut la vérité, il se fit moine mais ne put finalement survivre à ses remords. Deux aspects de l’intrigue méritent questionnement et réflexion. Si la femme était vraiment coupable, le mari aurait-il regretté son meurtre ? Le code Gia Long déclarait innocent le mari qui aurait tué sur place la femme et son amant si l’adultère était surpris par lui. Dans un roman de Hô Biêu Chanh daté de 1929 404 , un couple adultère avait été tué à coups de bâton par le mari qui fut ensuite approuvé et soutenu à l’unanimité aussi bien par la famille que par l’opinion publique 405 . Le tribunal colonial n’aurait puni le meurtrier que d’un an de prison car il avait commis le meurtre par jalousie et il s’agissait d’un meurtre involontaire 406 . Cependant, Lazaro Phiên avait tiré sur l’ami soupçonné d’être l’amant de sa femme et usé d’un moyen caché qui avait tué celle-ci petit à petit sans laisser de trace ; il ne pouvait même pas alléguer de la colère mal retenue, comme les meurtriers excusés par le Code Gia Long ou dans les romans de Hô Biêu Chanh. Il s’était donné un droit, celui de punir une faute considérée comme méritant la mort. Ce fut ce droit qui n’était plus absolu et qui commença à vaciller.

La femme dans Maître Lazaro Phiên savait qu’elle était injustement soupçonnée et que son mari voulait sa perte, mais elle ne disait mot et ne cherchait point ni à se justifier ni à échapper à la mort lente par empoisonnement qu’il lui avait destinée. Sa conduite est exactement ce que lui aurait enseigné l’éthique confucéenne : la personne – femme ou homme – vertueuse qui se savait avoir raison défiait l’injustice et la mort, car elle était convaincue que justice lui serait rendue ultérieurement. Comme la femme de Truong au 15ème siècle 407 , la femme Phiên mourut du soupçon injuste de son époux ; elle ne s’était point révoltée, elle n’avait point réagi ; il est remarquable que durant tout le récit, elle n’apparaissait que silencieuse. Ce qui bougea, ce qui commença à chavirer, ce fut la position naguère confortable de l’homme-mari, qui au 20ème siècle, même après avoir fait sa confession au père catholique – nouvelle figure du père qui devait rendre justice et absoudre les péchés – ne retrouvait pas la paix dans l’âme. Aussi bien le verdict du curé (cha so) que celui de l’auteur furent cléments, mais la mort tourmentée de l’époux-assassin fait comprendre que lui-même ne pouvait se pardonner.

Un autre ouvrage significatif, encore plus méconnu 408 que Maître Lazaro Phiên, fut une traduction en vietnamien du Cid de Corneille, la première qui précéda les deux 409 autres. Hô Biêu Chanh en fit un “roman en vers (truyên tho)” où il plagia Truyên Kiêu de Nguyên Du dans la forme. Mais il supprima la lutte d’honneur entre Don Rodrigue et Don Sanche, jugée sans doute trop étrangère aux mœurs vietnamiennes. Il changea surtout la conclusion, en laissant sa Chimène 410 trouver la solution du dilemme dans le suicide 411 . Son Rodrigue voulait suivre sa bien-aimée, mais se retint car la patrie – « mon roi et mon père », dit-il en bon confucéen – avait besoin de lui pour combattre les Chinois ; il demanda donc et obtint la permission d’aller à la frontière, laissant le destin décider entre deux alternatives : s’il remportait la victoire, il aurait accompli son devoir envers son roi et son père, s’il devait se tuer à la guerre il aurait été fidèle à son amour.

Illustration déjà bien troublée de l’éthique traditionnelle ! Hô Biêu Chanh donna à sa version remaniée du Cid un titre original qui exprimait fermement sa prise de position – ou les remous de son esprit tourmenté ? : V â y moi phai (C’est comme ceci qu’on doit se conduire).

Il en aurait décidé autrement en 1922, après dix ans de “mûre réflexion”, semble-t-il, quand il édita son premier roman en prose 412 .

