Les épouses secondaires et leurs enfants

Si l’épouse principale est définie dans la loi et dans les mœurs – exception faite peut-être pour la partie la plus instruite et/ou la plus occidentalisée des villes du Sud, et encore – comme inférieure à son époux, les concubines de rangs différents étaient encore bien loin au-dessous de leur maître et seigneur et aussi de l’épouse principale, voire de ses enfants. La hiérarchie familiale était souvent dédoublée d’une hiérachie de classe car c’étaient les jeunes filles de condition modeste qui étaient à moitié vendues comme concubines. Mais il était vrai d’un autre côté que les épouses secondaires et concubines de tout genre étaient souvent plus jeunes, plus belles, et si elles avaient la chance de donner naissance à un héritier mâle alors que l’épouse principale n’en avait pas été capable, les rôles pouvaient se renverser totalement. Dans la société vietnamienne, la polygamie existait depuis des milliers d’années ; elle restait protégée par la loi vietnamienne et tolérée par la loi coloniale, justifiée dans les mœurs qui répétaient souvent le dicton : « L’homme peut avoir cinq femmes principales et sept femmes secondaires – sans compter les concubines de rang inférieur – alors que la femme vertueuse ne connaît qu’un seul mari ». Les conflits entre les épouses et leurs enfants respectifs tournaient souvent autour des problèmes d’héritage, de maltraitance des enfants orphelins par les belles-mères ou, plus rarement, les beaux-pères.

Dans le Nord, la hiérarchie était plus accusée et les concubines étaient davantage victimes de maltraitance, de violence de la part de l’épouse principale et de ses enfants. Un bon nombre de concubines dans les familles riches de la campagne ont dû accepter de “faire la concubine (lam le)” pour payer une dette de leurs parents ou, comme Him dans Mari et enfants pour satisfaire des intérêts parfois minimes de quelques dong d’une entremetteuse et/ou de leur propre père, celui de Him a reçu une récompense de cinquante dong pour avoir facilité le mariage de sa fille. Leur destin a été dès le 18ème siècle décrit par Hô Xuân Huong : « On supporte d’être battue pour arracher une bolée de riz gluant, et le riz est à moitié gâté ; on sert comme une servante, sauf qu’on n’est pas payée », et encore plus anciennement par les ca dao. Les écrivains du 20ème siècle en ont évoqué une multiplicité de situations, pas seulement des paysannes pauvres. Ils ont montré aussi avec compassion, voire avec empathie des concubines qui ne se résignaient plus, qui cherchaient à se sauver de leur esclavage ou qui affirmaient résolument leur droit d’épouse et de mère.

‘Comme Him, Muông 510 dans Quan Nai 511 de Nguyên Hông, était exploitée par la famille du mari et maltraitée par l’épouse principale. Avec la complicité et l’aide de ses amies et de leurs parentes, elle s’est enfuie pour essayer de retrouver celui qu’elle aimait, un instituteur de village. « Quels que soient les difficultés et le dur labeur, Muông n’avait pas peur et gardait toujours la pureté et la douceur d’une femme. Ce n’était point parce qu’elle ne pouvait plus supporter les travaux pénibles et la maltraitance qu’elle devait partir. Une fois libérée de ces tracas d’une destinée de concubine, sa vie aurait encore besoin d’une consolation, d’un bonheur même humble, même minime, celui de l’amour. Oui ! L’amour ! Pourquoi une femme qui n’avait que vingt-trois ans, qui était en bonne santé et pleine de débrouillardise comme Muông ne pourrait-elle pas en jouir ? Pourquoi un cœur frémissant d’émotion n’aurait-il pas le droit d’être à côté de celui qu’il avait élu ? » 512

Quand ce n’était l’héroïne qui se révoltait, c’était l’écrivain qui semblait le faire à sa place. Manh Phu Tu (1913-1959) n’écrit pas beaucoup, mais les drames de famille autour de la polygamie semblent avoir retenu son attention. Cela est évident, ne serait-ce que par le titre de ses ouvrages : Faire la concubine (1940), Bâtir (une famille) (1941), Quand l’amour s’affadit(1942), Vivre aux crochets des autres (1942), La vieille épouse (1942). Faire la concubine 513 , son premier roman, a gagné un prix du groupe Tu luc.

