Conflit de génération et/ou opposition de classe

Le mariage arrangé s’imposait avec une dureté accrue quand le conflit entre les générations se dédoublait d’une opposition de classe. Le principe de la “convenance des deux familles” était en effet respecté surtout dans les classes les plus privilégiées 440 . Le terme sino-vietnamien est “môn dang hô dôi”, c’est-à-dire convenance des portes (des deux maisons), ce qui désigne par extension les deux familles, mais à la taille de leur habitation, donc de leur fortune respective. Puisque les alliances concernaient plus les grandes familles que le jeune couple lui-même, les deux familles se préoccupaient en priorité de bien connaître le rang social et la situation financière de l’autre parti. S’il y avait discordance – dès l’origine ou survenue par suite d’une malchance – le mariage ne pouvait être envisagé. Le souci des convenances avait soulevé des protestations 441 depuis des siècles. Mais l’instruction coloniale – nettement “démocratisée” – conjuguée avec la très forte valorisation des études par les Vietnamiens, y compris dans les classes économiquement désavantagées, facilitait la formation en plus grand nombre de couples “discordants” selon les critères traditionnels. Les jeunes gens et jeunes filles issus de milieux différents avaient, au travers des études et, dans une moindre mesure du travail professionnel, beaucoup plus d’opportunités qu’auparavant de se connaître, de vivre ensemble des expériences nouvelles et excitantes. Les études et les relations professionnelles favorisaient d’autres modes de rapport hommes-femmes. Comme d’autres écrivains du Nord de sa génération, Hoang Ngoc Phach n’a pas franchi le cap. Mais dans la réalité, et plus nettement une décennie plus tard, les couples amoureux “modernes” réagissaient avec une maîtrise de soi et/ou une violence jamais connues encore contre les alliances “convenables (môn dang hô dôi)”. Il était naturel que certains parents et familles rigidifiaient de leur côté l’exercice du pouvoir de décision des aînés.

Ce conflit apparaît à presque toutes les pages des romans et nouvelles, avec des tonalités différentes selon les régions et les auteurs. Dans les romans des auteurs du Nord, les jeunes amoureux sont souvent des victimes plus ou moins résignés. Lôc dans Nua chung xuân (Printemps inachevé), roman très connu de Khai Hung du groupe Tu luc, aimait Mai (prononcer Maï), la fille aînée d’un précepteur défunt, mais savait que sa mère, femme de mandarin n’accepterait jamais une telle alliance discordante. Il demanda à une autre femme de jouer le rôle de sa mère pour accomplir les rites du mariage ; Mai était consciente du subterfuge mais passa outre car elle aimait et se savait aimée. Même dans le “roman à thèse” auquel Nhât Linh, chef de file du groupe littéraire Tu luc (Compter sur ses propres forces) a donné le titre provocateur de Doan tuyêt (Rupture), Loan, figure représentative de la jeune fille moderne, obéit à ses parents et accepta d’épouser Thân, à qui elle avait été promise dès l’enfance, parce qu’elle n’hésitait pas à opposer des arguments hardis aux recommandations traditionnelles, mais ne pouvait résister aux larmes de sa mère. Nguyên Công Hoan décrit dans La ngoc canh vang (Feuille de jade, branche d’or) 442 l’intransigeance d’une famille mandarinale et la mort violente de la jeune fille moderne qui en fut victime, une victime qui pourtant n’a pas capitulé.

‘’ ‘Nga était la fille d’un mandarin chef de province (quan Phu). Elève de collège, elle s’éprit de Chi, fils de la veuve d’un pauvre lettré car elle admirait ses qualités humaines. Pour aller à l’école elle était hébergée chez son oncle, un fonctionnaire formé à l’enseignement moderne ; l’oncle et son épouse se montraient compréhensifs et tolérants. Mais Nga finit par se rendre compte combien son amour était impossible dans le cadre d’une moralité traditionnelle respectueuse de la discrimination des classes sociales. Elle en devint folle. S’appuyant sur des connaissances en psychologie, son oncle opta pour le remède préconisé par un docteur français : laisser les jeunes se voir en toute liberté et guérir Nga par l’assouvissement de sa passion. Nga fut effectivement guérie mais enceinte. L’oncle ne réussit pas à persuader ses parents à accepter la “mésalliance”. Nga tint tête courageusement à la pression parentale et refusa le bol de médicament abortif, qui représentait pour ses parents le remède pour effacer l’infamie. Elle n’avala le bol que pour sauver Chi et la mère de celui-ci, battus et menacés de mort par son père mandarin. Elle mourut du mauvais traitement et de la violence des parents sans que son père ni sa mère fussent ébranlés dans leur détermination à préserver la “convenance”. ’