‘’ ‘L’héroïne de Qui arrive à le faire ? 413 s’appelait Bach Tuyêt (Blanche-Neige). Le nom vietnamien était vraisemblable, mais la référence à la Blanche-Neige occidentale n’était pas fortuite, car sa belle-mère, après avoir tué sa mère quand elle était petite, essaya vers la fin du récit, de lui faire avaler de force un médicament empoisonné qui devait la tuer elle aussi. Elle fut sauvée à la dernière minute par son “prince charmant” qui, au lieu du baiser du conte, l’arracha à la femme-assassin, contre laquelle il porta plainte devant la justice, en ayant recours à un avocat avec des témoins et la fiole de poison comme preuve à l’appui, en bonne et dûe forme !’

Il y aurait encore beaucoup de détails informatifs ou représentatifs à exploiter dans ce roman. Mais pour nous en tenir à l’essentiel,

‘’ ‘Bach Tuyêt tomba amoureuse de Chi Dai, secrétaire de son père, introduit chez elle par son grand-père maternel qui avait un grand estime pour ce jeune intellectuel, comme l’auteur, formé aux deux écoles traditionnelle – qui lui avait appris les qualités morales humaines, Hô Biêu Chanh dixit – et moderne, qui lui permettait de vivre et de faire carrière dans la société contemporaine. En jeune fille de bonne famille 414 , elle ne manifesta guère son inclination pour le jeune homme – qui vivait depuis un certain temps chez elle sans que jamais ils ne se parlent – autrement qu’en lui faisant donner, par un vieux serviteur, un bol de médicament à base de cannelle un jour où il était souffrant. Cela suffit pour faire jaser la domesticité et pour offrir un beau prétexte à sa belle-mère. Celle-ci, mécontente du refus catégorique que Bach Tuyêt avait opposé à la décision parentale de la marier au neveu de sa belle-mère, l’accusa de « fille corrompue » auprès de son père, qui lui infligea une punition corporelle 415 douloureuse et humiliante.’ ‘Bach Tuyêt prit la décision de s’enfuir de chez son père et d’épouser Chi Dai. Il s’en suit de multiples péripéties où l’on voyait Bach Tuyêt vivre seule à Sai Gon, loin du foyer parental, s’enfuir une deuxième fois de chez son grand-père car elle refusait d’être hébergée par lui dans l’aisance matérielle pendant que son mari partait se faire sa carrière dans un commerce lointain dangereux et pénible. Réduite à l’impuissance par la maladie, elle fut ramenée de force chez ses parents où elle aurait péri de la main de sa belle-mère sans le retour miraculeux de son mari.’ ‘Entre temps, Bach Tuyêt avait pris sous sa protection une autre jeune fille, une orpheline de condition modeste élevée par son oncle et la femme de celui-ci. Cette deuxième héroïne reçut de Hô Biêu Chanh un nom également significatif : Bang Tâm, Cœur Pur 416 . Attiré par sa gracieuse beauté, un jeune homme de famille riche voulait au début jouir d’elle dans une liaison passagère. Ses tuteurs, qui étaient pauvres, adhéraient volontiers à ce projet, la femme se montrant encore plus cupide, plus ingénieuse et agressive que son mari. Bang Tâm leur opposa une lutte déterminée et accepta, après avoir été fouettée comme sa compagne fille de mandarin, d’être chassée de la maison 417 plutôt que de céder.’ ‘Ce courage et cette vertu mise à l’épreuve émurent son prétendant qui se transforma en amant dévoué. Mais il avait fallu bien d’autres témoignages d’un amour authentique, respectant la dignité de la jeune fille de condition bien plus modeste que la sienne pour que Truong Khanh gagnât ce Cœur Pur, que Bang Tâm acceptât de son plein gré la demande en mariage, refusant fièrement l’offre du grand-père de Bach Tuyêt qui voulait la doter pour effacer la différence de fortune. Le mariage de ce couple amoureux fut donc célébré avec tous les rites requis, ce qui réveilla la douleur de Bach Tuyêt.’ ‘Elle avait pu venger sa mère, son union conjugale – avec celui qu’elle aimait et qui l’aimait – en dehors des normes traditionnellement voulues avait été régularisée grâce aux soins de son grand-père par un mariage civil légal en présence de témoins exigés par la loi (coloniale), son père avait compris le crime de sa deuxième épouse et approuvait ses actes, elle était réunie avec son mari qui avait réussi à faire carrière et fortune, elle voyait ses amis heureux. Et pourtant, elle décida de se donner la mort.’