‘’ ‘Madame Thân, une paysanne pauvre, avait convaincu sa fille unique Trac à devenir la concubine d’un vieux phan ayant déjà sept, huit enfants, garçons et filles. Elle avait été elle-même convaincue par la mère de l’épouse principale, qui cherchait quelqu’un pour aider sa fille, à peu de frais, et tenait par conséquent à trouver une jeune fille douce, passive, soumise. La mère de Trac avait hésité entre ce parti et le fils de sa voisine ; mais elle s’était décidée en espérant pour sa fille une vie moins dure et pour son fils le soutien d’une belle-famille riche et puissante. Elle n’en parlait pas à sa fille avant d’avoir fait son choix.  Le dicton “ l’enfant s’assied là où ses parents l’ont placée ” était tellement ancré dans l’esprit de toutes les mères qu’elle trouvait inutile de demander l’avis de sa fille. Trac était encore plus passive. Elle acceptait de se marier et d’avoir des enfants parce que cela lui paraissait aussi naturel que de faire cuire du riz, d’arroser les légumes ou de décortiquer le paddy. « Dans le village, il y en avait d’autres qui étaient concubines, mais son esprit immature ne l’incitait pas à observer pour comprendre leur vie. Elle ne réfléchissait pas longtemps, ne cherchait point à discerner deux sortes de mariage, devenir concubine ou construire un couple unique avec son époux. Voyant qu’il y avait d’autres concubines, elle considérait que c’était tout à fait normal de devenir concubine. Son esprit était tellement fruste qu’elle pensait que ce que les autres avaient déjà fait elle pouvait aussi le faire sans hésiter, sans réfléchir. » L’écrivain formé à l’école moderne déplore l’insouciance de son personnage : « Comme la plupart des jeunes filles de la cammpagne, Trac était très aventureuse, elle ne réfléchissait jamais de manière précise et approfondie à quoi que ce fût. Chaque fois qu’elle devait réfléchir, elle était très ennuyée et malheureuse ; c’était pour cela qu’elle se fiait en toutes choses à ce qui avait déjà existé autour d’elle pour s’en servir comme modèle. » 514 ’ ‘Au début, Trac ne se trouvait pas infortunée même si on lui apprenait à s’adresser à son époux et à l’épouse principale en les appelant maître (thây) et maîtresse (cô) ; même si elle partageait les tâches ménagères et les repas des serviteurs. Mais tout changea quand elle commença à avoir des enfants. Elle perdit son premier bébé faute de soin – que l’épouse principale ne permettait pas de lui accorder – et n’avait pas le droit de dorlotter ni de s’amuser avec son deuxième enfant. Non seulement l’épouse principale mais aussi les enfants et serviteurs s’acharnaient à la battre et à l’insulter. Les rapports sexuels avec son mari s’accomplissaient presque en cachette et elle n’était jamais assouvie, comme l’avaient si bien décrit les ca dao. L’écrivain moderne a des comparaisons pourtant plus osées : « Elle rêvait souvent de la situation du chien de câu phan 515 . Car c’était câu phan qui s’occupait lui-même de lui préparer ses repas en mettant des œufs ou du bœuf dans son riz, le chien était aussi caressé affectueusement face à mo phan. » 516 Ce fut seulement à la mort du mari que pour la première fois Trac « eut l’impression d’avoir le droit de partager la douleur avec mo phan ». Mais au bout de six ans de concubinage, elle ne ressentait plus aucun sentiment pour son époux et ce fut plutôt le sort de son jeune fils et d’elle-même qu’elle pleura.’

Dô Duc Thu (1909-1979), dont le milieu de prédilection est celui des familles petites-bourgeoises des villes relate dans L’enfant 517 un drame dissimulé mais encore plus violent.

