Un pilier chancelant et remis en question

La victoire des Occidentaux et la colonisation française avaient mis un terme au règne des empereurs et ébranlé par la même occasion la multiple hiérarchie sur laquelle reposaient la société et la famille vietnamiennes. A partir du règne de Dông Khanh, l’empereur placé sur le trône par les forces militaires étrangères avait perdu de sa sacralité. La fin des concours mandarinaux (1867 au Sud, 1915 au Nord et 1918 au Centre) abolit la raison d’être de la classe des lettrés confucianistes, instrument essentiel pour véhiculer la moralité confucéenne favorable à la domination des femmes par les hommes. Il est vrai que le rôle perdu par les lettrés dans la société, surtout après l’échec des insurrections contre les colonialistes français, pouvait être maintenu avec d’autant plus de détermination entêtée dans la famille, plus particulièrement dans les familles mandarinales, dans les classes sociales nanties ou mieux instruites. Mais ce rôle de despote familial des aînés ne cessait d’être remis en question, de façon de plus en plus radicale ; car les cadets et les enfants, garçons et filles étaient formés à l’école moderne. Même les aînés qui remplissaient consciencieusement leur mission pouvaient se retrouver en porte-à-faux du fait des conjonctures socio-économiques et de l’évolution des mœurs.

Lê Van Truong, un écrivain originaire du Nord était connu pour sa prédilection pour les personnages masculins de type héros (nguoi hung). Nguoi hung est le terme utilisé par Lê Van Truong lui-même et par ses lecteurs pour qualifier ses personnages. Admirateur de Nietzsche et de Kant, Lê Van Truong se plaisait à répéter en français : « Soyons homme ! » 587 . Ses personnages étaient « non seulement intrépides dans leurs avantures téméraires mais aussi des modèles du devoir au sein de la famille, ils restaient aussi purs et nobles quand leur conscience était mise à l’épreuve dans les fanges de la société aristocrate nantie. 588  » Des commentateurs ont remarqué avec pertinence : « C’est sans doute parce qu’il croit à la philosophie de la force que les personnages principaux de Lê Van Truong sont toujours des hommes. L’homme symbolise la force. (…) Les personnages féminins apparaissent souvent comme des obstacles à surmonter par les personnages masculins, et ils les surmontent souvent par la conquête. » 589 Les quelques femmes héroïques décrites dans les romans de Lê Van Truong étaient par exemples Mademoiselle Ba Tra ou Mademoiselle Tu Thung 590 , « de belles jeunes filles de Sai Gon, célèbres par leur beauté et leur talent, qui aimaient avec sang-froid, avec frénésie, en foulant sous les pieds des têtes d’homme, des femmes qui ne savaient point pleurer, ni s’agenouiller devant des parlementaires béni-oui-oui, devant des riches qui se plaisaient à brûler des billets de banques… 591  ».

Un critique littéraire et professeur de littérature de renom, Pham Thê Ngu a émis une rare évaluation élogieuse : « Parmi les écrivains et poètes des années 1932-1945, Lê Van Truong est celui qui a le plus de personnalité. (…) Il a osé soutenir une théorie morale du héros qui exprime une certaine aspiration des classes moyennes. » 592 Mais Pham The Ngu lui-même reste perplexe sur d’autres aspects, et l’auteur Lê Van Truong demeure jusqu’à nos jours un sujet très controversé dans l’histoire littéraire.

Dans Un homme, l’un des premiers et des plus populaires des romans de Lê Van Truong, Linh, un jeune cadre supérieur (Tham) se prosterna (lay) devant ses parents et leur expliqua en pleurant :

‘’ ‘« Je sais que vous m’aimez beacoup, mais vous m’aimez d’une façon erronée. Vous m’aimez mais vous voulez que je devienne pusillanime, je ne saurais accepter votre affection. Je ne suis pas un fils impie, mais je suis homme, je dois me conduire comme un homme. L’homme se distingue d’un animal par son sens de l’honneur. Je peux vous obéir en toute chose, sauf si vous m’ordonnez d’agir comme une bête. C’est parce que vous m’avez fait apprendre le français, j’ai appris des éléments de raison pour me conduire comme un homme qui se respecte, comme on le fait en Occident. C’est pour cela que je pense qu’il vaut mieux mourir que de supporter la honte. Il est dans votre droit de me renier ou de me tuer. Mais mon honneur d’homme, non seulement vous mes parents mais même le Ciel ne saurait m’en priver. (…) Vous croyez qu’il faut être mandarin pour que ce soit honorable ? Je ne le pense pas. L’honneur est en nous-mêmes, pas dans l’habit ou le chapeau. » 593

Le discours est touchant par son accent sincère, ce qui est souvent le cas avec les personnages de Lê Van Truong. Mais le spectacle est plutôt comique de celui qui affirme son sens de l’honneur à genoux et avec un visage déformé par les sanglots, d’un ton larmoyant (mêu mao). Ce genre de tableau et de discours grandiloquent est tellement fréquent chez cet auteur qu’il lui a valu l’observation sévère d’un commentateur par ailleurs serein : « L’homme est (censé être) un héros mais il a les gestes et paroles d’un enfant. » 594

