Le sentiment et le devoir (tinh nghia), les reconstructions sudistes du rapport conjugal

Dans les relations conjugales, les auteurs sudistes n’ont pas, sauf dans quelques exceptions, rares mais significatives, opté pour la rupture avec les traditions. Sous une apparente conciliation, ils sont allés cependant assez loin dans l’élaboration de nouvelles possibilités. Les reconstructions – parfois étonnantes par leur innovation et créativité – du rapport conjugal tournaient néanmoins autour d’un axe traditionnel, ou du moins traditionnellement formulé sur la base de deux concepts : tinh (sentiment) et nghia (sens du devoir, de l’obligation morale et aussi, de la fidélité, de la reconnaissance pour les services rendus). Il suffit de considérer les titres des romans de Hô Biêu Chanh pour s’en apercevoir 530 .

A lui seul, Hô Biêu Chanh a présenté dans ses romans une multitude de cas de figure de rapport conjugal des plus usuels aux plus excentriques. Dans les relations en apparence conformistes qu’auraient dédaignées les écrivains plus modernes, il a dévoilé les sentiments authentiques, l’amour qui animait chacun des conjoints. Les deux concepts tinh et nghia régissaient et régissent toujours les rapports interpersonnels en général, non pas seulement entre amoureux ou conjoints, mais les romanciers ont accordé à ces derniers une attention particulière.

Dans Le sentiment d’amour, Bac Ai, élève du lycée Chasseloup Laubat, était convaincu qu’avant de décider du mariage, il fallait sonder la jeune fille, s’assurer qu’on aimait et était effectivement aimé. Cette conception fut critiquée par son ami Quang Giao qui la trouvait trop “occidentalisée” et lui préférait la pratique ancestrale où le mariage était arrangé par la famille et où l’amour conjugal était supposé « venir petit à petit après le mariage ». Dans cet ouvrage “de jeunesse” – c’était le 3ème roman en prose de Hô Biêu Chanh, mais l’auteur avait déjà trente-huit ans – il y a des passages assez maladroits 531 où les deux personnages masculins discutaient et défendaient directement leur point de vue respectif. L’intrigue ne manquait pourtant pas de charme même si elle a donné entièrement raison à Quang Giao qui avait tendu un piège pour tester son épouse et qui étala devant Bac Ai subjugué la preuve évidente de la fidélité conjugale de Xuân Hoa, de son sens du devoir (nghia) mais aussi celle de son amour fervent. Beaucoup de personnages féminins de Hô Biêu Chanh comme d’autres auteurs du Sud aimaient sincèrement le fiancé qui leur avait été promis par les deux familles, ou le mari auquel la famille les avait destinées, un amour qu’on peut dire plus ou moins conditionné par le sens du devoir. Mais aussi bien sentiment amoureux (tinh) que sens du devoir (nghia) appelaient et exigeaient une réciprocité. Dans un roman court (doan thiên tiêu thuyêt) intitulé A qui était promis le jade, l’auteure Ellen Anh Hoa a imaginé une intrigue où le premier couple arrangé par les familles s’était défait pour laisser se constituer un autre couple où les conjoints se choisirent eux-mêmes. Loin d’être une remise en question du mariage arrangé, il s’agit tout simplement d’une évolution psychologique vraisemblable :

‘Loan Anh, élève du Collège des Jeunes Filles de Sai Gon avait effectivement éprouvé des sentiments amoureux partagés par son fiancé Van Thai quand ils s’étaient connus sur le chemin du retour à leur province natale à l’occasion des vacances scolaires, avant que le rite officiel du coi mat fût effectué. Le choix familial facilitait cependant le développement de leur amour réciproque jusqu’au moment où la famille de Loan Anh changea d’avis par suite de la déchéance matérielle de Thai et du décès de son père. Désespéré par la trahison de sa fiancée et amante, Thai fit une tentative de suicide et fut sauvé à temps par Tuyêt Lê, une amie de Loan Anh. Quand ce fut au tour de Tuyêt Lê d’être laissée tomber par son fiancé, elle se rappela ses propres arguments dissuasifs contre le suicide quand Thai arriva sur les lieux où elle allait se pendre. Le rapprochement entre Thai et Lê fut le fruit d’une compréhension mutuelle, d’une expérience commune de l’amour outragé et du partage des valeurs, tout ce que Thai n’avait pas eu avec Loan Anh. Cet amour fut aisément soutenu et consacré par les familles. Thai fut ainsi uni à la fois par le nghiaet le tinh avec celle qui lui était effectivement attachée sur ce double plan, et le couple gardait une attitude digne, remplie de nghia mais non dépourvue d’une légère ironie condescendante vis-à-vis de Loan Anh, tombée dans l’infortune par suite de son alliance avec Paul Kha, un fils à papa qui ne l’aimait ni ne la respectait.’