‘’ ‘Après deux fausses couches, le médecin conseillait à madame Mâu de ne plus tenter d’avoir d’enfant au risque de sa vie. Sachant qu’il fallait un héritier à son mari, elle croyait trouver la solution optimale en faisant de sa sœur cadette Quy la concubine, dont le rôle serait d’enfanter tout en lui laissant tout le pouvoir d’une sœur aînée et d’une épouse principale. Elle se demanda d’abord si son projet était réaliste : « Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas vu sa sœur, elle ne savait comment était Quy maintenant. Toujours une petite sœur sage et docile, ou était-elle devenue une jeune fille moderne, imbue d’idées d’émancipation et de liberté ? Si c’était comme cela, son projet serait difficilement réalisable. Mais dans une petite province, Quy qui ne faisait que tenir la petite boutique familiale, ne devait pas avoir changé autant. Elle trouverait des arguments pour la convaincre. » 518 ’ ‘Tout en gardant la sérénité du narrateur, de l’analyste, Dô Duc Thu sait nous charmer par la finesse de l’observation, l’humour des notes psychologiques. Il déroule devant les lecteurs l’évolution de Quy. Elle commençait par se révolter et refuser catégoriquement, malgré l’hypocrite insinuation de sa mère : « Pourquoi penses-tu donc que tu seras concubine ? C’est juste parce que ta sœur ne peut pas avoir d’enfant, elle souhaite que tu deviennes sa compagne 519 à lui, puis ta sœur reviendra avec maman, tu resteras là-bas et ce sera aussi un mari et une femme 520  ». Quy céda à l’insistance de sa mère, pour ensuite regretter « d’avoir lié sa vie par une phrase prononcée dans un moment où elle n’était pas maîtresse de son esprit » ; puis se complut dans le romantisme du sacrifice. La psychologie de la mère est caractéristique de l’époque transitoire : « Voyant Quy triste et perdue, sa mère se sentit soudain gênée. Et si ce mariage ne lui plaisait pas, et si elle avait involontairement forcé (ep) sa fille ? Elle ne voulait vraiment pas la forcer, mais c’était peut-être à cause de quelques paroles d’elle que Quy avait accepté. Réflexion faite, elle trouvait que le mariage était quelque peu discordant. A regarder le visage tourmenté de Quy, la mère était plutôt honteuse. Mais c’était chose accomplie. Elle n’osait pas penser qu’elle avait sans le vouloir fait du tort à sa fille. Elle s’accrochait à l’idée qu’elle avait travaillé à édifier son bonheur. Si Quy avait cette mine éperdue, c’était sans doute parce qu’elle était confuse. Toutes les jeunes filles étaient comme cela la veille de leur mariage. » 521 ’ ‘Le conflit, latent dès le début, ne manqua pas de s’éclater violemment entre les deux épouses, malgré le sororat. Quy fut déçue du mari qui n’avait pas osé manifester ses sentiments pour la concubine avant que celle-ci ne devienne mère. Après la naissance de l’enfant, il s’occupa d’elle ouvertement, sans plus aucune réserve par égard pour l’épouse principale. « Si elle avait été ainsi comblée auparavant, Quy aurait sans doute aimé son mari. Mais elle avait dû vivre trop longtemps dans le délaissement et la déception. Quelques gouttes d’eau tardives ne parvenaient pas à raviver le germe flétri. Quy avait examiné et jugé son mari, un jugement très sévère qui lui avait interdit toute protestation. Elle fut maintenant complètement indifférente à ses gestes affectueux. » 522 ’ ‘Quy ne comprit tout à fait son rôle et sa position dans la famille qu’à la suite d’un conflit ouvert avec sa sœur à propos de l’enfant. Au début du dialogue, elle se désigna par em et l’appelle chi ; ces mots d’adresse convenaient de la part d’une petite sœur à l’égard de son aînée comme d’une concubine à l’épouse principale, car le rapport entre les épouses était assimilé à celui du sororat, et l’assimilation était effectivement valable dans ce cas où l’épouse secondaire était issue d’une origine sociale non inférieure à l’épouse principale. La domesticité s’adressait à Quy en disant mo hai (seconde mère), par rapport à Nga (que l’auteur désigne, comme il sied à cette classe sociale, par madame Mâu), qui était mo ca (mère aînée). Madame Mâu aurait pu faire comme son mari et l’aurait appelée mo ou mo hai, en se mettant à la place de ses enfants (même si elle n’en avait pas) ; mais elle continuait à l’appeler cô (tante), comme elle l’avait toujours appelée quand elle était jeune fille. Quand le ton monte, Quy se dit tôi (je neutre, plus sec) mais appela encore sa sœur chi. Elle devint enfin insolente en n’utilisant plus aucun mot d’adresse. Et sa sœur dans toute sa grossièreté se mit à hurler, en utilisant may (tu, méprisant) et tao (je, condescendant, grossier) : « Je suis toujours patronne de cette maison. Tu as accouché [de l’enfant], mais je suis encore sa vieille mère (me gia, il ne faut pas oublier que vieux/vieille implique toujours le respect dû à l’âge, dans la culture orientale). On t’a prise pour avoir un enfant, alors l’enfant appartient à cette famille, tu n’as pas le droit… » Il fut confirmé à Quy que sa sœur voulait s’approprier l’enfant. Elle reconnaissait en son for intérieur : « La grande sœur a raison. Dans les familles traditionnelles, la vieille mère a toujours son droit sur les enfants des concubines, elle a plus de droit que la mère qui l’a mis au monde. Dans beaucoup de familles, l’enfant de la concubine n’appelle mère que l’épouse principale et appelle sa propre mère « de » ou « chi (grande sœur) ». De signifiait accoucheuse, sa mère n’était qu’une accoucheuse. Ce système n’était pas conforme à l’individualisme ; mais si l’on acceptait le rapport épouse principale-concubine, on devait l’accepter avec. Quy avait accepté d’être la concubine de Mâu, son enfant dépendait donc de l’épouse principale. (…) Encore une fois Quy fut confrontée à sa position subalterne. » 523 .’

