L’amour contrarié était un thème littéraire exploité bien longtemps avant les temps modernes. Ce qui fut nouveau, ce fut la fréquence avec laquelle le thème revenait et surtout comment les sentiments amoureux étaient exprimés avec un romantisme et un réalisme peu connus jusqu’alors. Le romantisme des années 1930-1945 était une réalité et la réalité de l’époque était souvent romantique. Les jeunes, plus particulièrement les collégiens et lycéens connaissaient souvent un amour qui était vécu plus sensuellement et exprimé beaucoup plus librement qu’auparavant. Ils apprenaient à l’école des auteurs français. Non seulement les romantiques (Musset, Vigny, Chateaubriand, Hugo,…) mais les auteurs aussi bien classiques (La Fontaine, Molière, La Bruyère, Racine et surtout Corneille 469 ) que réalistes 470 les faisaient rêver. Il n’était point besoin de poursuivre des études très poussées. Il suffisait de savoir lire pour dévorer des feuilletons et des romans. Beaucoup d’articles dans la presse ont évoqué le danger que représentaient les romans pour les jeunes car les lecteurs et lectrices de romans souffraient trop du mal d’amour. Quand le rêve était brisé par les réalités quotidiennes, comment réagissaient-ils ?
Un grand nombre essayait de s’en faire une raison et y arrivait assez souvent, mais avec regret, amertume ou rancœur. Ces sentiments qui incitaient les jeunes à s’insurger contre les décisions des aînés s’exprimaient déjà dans la littérature orale populaire et plus particulièrement dans les ca dao. Ils étaient présents dans la meilleure veine de la littérature classique, œuvre des lettrés confucéens, surtout à partir des 18ème et 19ème siècles, comme nous l’avons évoqué au premier chapitre. Mais à l’époque moderne, de nouvelles raisons ont renforcé le “mal d’amour” et ses ravages.
La première marque du temps, c’était bien le romantisme appris de la littérature française et ce qui en découlait tout naturellement, une grande complaisance dans l’amour mis à mal. Il suffit de relire les commentaires de Tô Tâm par un critique contemporain :
‘’ ‘« …on aimait les romans d’amour malheureux avec leur ton mélancolique qui satisfaisait le besoin de s’attendrir qu’on éprouvait, car l’époque tournait nettement à la sensibilité. (…) d’après la mode d’alors, il était de suprême bon ton d’être pessimiste c’est-à-dire de voir le monde en noir et de larmoyer à tout propos et même hors de propos. Hélas sur la fuite des choses ! Hélas sur le néant de l’homme ! Et vive la mort, libérateur céleste ! Voilà le ton habituel des gens “distingués”. (…) Cet état d’esprit, où il entrait beaucoup de snobisme (…) était soigneusement entretenu par l’aisance due à la prospérité économique du pays. (…) On avait encore le temps de se bercer des souffrances en idées et des sanglots de rêve. » 471 ’Le texte est écrit au passé car il date de 1935, dix ans après la première édition officielle de Tô Tâm, quand Trân Dinh Y nota déjà une certaine tiédeur du public pour ce chef-d’œuvre du romantisme vietnamien, tiédeur qu’il expliquait par « l’esprit de la génération nouvelle que transportaient moins la sensibilité et la mélancolie ». Sans le contredire sur l’évolution des années 1920 aux années 1930, nous pensons que le romantisme était bien trop ancré dans les générations formées à l’école française pour s’éteindre aussi rapidement.
Une réaction à moitié inconsciente des amoureux contrariés était de tomber malades. Le “mal d’amour” – dont le terme vietnamien équivalent “thât tinh” (qui souffre d’un amour inassouvi) existait depuis des siècles ! – n’était pas quelque chose de nouveau, mais devenait très fréquent. Il frappait surtout les jeunes filles que “l’éducation rituelle de la famille (lê giao gia dinh)” empêchait de s’unir au mari de leur choix ; mais, tel le pauvre pêcheur Truong Chi de la légende, il n’épargnait pas non plus les jeunes élèves, étudiants, petits fonctionnaires que la différence de fortune ou de position sociale, la maladie – comme ce fut le cas du grand poète Han Mac Tu atteint de la lèpre – ou d’autres infortunes rendaient leur bonheur impossible. Beaucoup de personnages de romans ainsi que d’hommes et de femmes de l’époque en sont tombés malades : maux d’yeux, maladies cardiaques, tuberculose et folie étaient les maladies dont ils étaient le plus fréquemment atteints. Certain-es ont joué le rôle de guérisseur-seuse de leur amant-e auprès ou en remplacement du médecin.
Mais dans la plupart des cas, comme l’amour n’a pu être assouvi ni l’union conjugale se réaliser, il n’était pas rare que les amoureux choisissent la mort. L’auteur de Tô Tâm a très bien décrit l’héroïne dans son état languissant, n’éprouvant plus aucun plaisir de vivre, faisant tout ce qu’il ne fallait pas – fumer, s’exposer au vent et à la tempête – provoquant en fait sa rechute de tuberculose et mettant volontairement fin à sa vie, d’une façon à peine voilée.
Le suicide n’était cependant pas la seule alternative, car dans tout le Viêt Nam des années 1918 à 1945, ont émergé bien d’autres explorations et essais de changement visant à faire évoluer les mœurs ou tirant profit de l’évolution.
Dans la génération qui a une vingtaine d’années en 1945, j’ai recueilli des témoignages d’hommes et de femmes qui affirment que Corneille était leur auteur préféré à l’école et que le dilemme cornélien les a fait vibrer profondément.
Un personnage de Hô Biêu Chanh reste songeur après avoir lu un passage sur Eugénie et Charles dans Eugénie Grandet et ne peut plus oublier la jeune paysanne qu’il a rencontrée la veille, Hô Biêu Chanh, Un amour (Môt chu tinh), op. cit. p. 36-37.
Trân Dinh Y, « Deux livres, deux époques » in l’Annam nouveau, février 1935, original en français, reproduit dans la 4ème édition de Tô Tâm, Nam Ky, Ha Nôi, 1937 et dans Hoang Ngoc Phach, sa vie…, op. cit., p. 548-553.