Nos efforts sont restés vains et nous n’avons pas plus de détails sur Ellen Anh Hoa qui a choisi comme nom de plume un nom composé avec une partie en anglais et même pas en français. Elle ne cachait pas non plus son affirmation de soi par le tên vietnamien Anh Hoa qui signifie la reine des fleurs. Elle ne s’éloignait guère en tout cas de l’idéal de l’intelligensia méridionale que représentaient Hô Biêu Chanh, les journalistes hommes et femmes de Phu nu tân van comme la plupart des écrivains du Sud. A la traditionnelle convenance des portes ou du stéréotype du couple unissant un homme de talent à une jeune beauté (trai tai gai sac), les intellectuel-les formé-es à l’école moderne préféraient très nettement la concordance de l’idéal de vie et la convergence des valeurs morales de la part des amoureux ou des conjoints. L’idéal de vie était souvent désigné par le concept confucéen chi (objectif de vie), catégorie exclusivement masculine dans l’orthodoxie confucianiste, mais dont les personnages féminins de la littérature méridionale, déjà avant la colonisation mais en plus grand nombre et avec une volonté plus déterminée au 20ème siècle, témoignaient de manière brillante. On parlait aussi de tâm (tâm signifie cœur) chi. Le partage d’un même tâm chi était présumé être à l’origine de la stabilité des couples heureux malgré la misère matérielle, le reniement de la grande famille, ou finalement heureux après des malentendus, des péripéties éprouvantes. Hô Biêu Chanh plus particulièrement semble recouvrer – même quand il ne cite pas expressément ces images – les métaphores classiques pour désigner la relation conjugale, telles que loan phung hoa minh (les phénix mâle et femelle unissent leur chant), sat câm hao hop (les deux instruments de musique sat et câm s’harmonisent à merveille) en les prenant pour ainsi dire au pied de la lettre, en exigeant une concordance la plus authentique du cœur et de l’esprit (tâm dâu y hop).

Les romanciers ont inventé des couples “discordants” à plusieurs points de vue. Ecart de fortune, de position sociale, de niveau d’instruction, d’âge, de situation familiale (jeune homme de vingt ans qui tombe amoureux et tient à tout prix à épouser une veuve de plus de dix ans son aînée, mère d’une enfant, dans Femme âgée, mari jeune 532 par exemple). Différence de province d’origine, dans une société à forte dominante agricole où cette origine géographique avait – et a toujours, à un moindre degré – une signification et une importance difficilement concevables pour quelqu’un venant d’une société industrialisée ; cette différence étant encore accentuée par les préjugés séparatistes entre les trois “pays” vietnamiens, préjugés encouragés par l’administration coloniale. Différence ethnique et culturelle entre les couples sino-vietnamiens, khméro-vietnamiens ou franco-vietnamiens. Avec une analyse plus ou moins fine des manifestations et conséquences de ces divergences, les auteurs s’accordaient souvent pour montrer les amoureux et conjoints, dès le départ ou à la fin, effectivement unis à la fois par le tinh et le nghia, c’est-à-dire en fait dans leur libre individualité particulière. Quand il n’y avait essentiellement que le nghia qui entrait en jeu, les auteurs et leurs personnages exprimaient une réticence et une insatisfaction à notre avis très modernes. Hô Biêu Chanh intitule Sourire forcé un roman où