Une autre nouvelle décrit le calvaire de la concubine et de son enfant qui tout en l’appelant chi, savait très bien que c’était sa mère qui était traitée – ou plutôt maltraitée – pire qu’une servante dans la famille où il régnait en petit empereur. Mais Quy de Dô Duc Thu ne se résignait pas.

‘Elle savait se servir des forces dont elle disposait, sa jeunesse, la nouveauté qu’elle représentait pour son mari et surtout de l’enfant qui était sien selon l’évidence et comme le reconnaissait son mari. Pour une fois Mâu surmonta sa pusillanimité pour tenir tête à son épouse principale en la défiant : « C’est son enfant, elle l’emporte où elle veut, personne ne peut l’en empêcher. Ce temps-ci n’est plus comme autrefois, pour que vous arguiez du droit de vieille mère ou de jeune mère. C’est celle qui accouche qui est la vraie mère. Si vous voulez garder l’enfant, accouchez-en donc un, personne ne vous en interdit, personne ne le disputera avec vous. » 524

La victoire de Quy fut cependant dans la lutte intestine entre femmes, et pas dans un combat destiné à affirmer la personnalité féminine.

‘’ ‘Retournée chez sa mère, Quy découvrit que Huy, celui qu’elle croyait indifférent à son amour, ce qui l’avait poussée à accepter par dépit la proposition familiale de devenir concubine de son beau-frère, en fait l’aimait depuis longtemps. Elle fut tentée d’abandonner Mâu, mais hésita à cause de l’enfant. Madame Mâu, sa sœur, qui s’était risquée à avoir un enfant, décéda au cours de l’accouchement. Il suffit de cette fin fatale pour que Quy retournât dans le foyer de Mâu, le père de son enfant, et considérât ses rapports amoureux avec Huy comme le mauvais souvenir d’un égarement passager.’