La mort de Nga concrétisait ce que l’auteur identifiait comme étant « le malheur d’être bien né (luy thê gia) » et symbolisait en même temps une immolation aux valeurs nouvelles. « En ce temps-ci, toutes les jeunes filles instruites ont plus ou moins l’esprit d’égalité, de liberté et de fraternité, la génération de leurs pères et de leurs oncles ne peuvent les en empêcher. C’est bien d’avoir cet esprit, ce n’est pas mal 443  », avait dit son oncle. L’épouse de l’oncle, pourtant « femme », c’est-à-dire dans l’optique de l’auteur et de l’époque, peu instruite et en quelque sorte bornée, n’avait pas eu de mal à comprendre son point de vue et l’avait soutenu dans l’application du “remède au mal d’amour” pourtant si contraire aux coutumes. Mais, comme dit l’oncle, « les lettrés sont cent fois, mille fois plus respectueux des règles que les femmes. En plus ils sont orgueilleux. Il se peut qu’ils nous croient et sont d’accord avec nous, mais ils refuseront de céder. » 444 En brossant ses personnages et plus particulièrement les trois principaux personnages féminins – Nga, sa mère et la femme de son oncle – Nguyên Công Hoan a montré que c’était en fait la hiérarchie sociale qui primait sur la discrimination de genre ou le conflit des générations et que c’était le mandarinat conservateur qui était le bastion le plus solide contre la modernité.

Notes
440.

Mais qui est non moins vécu par les classes populaires qui admettent que « des baguettes moisies » ne sauraient « se hisser sur un plateau de cinabre » (proverbe).

441.

Les protestations sont nombreuses dans les ca dao. Mais le plus bel exemple et aussi le plus puissant quant au contenu est le conte de Truong Chi et de My Nuong, mille fois repris dans différents genres artistiques, dans les années 1930-1945 et encore de nos jours. La belle My Nuong, fille d’un grand mandarin s’éprit d’un homme inconnu qui tous les jours au crépuscule venait jouer de la flûte sous sa fenêtre. Le son de la flûte était ensorceleur ; mais quand la belle se retrouva en face d’un misérable pêcheur – au physique plus que médiocre dans certaines versions, beau garçon dans certaines autres – son rêve s’évanouit immédiatement. Ce fut au tour de Truong Chi de tomber amoureux de My Nuong, un amour impossible. Le son de la flûte devint désormais plus mélancolique, plus lancinant mais il semblait ne plus émouvoir que le musicien lui-même, qui finit par mourir de désespoir. Il fut incinéré mais son cœur resta intact et se transforma en une masse cristalline. On en fabriqua une tasse à thé. Quand on y versait du thé, on pouvait voir apparaître le musicien sur sa barque solitaire. My Nuong, elle, tomba malade depuis qu’elle n’entendait plus le son de flûte. On lui apporta la tasse. En y voyant Truong Chi, elle versa une larme, de compassion, de repentir, ou enfin d’amour, nul ne le sait. Toujours fut-il que la tasse de cristal se fondit, le désir inassouvi ayant été en quelque sorte comblé.

442.

NGUYÊN CÔNG HOAN, La ngoc canh vang (Feuille de jade, branche d’or), 1ère éd. 1934, reproduit in Tiêu thuyêt Nguyên Công Hoan (Romans de Nguyên Công Hoan), Thanh niên, Ha Nôi, 2003, 652 p., p. 487-650.

443.

Feuille de jade, …, op. cit., p. 585.

444.

Feuille de jade, …, op. cit., p. 589.