‘’ ‘l’héroïne, une paysanne pauvre abusée par le fils bachelier d’une riche famille de propriétaire terrien, finit par pardonner et accepter la réunion avec son amant repenti. L’auteur a bien préparé cette réconciliation ultime en montrant dès le départ un jeune Xuong frivole et superficiel, mais sans méchanceté. Hao était surtout liée par une lourde dette de reconnaissance envers le couple du huongsu 533 Thiên, oncle paternel de Xuong. Après avoir quitté le village pour fuir la honte de la fille-mère, Hao, sa mère, ses jeunes frères et ses enfants ne vivaient pas dans l’aisance matérielle mais savaient subvenir à leurs besoins par de petits métiers honnêtes. L’adoption de Hao et de ses deux jumeaux par monsieur et madame Thiên exprimait surtout un besoin qu’ils ressentaient de leur côté, un besoin du cœur et de la raison. C’était cette dette tinh nghia qui poussait Hao à vouloir leur faire plaisir et à adopter leur philosophie de vie qui enseignait le pardon d’influence bouddhiste (hi xa). La réunion du couple fut envisagée dans une situation renversée où Hao était devenue fille adoptive de famille riche et elle-même millionnaire en ayant gagné à la loterie, ce qui lui avait permis d’acheter toutes les terres vendues aux enchères de la famille de Xuong endettée et ruinée. La réunification souhaitée par monsieur Thiên fut néanmoins soumise à la décision de Hao, qui l’expliqua ainsi : « Oncle et tante, mon corps était souillé, vous l’avez lavé pour qu’il apparaisse propre et pur aux yeux des gens ; ma situation était pauvre, vous avez aidé pour que toute ma famille vive maintenant dans l’aisance. Je disais souvent que si je pouvais mourir pour vous payer cette dette de gratitude (ân) et d’obligeance (nghia), j’aurais été très heureuse de mourir à l’instant, sans le moindre regret. Vous savez qu’autrefois monsieur 534 Hông Xuong, dans son rapport avec moi, a très gravement failli au sens du devoir (bâtnghia) ! Croyez-moi, si je n’avais bénéficié de votre secours, si je n’étais millionnaire comme je le suis grâce à vous, si j’étais encore dans ce taudis où nous étions à Khanh Hôi, et que monsieur Hông Xuong demandait ma main en offrant des montagnes d’argent, j’aurais refusé net et j’aurais préféré continuer à vivre dans la pauvreté. Mais maintenant monsieur Hông Xuong est ruiné et moi grâce à vous je suis riche, si je résiste et ne donne pas mon accord, on croira que je suis fière de ma richesse et que je délaisse les pauvres. En plus, vous m’avez conseillé de pardonner par générosité du cœur. Ce conseil m’a profondément touchée ! Je vous répondrais donc que je me suis promise de ne pas me marier, mais maintenant si monsieur Hông Xuong demande ma main, j’accepte (ung). J’accepte pour aider sa famille à se relever, pour le libérer d’un péché, et surtout par reconnaissance envers vous. » 535

Le sourire forcé, c’était explicitement celui de Xuong et de sa famille, un sourire gêné et honteux. Mais, implicitement, n’était-ce pas aussi celui de Hao, dans cette alliance où il restait bien peu de tinh et qui ne tenait que par le nghia ?

Quand la moindre concordance ne pouvait se réaliser, les réactions masculines, et surtout féminines étaient diverses, aussi déterminées les unes que les autres.

