Celles qui ont bravé les interdits

Dans les représentations littéraires d’autres auteurs du Nord, les jeunes brus de familles moins “aristocrates” ou elles-mêmes d’origine plus humble souffraient des mêmes contraintes sociales et familiales mais finissaient presque toutes par s’affranchir, quitte à subir le mépris, les médisances et mille autres persécutions matérielles et morales, sentimentales. S’étant inspiré de sa propre mère comme modèle, Nguyên Hông a eu des pages poignantes dans Les jours de mon enfance mais aussi dans d’autres nouvelles comme Mo Du (Tante Du) où la jeune veuve qui se remariait ne pouvait plus revenir voir son enfant qu’en cachette et mourut finalement loin de chez elle, abandonnée, sans personne de sa famille pour s’occuper de sa sépulture, ce qui représente la plus terrible malédiction dans la culture asiatique. Mais elle bénéficiait de la compassion profonde de l’auteur. En prenant la défense de sa mère, l’adolescent Hông sous la plume de l’écrivain Nguyên Hông se révolta et dénonça la cruauté des mœurs :

‘’ ‘« Je fus encore plus surpris quand je voyais ma mère baisser la tête et son visage s’assombrir. Elle émit, haletante, un appel :’ ‘Hông !’ ‘Je ne répondis pas et ouvrit plus grands les yeux. Ma mère prononça encore une fois mon nom et dit d’une voix tremblante :’ ‘Je te demande ceci. Dis-moi, pour que je le sache.’ ‘Chaque mot de sa phrase haletante, découpée par une respiration rapide vint jusqu’à mon oreille. Embarrassé, je lui prit la main et la secoua doucement :’ ‘Quoi ? Quoi, maman ?’ ‘Ma mère leva les yeux pour me regarder puis les baissa aussitôt :’ ‘Mais est-ce que tu seras d’accord ?’ ‘Ennuyé, je répliquai :’ ‘Bien sûr que oui ! Mais quoi, dis-moi, maman !’ ‘Ma mère resta réservée :’ ‘Oui, je te le dis, mais ne…’ ‘Ma mère, oui, cette mère qui dépassait à peine la trentaine, dont le visage était encore éclatant de fraîcheur, après quelques minutes d’hésitation, me posa cette question, d’une petite voix tremblante :’ ‘Est-ce que tu es d’accord pour que je ramène le bébé chez nous ?’ ‘Ciel ! Quelle honte ! Les mœurs et les coutumes obsolètes avaient obligé une mère à considérer le fait d’accoucher quand le deuil de son époux n’était pas encore terminé comme le pire des crimes les plus méchants et vilains. Et les préjugés comme des cangues transmises depuis des millénaires avaient élevé un fils qui n’avait pas encore quatorze ans à un rang élevé pour que sa mère dût le supplier et solliciter sa faveur !’ ‘Je lui secoua fortement l’épaule :’ ‘Ne pleure plus, maman ! Ramène donc mon petit frère à la maison ! Tu n’avais pas à me le demander !’ ‘Des pensées haineuses se soulevèrent brusquement dans mon esprit. Excité, je dis d’un ton précipité :’ ‘N’aie peur de personne, maman ! Ramène donc mon petit frère, dignement !’ ‘Je ne savais si, à travers cette parole déterminée, ma mère reconnaissait la colère et la rancœur qui bouillonnaient en moi. Victime de tant de persécutions, privé de nourriture, de vêtements, j’avais serré les dents pour piétiner les lâches cruautés de ceux qui m’avaient méprisé parce que j’étais le fils d’une veuve douce et misérable qui avait dû un peu plus tôt que prévu faire un second pas 552 . » 553

Sans doute en partie grâce à la compréhension de Hông, il connut avec sa mère une fin de vie heureuse, même s’ils devaient quitter définitivement la province natale où vivait la famille paternelle pour s’établir ailleurs. D’autres mères ont été obligées de laisser leurs enfants à la famille paternelle et ne plus les revoir, même si leurs secondes noces avaient l’agrément de leurs parents, comme la mère de vingt-trois ans du héros de Vivre aux crochets des autres 554 . Par la narration réaliste de l’enfant resté « aux crochets des autres » dans la famille paternelle, même s’il avait sa part d’héritage, ce roman de Manh Phu Tu a le mérite de dévoiler une raison, sans doute l’essentielle pour laquelle la famille paternelle dans le petit peuple, notamment la grand-mère paternelle, tenait à ce que la jeune veuve restât “chaste” : le petit orphelin avait besoin de la protection de sa mère, car les membres de la grande famille du Nord, à cause de la misère matérielle, n’étaient souvent plus reliés que par des rapports très superficiels et hypocrites 555 .

Moins contrainte à la fois par les nécessités matérielles et par une moralité trop rigide, la belle-famille dans le Sud se montrait souvent plus indulgente et compréhensive. Le beau-père dans Une jeune fille belle et talentueuse 556 dit à sa bru après le décès de son fils : « Chère Troisième, tu es trop jeune, nous ne pensons point à te forcer de ne pas te remarier (le terme consacré en vietnamien est thu tiêt, préserver sa chasteté). Il y en a qui se remarient même si elles ont déjà la quarantaine et ont plein d’enfants, à plus forte raison toi qui n’as qu’un peu plus de vingt ans. Je te demanderais seulement d’attendre quelques années, le temps que Hoang Hai grandisse. Il ne me reste plus maintenant que ce petit bout. Sois gentille et prends soin de lui pour moi. » 557 Ce n’était pas cependant pour cela que la décision fût facile, car les femmes du Sud y mettaient souvent leur propre point d’honneur.

Notes
552.

Faire un second pas (buoc di buoc nua) est un euphémisme pour “se remarier”, surtout quand il s’agit d’une femme.

553.

Les jours de mon enfance, op. cit., p. 234-235.

554.

MANH PHU TU, Sông nho (Vivre aux crochets des autres), 1ère éd. Tân dân, Ha Nôi, 1942, extrait reproduit dans Recueil complet de la littérature vietnamienne, op. cit., T. 30 B.

555.

Vivre aux crochets des autres, op. cit., p. 565-567.

556.

HÔ BIÊU CHANH, Môt doi tai sac (Une jeune fille belle et talentueuse), 1ère éd. 1935, rééd. Tông hop Tiên Giang, 1988, 108 p.

557.

Une jeune fille belle et talentueuse, op. cit., p. 100.