Dô Duc Thu a raison d’intituler son roman L’enfant, car c’était effectivement de lui qu’il s’agissait et c’était toujours lui qui donnait un sens à la vie des femmes, et pas encore les femmes qui étaient véritablement prises en compte ou qui s’affirmaient en tant que telles, même si l’auteur en a brossé des touches significatives. Puisque c’était l’enfant qui comptait, il était évident qu’aux côtés d’une épouse principale stérile, la concubine, même issue de condition inférieure pouvait mieux gagner les faveurs de la belle-famille quand elle devenait mère d’un héritier présomptif.

Un roman moins connu mais intéressant sur ce sujet est Quand l’amour s’affadit 525 de Manh Phu Tu. Né deux ans après Faire la concubine, ce roman du même auteur raconte un récit non moins vraisemblable mais plus nouveau, plus caractéristique de l’époque de transition où l’ordre dans la famille pouvait être bouleversé de fond en comble. Pour le critique littéraire et professeur de lettres Hoang Nhu Mai, un contemporain de l’auteur, qui a préfacé la réédition de 2002 : « Le récit de Quand l’amour s’affadit est une histoire très banale au temps de la colonisation française, banale au point de passer inaperçue.» L’auteur retient pourtant l’attention et l’intérêt du lecteur par des descriptions réalistes de la vie d’une famille de fonctionnaire des classes moyennes où le mari instruit, ayant une position sociale honorable et un travail bien rémunéré, se laissait cependant mener par le bout du nez par une chanteuse-prostituée (cô dâu) peu instruite, sans autres ressources que sa beauté physique et des tactiques de séduction qui n’avaient rien de bien originales. Il oppose par ailleurs deux types de femmes. D’une part, les femmes “traditionnelles” comme madame Sinh, l’épouse principale, Huê sa fille aînée, la fidèle nourrice de la famille ou la mère de madame Sinh. D’autre part, Nga la concubine et ses amies chanteuses-prostituées. Opposition également classique. Le nouveau, c’est que la balance dès le départ a nettement penché du “mauvais côté”.

‘’ ‘Madame Sinh avait pourtant toutes les forces. Issue d’une famille paysanne pauvre, elle fut mariée à dix-huit ans à un jeune homme de condition analogue. Sa mère croyait plus sage de préférer cette alliance “ sans discordance ” car elle craignait avec raison que sa fille serait maltraitée dans une belle-famille plus riche, même si la gracieuse jeune paysanne avait été sollicitée par des prétendants ông phan, ông tham des familles plus aisées. Depuis que Sinh entrait à peine au collège Buoi, ce fut donc elle qui, d’abord en tenant une épicerie dans une ville de province, ensuite en faisant du petit commerce de riz dans un district avoisinant, aidait sa belle-mère à assurer la vie matérielle de la belle-famille et les frais d’études de son époux. A la 2ème année de collège de Sinh, la belle-mère décéda et madame Sinh accoucha de sa fille aînée. Ce fut alors l’épouse qui assuma seule la charge familiale, et pour l’enterrement et le culte de la mère défunte, et pour élever les enfants, et pour continuer à soutenir les efforts studieux de son mari. Elle connut ensuite quelques années heureuses quand son mari diplômé fut nommé à un poste de cadre moyen et jouait le rôle d’un chef de famille modèle. Mais cela ne dura pas longtemps. Elle se vit délaissée, avec ses deux enfants, une jeune fille bien élevée et un garçon, lui aussi “modèle”, d’esprit vif, bon élève, affectueux et respectueux à l’égard de ses parents. Ces images d’Epinal de la famille furent foulées au pied par le mari, le père, qui leur préférait une chanteuse-prostituée, laquelle n’avait même pas l’excuse de Thuy Kiêu de tomber dans la déchéance par piété filiale ! La concubine était d’abord cachée, mais avait droit à un “deuxième foyer” où Sinh se sentait bien plus à l’aise. Ce fut madame Sinh qui, lasse de voir son mari toujours absent, l’encouragea à officialiser sa liaison : « C’est le destin qui l’a voulu. Amenez-la donc chez nous. J’aurai avec elle un rapport de sororat, nous aurons en commun la maison, le mari et les enfants. Peu importe. L’homme peut avoir cinq ou sept femmes, je n’ose pas vous en empêcher. » 526 Ce qu’elle n’avait point prévu : ce fut Nga qui devint rapidement celle qui gérait le budget familial et détenait tout le pouvoir.’