‘’ ‘Dans Pleurer en secret, comme son père, Thu Ha, titulaire d’un Diplôme et d’un Brevet élémentaire, avait beaucoup admiré le discours éloquent du bachelier Vinh Thai sur le programme pour faire évoluer la société vietnamienne, sur sa détermination à braver les obstacles pour développer les connaissances du public en créant une école et une maison d’édition. Elle fut par conséquent transportée de joie quand son père décida de donner sa main à Vinh Thai. Mais le tâm chi de Vinh Thai n’était qu’un leurre. « Elle croyait que se marier c’était se lier à un homme qui avait le même cœur, le même idéal de vie, qui méprisait l’intérêt et la renommée pour unir leurs efforts et leur esprit afin de contribuer au progrès des compatriotes. (…) Mais dès le premier jour, elle comprit que le mariage ne faisait d’elle que l’objet des caresses et des embrassades ; et dès le jour suivant, elle comprit en plus qu’on l’avait épousée parce que ses parents avaient beaucoup d’argent et de terre, et que ce n’était nullement par le cœur (tâm), ni par l’idéal (chi), ni par le sens du devoir (nghia), ni par le sentiment amoureux (tinh). » 536 « Rien n’est plus triste que la divergence d’esprit entre mari et femme » 537 , commente l’auteur. Le mécontentement et la déception de Thu Ha s’exprimaient au début de manière passive. Comme il se devait pour une jeune fille bien éduquée de l’époque, elle évitait la confrontation verbale, se résignait à obéir quand son époux exigeait qu’elle lui remette la clé du coffre-fort dès que son père fut parti en voyage en confiant à son gendre la gestion du fermage. Indignée des exactions de Thai contre les fermiers et les domestiques, Thu Ha se contentait de les protéger discrètement, sans faire perdre la face à son époux. Cependant, « parce qu’elle avait peur d’être mal jugée par l’opinion, et aussi par crainte de faillir au devoir de l’épouse, Thu Ha devait se retenir et feindre l’indifférence, mais le mépris qu’elle éprouvait pour son mari qu’elle accusait d’hypocrisie et de cruauté ne pouvait s’effacer. Puisqu’il était son époux, elle devait se forcer à partager sa table et son foyer, mais malgré cela, malgré le respect qu’elle feignait de lui manifester devant la domesticité, dans son esprit elle avait pour lui moins d’estime qu’elle n’en avait pour ses serviteurs. » 538 Après la mort violente de Vinh Thai, tué par un fermier qui l’avait surpris avec sa femme en flagrant délit d’adultère, Thu Ha s’adressa à son père : « L’objectif de ma vie est d’apporter ma contribution à la société. C’était parce que j’étais une fille et ne savais par conséquent comment atteindre cet objectif que je me suis mariée. Je pensais aider mon mari pour être utile à la société, mais finalement on ne savait que discourir sans y mettre son cœur. On parlait de rendre service à la communauté, mais c’était en fait un moyen de gagner son riz, on était plutôt nuisible à la communauté. Maintenant je ne fais plus confiance à personne, si ce n’est qu’à moi-même. Je vous demande, père, de me laisser partir faire mes études à l’étranger pendant quelques années pour développer mes connaissances et m’exercer aux compétences professionnelles. Je vous promets, une fois mes études accomplies, de rentrer et de me faire homme pour m’occuper de la modernisation. Ce n’est qu’ainsi que ma vie aura un objectif et que je pourrai me consoler. » 539

Déçue par la discordance de son rapport conjugal, cette jeune fille a donc décidé de « se faire homme » pour accomplir l’idéal de vie qu’elle tenait à cœur. Hô Biêu Chanh a terminé son roman en l’imaginant, après avoir obtenu son baccalauréat en France, étudiante en première année de Droit à l’Université de Paris, « où tous ses condisciples avaient un grand estime pour ses résultats universitaires mais aussi un grand respect pour son tâm chi. » 540

L’exigence du double lien de tinh et de nghia est une constante à partir de laquelle Hô Biêu Chanh comme d’autres auteurs jonglaient entre différents genres de romans, tissaient de multiples alliances qui défiaient toutes les barrières communément admises entre les classes sociales, les générations, les situations conjoncturelles. Hô Biêu Chanh avait une prédilection pour les romans de mœurs et les drames de la vie quotidienne, mais se plaisait également à y insérer du roman policier, du récit historique. Phu Duc, spécialiste du roman policier et d’aventure, dans son très populaire ouvrage Châu vê hiêp phô (Restitution de la perle à son propriétaire) 541 était encore plus imaginatif pour les aventures de ses héros, mais est resté fidèle au courant majoritaire.