La motivation de ce geste était un sens de l’honneur et de la vertu lié aux traditions : pour une jeune fille, il n’y avait pas pire déshonneur que de quitter le foyer parental pour suivre un homme sans rien (theo không), c’est-à-dire sans offrandes de la part de la famille du marié remises à ses parents selon leur exigence, sans les cérémonies rituelles pour annoncer et légitimer l’union. Cela même s’il s’agit du mari choisi par les siens, comme ce fut le cas de Bach Tuyêt, puisque son grand-père maternel – qui représentait l’autorité parentale avec une plus grande légitimité que son propre père car celui-ci pouvait être considéré comme déchu du fait de l’emprise de sa deuxième femme sur lui – lui destinait ce parti. Mais cette fois-ci, contrairement à sa prise de position en 1913 quand il avait “rectifié” Corneille, Hô Biêu Chanh décida qu’il en fût autrement.

‘’ ‘Chi Dai sut, par quelques paroles simples et touchantes, ramener sa femme au bon sens. Et ils vécurent heureux, dans une grande famille qui avait retrouvé son harmonie.’

Plutôt mourir que de survivre au déshonneur, tel était l’enseignement confucéen aux hommes et aux femmes. Et pour celles-ci, bien des raisons – plus ou moins légitimes aux yeux des modernistes des années 1920 – avaient été enseignées comme portant atteinte à leur honneur. Le mérite de Qui arrive à le faire ? de Hô Biêu Chanh, c’était de mettre en valeur l’initiative et l’énergie des femmes comme Bach Tuyêt et Bang Tâm qui avaient lutté pour leur dignité dans un sens plus moderne de ce terme. Elles avaient quitté le foyer et s’étaient l’une et l’autre bâti elles-mêmes leur bonheur, en choisissant celui à qui donner leur amour et leur confiance. Bach Tuyêt avait témoigné d’une grande détermination à venger sa mère défunte et à rester maîtresse de sa vie en se dévouant à l’élu de son cœur. Cela aurait sonné si faux de l’imaginer se suicider comme Hô Biêu Chanh a forcé la Chimène vietnamienne à le faire dans C’est comme ceci qu’on doit se conduire, rédigé à Long Xuyên en 1913 et édité à Sai Gon en 1918 418 . Hô Biêu Chanh avait 27 ans quand il a écrit Qui arrive à le faire ? en 1912 à Ca Mau. Il en avait 37 quand l’ouvrage a paru en 1922 à Sai Gon. Nous n’avons pas encore mis la main sur des preuves tangibles – le manuscrit de 1912 restant introuvable – mais, en confrontant ces deux ouvrages, il nous semble permis d’avancer l’hypothèse que dans la version de 1912, Bach Tuyêt avait dû elle aussi se suicider. Hô Biêu Chanh s’y serait si mal résigné qu’après avoir mis dix ans pour mijoter Qui arrive à le faire ?, il a permis à Chi Dai de sauver encore une fois sa bien-aimée du poison d’une morale par trop contraignante. Cette décision a dû jouer le rôle d’un déclic de déblocage, car Hô Biêu Chanh a livré ensuite sa production littéraire à un rythme très serré.

Notes
402.

Thây (maître) est placé devant le nom (propre et commun) de toute personne (dont la profession/le statut social est) considérée comme respectable.

403.

P.J.B. NGUYÊN TRONG QUAN, Thây Lazaro Phiên (Maître Lazaro Phiên), Saigon, J. Linage, librairie-éditeur, 1887, reproduit in Van xuôi Nam Bô nua dâu thê ky 20 (Prose du Nam Bô dans la 1ère moitié du 20ème siècle), T. I, 696 p. , p. 14-36.

404.

HÔ BIÊU CHANH, Khoc thâm (Pleurer en secret), éd. Tông hop Tiên Giang, 1988, 160 p.

405.

Il faut préciser : l’amant a été dépeint comme un escroc intellectuel exploitateur des paysans pauvres et la femme une paysanne coquette et frivole.

406.

Pleurer en secret, op. cit. p. 157. Nous n’avons pas encore pu établir si un tel jugement était vraisemblable mais les commentaires de l’auteur font apparaître très clairement que cela était bien conforme à son point de vue personnel, et qu’il a mis à profit sa connaissance à la fois du Code Gia Long (qui amoindrit de beaucoup les délits quand ils sont commis par un supérieur hiérarchique vis-à-vis d’un subordonné, à plus forte raison quand celui-ci viole les rites et les règles morales confucéennes) et du droit colonial qui lui a enseigné le concept du meurtre involontaire.