L’intérêt essentiel du roman de Manh Phu Tu, à notre avis, c’est qu’il montre, sans aucune prise de position de l’auteur, comment les rapports entre l’épouse principale et la concubine ont pu être renversés, intervertis et, chose encore plus intéressante, brouillés de façon à bouleverser tous les stéréotypes. On y voit madame Sinh dam dang, résignée, mère affectueuse et toujours prête à se sacrifier ; mais on la voit également calculatrice, jalouse jusqu’à la mesquinerie, violente quand elle se disputait et se battait avec la concubine et par comble de frustration, grossière même vis-à-vis de son époux que son éducation lui avait toujours appris à aimer et respecter. Nga était tantôt séduisante, doucereuse, tantôt langue de vipère, fieffée menteuse, cruelle et sans scrupule. Mais elle restait humaine, et femme. C’était elle qui, comédienne professionnelle, avait inventé une fable pour provoquer la colère du mari contre l’épouse principale et avait ainsi poussé son mari à la battre, en son absence. Mais, de retour, voyant madame Sinh ensanglantée, Nga fut saisie de pitié, de compassion : « C’est le sentiment d’une personne à une personne. Elle est touchée du fond du cœur devant une personne, une femme comme elle et qui souffre à ce point. Elle se trouve mesquine, cruelle et méprisable. Elle en est gênée et malheureuse. » 527 La compassion qui frôlait l’empathie à l’égard de sa rivale n’était que passagère. Mais Nga, après un long passé de débauche et bien des tergiversations et tentations de retourner dans sa vie libre et insouciante de chanteuse, finit par devenir une vraie mère de famille, économe, non moins dam dang que n’importe quelle épouse méritante des familles petites-bourgeoises ; ses quatre enfants dont deux fils étaient bien éduqués, promis à un bel avenir académique, démentant la naïve croyance de madame Sinh que ce genre de filles qu’étaient les chanteuses-prostituées ne sauraient jamais enfanter. Madame Sinh, de son côté, tomba dans la misère noire après la mort de sa fille aînée. Plusieurs fois, elle voulait porter plaintes devant le tribunal pour exiger une part du salaire de son mari. Mais elle y renonçait, craignant d’être jugée de femme intraitable qui aurait, pour de l’argent, traîné dans la boue l’honneur de son époux. Sa misère lui était plus facilement supportable que cette mauvaise réputation, ce en quoi elle est restée traditionnelle. Elle nous paraît par contre à la fois traditionnelle – beaucoup de Vietnamiennes ayant toujours su, grâce à leur qualité dam dang, préserver leur autonomie économique et par suite, leur autonomie tout court – et plutôt moderne quand, abandonnée par son mari, elle assuma avec dignité et succès la responsabilité d’élever la petite dernière née chétive et malade et soutenir son fils pour qu’il menât à terme son projet d’études. Elle savait en plus apprécier le bonheur de sa famille monoparentale.

En somme, Quand l’amour s’affadit n’a plus grand-chose à voir avec la polygamie conçue dans une certaine optique confucéenne qui était une polygamie hiérarchisée où l’épouse principale exerçait sur les concubines et leurs enfants le même type d’autorité despotique que celle qu’elle subissait de la part de son maître et seigneur. La relation conjugale semble avoir été dé-construite et re-construite, non pas par suite d’une “thèse en faveur du modernisme” qu’aurait voulu soutenir l’auteur, mais, de façon plus convaincante, dans les réalités de la famille de Sinh, à travers laquelle on voit des milliers de couples analogues de fonctionnaires et de paysannes dans les classes moyennes.