‘’ ‘Lê Thuy était d’une beauté ensorceleuse. Elle reçut de sa mère la mission de la venger car celle-ci avait été trahie et délaissée par son premier amant. Emigrée à Hong Kong, la mère de Thuy s’était mariée avec un Anglais qui l’avait rendue fort heureuse. Les parents de Thuy avaient décidé d’assurer son bonheur en l’encourageant à se marier avec un Anglais plutôt qu’avec un Vietnamien. Son père britannique, un banquier richissime lui avait laissé une grosse somme d’argent à la banque de Hong Kong mais qu’elle ne pouvait toucher que si elle épousait avant vingt ans un « noble sir anglais » ; si elle épousait un Vietnamien, celui-ci devrait remettre à la banque une somme équivalente à l’héritage de Thuy, capital et intérêts inclus, pour qu’elle puisse toucher cet héritage. Pour venger sa mère, Thuy ensorcela successivement les deux fils de l’ancien amant coupable et les accula à la mort. Au lieu d’accepter l’alliance avec l’un des nombreux prétendants britanniques, elle décida de se servir de sa beauté pour soutirer de l’argent de la part des fils à papa de la Cochinchine jusqu’à ce qu’elle obtienne l’argent nécessaire pour toucher son héritage. Elle se servirait ensuite de cet héritage pour aider les intellectuels en difficulté et les pauvres victimes de maladies graves. Quant à elle, elle se ferait nonne bouddhiste au lieu de se marier. Le sort voulut qu’elle rencontre Hoang Ngoc Ân dont elle tomba amoureuse et qui lui aussi subit le coup de foudre dès la première rencontre. Mais le bel amour (tinh) se devait bien de reposer sur le lien de l’obligeance (nghia). Les mille pages du roman racontent les aventures les plus folles de ce couple dans une aire d’action qui s’étendait de l’Indochine à Hong Kong, à la Chine mais aussi jusqu’en Inde et en France. Ces aventures les liaient, ainsi que d’autres personnes autour d’eux, de plus en plus étroitement par des dettes de reconnaissance et d’obligeance (on nghia). Bach Tuyêt, une Chinoise, aimait profondément Ngoc Ân et plus d’une fois lui sauva la vie. Comme elle était la fille de son ancien maître, Ngoc Ân lui devait double reconnaissance. Mais cela ne suffisait pas, car il n’avait pour elle que le nghia d’un grand frère. Par amour et par nghia, Bach Tuyêt choisit de se donner la mort pour libérer Ngoc Ân. Le mariage du couple Lê Thuy-Ngoc Ân fut célébré dans la joie de tous leurs amis. Ils n’oublièrent pas d’aller déposer une gerbe de roses sur la tombe de Bach Tuyêt, ni d’assurer le bonheur de tous les serviteurs et amis qui les avaient assistés dans l’infortune.’

Le genre policier et aventurier a élargi la marge de manœuvre de Phu Duc pour faire sauter toutes les barrières nationales, ethniques, culturelles, pour bouleverser les stéréotypes. Lê Thuy et Bach Tuyêt n’avaient pas que la beauté féminine, elles brillaient aussi par l’intelligence, la sagesse, l’intrépidité, la vaillance dans l’art martial. Et à l’égal de leurs partenaires masculins – si ce n’était plus, car elles leur inspiraient à la fois passion et admiration, reconnaissance, elles savaient vivre et mourir pour le tinh et le nghia.

En cas de conflit irréconciliable, la morale confucéenne préconisait cependant de sacrifier le tinh pour le nghia, le sentiment pour le devoir. Nous avons vu comment Hô Biêu Chanh a “rectifié” Corneille pour respecter ce principe dans sa traduction-adaptation du Cid. Mais par la suite, il ne s’y est résigné qu’une fois de temps en temps et avec une grande réticence. Dans la plupart des cas, ses personnages s’arrangeaient toujours pour obéir aux raisons du cœur, avec en surplus, la bénédiction du moraliste qui se croyait ou du moins se disait toujours confucéen.

Couper court à l’amour est, comme son titre l’indique, l’un des rares cas où le tinh est sacrifié. Vân, l’héroïne de Hô Biêu Chanh mit fin de façon volontariste à l’amour qui avait mûri au fur et à mesure qu’elle essayait d’aider une amie à rétablir l’harmonie dans le couple.