407.

La femme de Truong avait élevé seul son fils pendant les trois années où son mari était parti comme soldat. Au retour du père, quand celui-ci voulait embrasser son enfant, le petit refusa en le reniant et en affirmant que son père à lui ne rentrait à la maison que le soir. Truong jaloux interrogea sa femme qui préféra répondre en se jetant dans la rivière. Après les obsèques, quand Truong alluma la lampe (à huile) et vit son fils se croiser les bras, baisser la tête en saluant son père qui était l’ombre sur le mur, il comprit trop tard la vertu outragée de son épouse. L’empereur Lê Thanh Tông qui lui était contemporain fit un poème dédié au temple de la femme Truong où il reprochait à Truong sa conclusion hâtive et peu fondée.

408.

On n’en trouve un résumé que dans BUI DUC TINH Nhung buoc dau cua bao chi, tiêu thuyêt va tho moi 1865-1932 (Les premiers pas de la presse, du roman et de la nouvelle poésie 1865-1932), 1ère éd. 1975, 2ème éd. TP HCM, 1992, 3ème éd. TP HCM, 312 p., p. 189-193.

409.

La deuxième traduction, la plus connue est celle de Pham Quynh à Ha Nôi, parue dans les numéros 38 et 39 de la revue Nam Phong (Vent du Sud), en août et septembre 1920 ; et la troisième celle de Ung Binh Thuc Gia Thi éditée pour la première fois à Huê en 1936.

410.

Tous les personnages ont des noms vietnamiens et sont placés dans un contexte vietnamien. Hô Biêu Chanh montre dans la suite de son œuvre comment il est passé maître dans cet art de l’adaptation. Nous laissons ici les noms français pour faciliter la lecture au public francophone.

411.

Rappelons que Corneille s’en remet à la tradition maure qui voulait que Chimène épousât le vainqueur Don Rodrigue ; ainsi qu’au roi qui consola Chimène : « Prends un an, si tu veux, pour essuyer tes larmes » et encouragea Rodrigue : « Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi ».

412.

Ce qui est en retrait est un résumé de l’ouvrage ou du passage cité.

413.

HÔ BIÊU CHANH, Ai lam duoc (Qui arrive à le faire ?), rédigé en 1912, 1ère éd. 1922, reproduit dans CAO XUÂN MY&MAI QUÔC LIÊN éds., Van xuôi Nam Bô nua dâu thê ky 20 (La prose du Sud Viêt Nam dans la 1 ère moitié du 20 ème siècle), Thanh phô Hô Chi Minh&Trung tâm Nghiên cuu Quôc hoc, Hô Chi Minh Ville, 1999, T. I, 696 p., p. 63-171.

414.

Son père était chef de province (quan Phu est le mandarin-chef d’une petite province), donc fonctionnaire colonial, considéré comme mandarin par son entourage, à juste titre, car dans les années 1920 nombreux étaient les représentants du pouvoir colonial (au niveau de base) formés à l’ancienne école et restés fidèles au modèle traditionnel du pouvoir politique et de l’éthique de conduite personnelle.

415.

Cette scène est également reproduite en annexe, comme témoignage d’une pratique courante à l’époque et malheureusement encore de nos jours.

416.

Nom plus vraisemblable dans les couches moyennes et supérieures que dans son milieu social présupposé.

417.

C’était et c’est toujours la façon souvent utilisée par les tuteurs des orphelins quand la prise en charge commence à leur peser trop, plus particulièrement quand l’orpheline à l’âge adulte refuse, comme l’héroïne du roman, d’être “vendue” sous une forme ou une autre, en compensation de la prise en charge passée.

418.

Bui Duc Tinh, Les premiers pas de la presse…, op. cit., p. 189. Selon cet auteur, Hô Biêu Chanh signe ce premier roman en vers de son vrai nom Hô Van Trung, suivi du nom de plume Biêu Chanh, qui signifie « manifester la droiture ». Son nom de naissance Trung veut dire “fidélité, loyauté (au souverain)” et c’est un tên très souvent donné aux garçons.