Il est cependant significatif de lire en 2004 sous une plume aussi autorisée que celle de Hoang Nhu Mai 528 une présentation où jalousie et rivalité, frustration et rancœur, colère et amertume, perplexité et complexité ont toutes été gommées pour ne plus rester d’un côté que « la perfidie de la bande des chanteuses-prostituées » et de l’autre côté « l’épouse douce et résignée, la fille pieuse et vertueuse, le fils sage et vertueux, la nourrice loyale et dévouée, l’amie généreuse, des caractères bien ancrés de notre identité nationale qui inspirent sympathie et admiration. » 529 Encore une preuve que la douceur et la résignation, le respect du père, le dévouement, la générosité et la vertu sont des prétendues qualités féminines auxquelles on s’accroche malgré la réédition, qui exprime un regain d’intérêt pour les ouvrages novateurs – pas seulement en leur temps – des années 1918-1945.

Notes
510.

Muông veut dire liseron d’eau, légume omniprésent dans le repas des pauvres ; la sœur et les amies de Muông ont des tên aussi communs du bas peuple : Khoai (patate douce), Ma (jeune pousse de riz),…

511.

NGUYÊN HÔNG, Quan Nai (nom de lieu), roman rédigé en 9/1942, paru pour la première fois dans le bi-mensuel Phô thông ban nguyêt san du 16/6/1943, extrait reproduit dans Nguyên Hông, Œuvres choisies, Van hoc, Ha Nôi, 1995, T. II, 460 p., p. 254-280.

512.

Quan Nai, op. cit., p. 268.

513.

MANH PHU TU, Lam le (Faire la concubine), 1ère éd. Doi nay, Ha Nôi, 1940, extrait reproduit dans Recueil complet…, op. cit., T. 30B, p. 514-534.

514.

Faire la concubine, op. cit., p. 518.

515.

En pensant à son mari, Trac utilise les mêmes “pronoms personnels” que ceux utilisés par les serviteurs de la maison ; câu veut dire père ou oncle et est réservé au patron, au maître de la maison quand il y a ses parents qu’on désigne par ông, ba, équivalents à grand-père, grand-mère et qui seraient traduits par monsieur, mdame ; mo est la mère ou la femme de l’oncle.

516.

Faire la concubine, op. cit., p. 531.

517.

DÔ DUC THU, Dua con (L’enfant), 1ère éd. Doi nay, Ha Nôi, 1943, extrait reproduit dans Recueil complet…, op. cit., T. 30B, p. 436-469.

518.

L’enfant, op. cit., p. 440.

519.

Le terme vietnamien utilisé est très pertinemment choisi, nuancé et délicat : lam ban signifie textuellement “faire l’amie” et c’est effectivement une manière habituelle de dire “se marier”, avec une nuance de convivialité qui ne serait pas présente dans le mot sino-vietnamien kêt hôn, de délicatesse qui aurait été moindre dans les termes plus “crus” et plus “genrés” comme lây chông (prendre un mari), lây vo (prendre une femme).

520.

L’enfant, op. cit., p. 444. « Un mari et une femme » est la traduction textuelle de la locution vietnamienne « chông môt vo môt » ou « môt vo môt chông », couramment utilisée par opposition à « chông chung (mari en commun) » qui désigne la polygamie.

521.

L’enfant, op. cit., p. 446.

522.

L’enfant, op. cit., p. 451.

523.

L’enfant, op. cit., p. 463.

524.

L’enfant, op. cit., p. 468.

525.

MANH PHU TU, Nhat tinh (Quand l’amour s’affadit), 1ère éd. Công Luc, Ha Nôi, 1942, rééd. Van nghê Thanh phô Hô Chi Minh, 2002, 232 p.

526.

Quand l’amour s’affadit, op. cit., p. 68.

527.

Quand l’amour s’affadit, op. cit., p. 98.

528.

Professeur de lettres, écrivain et critique littéraire.

529.

Préface de Hoang Nhu Mai, Quand l’amour s’affadit, op. cit., p. 7-8.