‘’ ‘En dépit de l’aisance matérielle, le couple Thuân-Hoa ne connaissait pas le bonheur car Hoa n’avait pas confiance en son mari et Thuân ne trouvait pas en sa femme une compagne qui comprenait son idéal, qui partageait ses valeurs. Cette compagne, Thuân l’identifia en la personne de Vân, l’amie de sa femme. Thuân se plaignit : « Je dois partager le lit avec une personne qui n’a rien de commun avec moi, ni par le cœur (tâm), ni par l’idéal (chi) ; et je dois m’éloigner de celle qui a la même éducation, la même âme ; qu’est-ce qu’il me reste de plaisir dans la vie ? » 542 Vân, qui éprouva les mêmes vibrements du cœur, fut pourtant la première à lui faire des remontrances : « Tu es fou ou quoi ? Les deux enfants sont chair de ta chair. Hoa est celle à qui tu es promis à vie. Il ne t’est pas permis de faire fi de tout cela. Je ne te permets pas un tel manquement au devoir (nghia). Je te conseille d’avoir le courage de couper court à l’amour que tu nourris pour moi. Aussi bien la moralité que les mœurs t’y obligent. (…) Nous devons décider de couper court à notre amour immédiatement, couper court à l’amour afin de consolider ta famille, de protéger mon honneur. Si nous hésitons à nous séparer, tu failliras au devoir conjugal, et moi à l’obligeance (nghia) de l’amitié (en vietnamien chi em, sororat). (…) C’est parce que je t’aime beaucoup que je te le conseille. Si tu m’aimes, tu dois m’obéir. » Thuân reconnut qu’elle avait raison et lui promit la rupture. Mais il insista : « C’est à cause de la famille, de l’honneur que je dois couper court à cet amour où chacun comprend l’autre (tinh tri ky) ; mais je garderai cet amour au fond de mon cœur jusqu’au dernier soupir, je l’emporterai jusque dans l’au-delà, il sera impossible de m’en débarrasser. » Et Vân lui avoua : « Moi aussi. » 543 Après la rupture, Thuân tint un journal intitulé « Couper court à l’amour », où il raconta son calvaire au jour le jour aux côtés d’une épouse qui ne le comprenait pas. Il exprimait l’envie de se suicider ou d’aller se faire bonze car il ne trouvait aucun plaisir à la vie : « Ma chère Vân, ô combien je souffre ! De toute ma vie, je n’ai connu le bonheur que durant ces quelques minutes où ce soir-là dans ma bibliothèque nous nous sommes avoué notre amour. C’est vraiment trop peu. » Il affirma sans broncher : « Plus ma femme est jalouse et plus j’aime Vân. Ma femme ne sait pas du tout ce qui se passe en mon âme. Et sans doute Vân non plus. Que Vân le sache ou pas, cela n’a pas beaucoup d’importance. Je l’aime, il suffit que je le sache. Je l’aime pour me consoler de ma déception dans ma famille. Je l’aime mais je ne lui cause pas d’ennui, je ne fais rien qui puisse porter atteinte à l’honneur, alors je n’ai rien à craindre. Puisqu’il ne m’est pas donné d’aimer dans la chair, j’aime dans l’esprit, personne ne peut m’en empêcher, personne ne le sait pour se moquer de moi. » 544 Thuân est décrit par l’auteur comme un intellectuel formé à l’occidental mais repectueux des traditions morales et familiales vietnamiennes. Il se hérissait devant les “dépravations” de son temps : des intellectuels en costume traditionnel mais qui dansaient à l’occidental et se dévêtissaient au fur et à mesure de leur plaisir grandissant ; deux couples d’intellectuels qui s’échangeaient ponctuellement leurs épouses ; une femme mariée qui abandonnait son époux pour un autre amour sous prétexte de la liberté du cœur, etc. Et pourtant, il ne cessait de défendre dans son journal l’amour qu’il continuait à entretenir pour Vân, un amour qui avait du mal à se restreindre dans une chasteté platonique : « Ma chère Vân ! L’amour de l’élite aurait pu se contenter de penser l’un à l’autre et de s’aimer dans l’esprit sans avoir besoin d’être sous le même toit. Mais les hommes et les femmes d’élite sont aussi de chair et de sang, ont aussi des entrailles et un foie 545 comme les autres. C’est pour cela qu’il leur arrive aussi de souffrir quand ils ne peuvent être proches de ceux/celles qu’ils aiment, quand ils en languissent sans pouvoir l’exprimer. » 546

Hô Biêu Chanh a inventé une fin moraliste où Thuân, après plus d’un an d’absence, retourna au foyer et affirma à l’amie de sa femme : « Je suis complètement guéri, désormais tu es ma jeune sœur chérie. » Mais ce sont quand même les passages précités qui restent les plus convaincants et qui témoignent d’une des multiples contradictions dans la création littéraire de Hô Biêu Chanh comme dans sa pensée ; contradictions qui en constituent la richesse et l’attrait, non des moindres. Il est certes intéressant de se demander dans quelle mesure des personnages aussi idéalisés que Vân, Thuân et même sa femme Hoa étaient vraisemblables, et encore davantage de remarquer combien l’ambition d’apporter la contribution féminine aux affaires sociales animait l’héroïne Vân, et combien cette ambition lui gagnait l’estime et l’amour admiratif de Thuân alors que la “femme au foyer” qu’était Hoa, par son étroitesse d’esprit, par la mesquinerie de sa jalousie, courait le risque de faire chavirer son foyer en entravant le tâm chi de son époux.

A travers ces différents parcours de personnages féminins des auteurs du Sud, il émergeait un idéal d’épouse qui serait non plus simplement bonne ménagère au service de son maître et seigneur, ou un bel objet de la passion masculine destiné à être adulé et protégé ; mais une compagne qui aimerait et partagerait les ambitions et les actions de son époux pour l’intérêt social. Hô Biêu Chanh utilise souvant le terme « truong chi cho chông », nourrir l’idéal de vie de son mari, comme une qualité essentielle qu’on attendait d’une épouse, sans même avoir besoin qu’elle fût instruite à l’école occidentale ou s’affichât comme moderne. Nous avons souligné que l’attente était réciproque et que les femmes n’hésitaient pas à « se faire hommes » pour réaliser leur idéal de vie et ce à quoi aspirait leur cœur.

Notes
530.

Voir dans Source et Bibliographhie la liste des romans de Hô Biêu Chanh cités dans ce travail. La liste complète peut être consultée sur le site Web www.hobieuchanh.com

531.

La qualité littéraire est cependant compensée par la richesse informative qui réjouit l’historien, car Hô Biêu Chanh y témoigne de son observation percutante et de sa maîtrise des coutumes populaires comme des rites préconisés par les lettrés.

532.

HÔ BIÊU CHANH, Vo gia, chông tre (Femme âgée, mari jeune), 1ère éd. 1956, rééd. Tông hop Tiên Giang, 1989, 172 p.

533.

Notable de village chargé de l’éducation des enfants.

534.

Elle utilise comme pronom personnel câu (oncle maternel), qui est souvent utilisé pour le fils du patron ou d’un supérieur hiérarchique, c’est un « il » courtois et distant.

535.

HÔ BIÊU CHANH, Cuoi guong (Sourire forcé), 1ère éd. 1935, rééd. Tông hop Tiên Giang, 1988, 208 p., p. 196-197.

536.

HÔ BIÊU CHANH, Khoc thâm (Pleurer en secret), 1ère éd. 1929, rééd. Van nghê Thanh phô Hô Chi Minh 2001, 192 p., p. 46.

537.

Pleurer en secret, op. cit., p. 104.

538.

Pleurer en secret, op. cit., p. 130.

539.

Pleurer en secret, op. cit., p. 186-187.

540.

Pleurer en secret, op. cit., p. 187.

541.

PHU DUC, Châu vê hiêp phô (Restitution de la perle à son propriétaire), paru en feuilleton dès 1926, 1ère éd. Xua Nay, 1926-1928, rééd. Tông hop Tiên Giang, 1988, extrait reproduit in Van xuôi Nam Bô nua dâu thê ky 20 (Prose du Nam Bô dans la 1ère moitié du 20ème siècle), op. cit., T. I, p. 247-393.

542.

HÔ BIÊU CHANH, Doan tinh (Couper court à l’amour), 1ère éd. , rééd. Van nghê Thanh phô Hô Chi Minh, 204 p., p. 147.

543.

Couper court à l’amour, op. cit., p. 151-153.

544.

Couper court à l’amour, op. cit., p. 171-172.

545.

Les entrailles et le foie sont pour les Vietnamiens le siège de la douleur. Ils utilisent des expressions telles que « avoir les entrailles déchirées (dut ruôt), le foie brisé (nat gan) » pour parler de douleurs sentimentales violentes, viscérales.

546.

Couper court à l’amour, op. cit., p. 174.