La rigidité du modèle – masculin dans la plupart des cas – et sa répétition persistante 595 n’a pas manqué de provoquer malaise et indignation, voire des critiques ignominieuses ; malgré sa très grande popularité indéniable dans les années 1932-1945. L’idéal préconisé par Lê Van Truong dans son œuvre serait d’après Lan Khai « une révolution spirituelle à la lumière du confucianisme, une prise de conscience de la pusillanimité de la race (vietnamienne) et de la nécessité de rattraper les autres sur la voie de l’évolution. » Il « s’est emparé de la philosophie de la force de Nietzsche, mais ne cesse de chanter les louanges des vertus du cœur, il en est embarrassé et ne sait plus sur quel pied danser. » 596 Les critiques contemporains et postérieurs de Lê Van Truong, y compris ses meilleurs amis et admirateurs ont surtout insisté sur deux sources de défaillance nuisible à la crédibilité de cet écrivain, sans compter sa tendance au relâchement stylistique. D’une part le manque de réalisme, par suite de l’excès et de l’unilatéralité de l’héroïsme qui alliait un sens du devoir par trop aigu, cher au modèle confucéen et la volonté de puissance disproportionnée d’influence nietzschéenne. D’autre part, les faiblesses bien humaines dans la vie personnelle de l’auteur. Ayant trois enfants avec son épouse, une épouse « modèle » qui lui avait inspiré Je suis mère, La femme orientale, il ne supportait pas son “sérieux” et s’en allait vivre avec deux disciples (hommes) et une concubine-chanteuse (cô dâu) qui le servait en esclave soumise. Lourdement, et souvent maladroitement moralisateur et idéaliste dans son œuvre, il s’adonnait à l’alcool, aux jeux, au plaisir auprès des chanteuses, à l’opium et termina sa vie dans la misère la plus noire. Les héros de Lê Van Truong et l’auteur lui-même ont été qualifiés pour ces deux raisons essentielles de « héros de paille (anh hung rom) ».

A la recherche des représentations genrées de l’époque, nous sommes pour notre part frappée par la fragilité des modèles de héros masculins de Lê Van Truong sous un autre aspect : ces héros trouvaient rarement le bonheur, leur victoire, sur eux-mêmes bien plus que sur les défis externes avait par conséquent un relent amer plutôt gênant. Après de nombreux sacrifices, dont des privations personnelles exagérées et inutiles, ils se retrouvaient souvent avec des vies brisées, des échecs douloureux ; en se campant dans une figure de héros hors du commun, ils se faisaient souvent leur propre malheur en y entraînant les autres. Ils apparaissent ainsi à la fois machistes et masochistes. Un machisme cependant ambigu : Le frère aîné, personnage d’un roman aussi très populaire de Lê Van Truong était aux petits soins pour sa jeune sœur, il se privait pour lui acheter de beaux manteaux et bijoux ; d’une courtoisie et d’un dévouement hors du commun pour celle qu’il aimait, il refusa d’épouser la jeune fille – à qui la famille imposait l’alliance – sachant qu’elle ne l’aimait pas ; mais à la chanteuse dont il avait fait sa femme au bout d’une vie de sacrifices non reconnus et d’échecs cuisants, il exigeait violemment la soumission inconditionnelle et le silence, l’obligeant à supporter sans la moindre plainte et la misère imméritée et le mépris, l’ingratitude de la fratrie. Un masochisme idéalisé donc, que nous sommes tentée de trouver analogue à celui souvent imposé aux femmes par la société vietnamienne dans ce qu’elle avait de plus conservateur, de plus confucianiste et … macho !

Le portrait physique et mental de Lê Van Truong lui-même brossé par ses contemporains est aussi plein de contradiction. Un de ses amis les plus proches témoigne :

‘’ ‘« Parce qu’il ne vit que par la raison, il arrive parfois que Lê Van Truong se rende compte subitement de l’aridité, du silence, du profond néant de son âme. Il en a le vertige et précipitamment, s’empare d’une goutte d’alcool d’idéalisme pour se réchauffer le cœur et il dilue cette goutte dans une grande volubilité, des paroles ininterrompues, des paroles hystériques, des paroles dont il n’attend qu’un seul effet : l’auto-hypnose. » 597

Même si les femmes “héroïques” et les nombreux “héros” masculins de Lê Van Truong avaient eu du succès auprès d’un large public dans les années 1932-1945, leurs convulsions réprimées, leur solitude et la nullité des retombées à la suite d’un volontarisme aussi exagéré n’étaient-elles pas une preuve de la fragilité non seulement des représentations littéraires mais aussi du modèle de la masculinité et de la force admirée comme virile chez les femmes ? Une masculinité avec des nuances subitement “féminines”, à la fois dans les meilleurs et les plus mauvais sens du terme. N’était-ce pas la tentation d’affirmer, de définir la masculinité avec des contours trop rigides et d’opposer de façon trop artificielle “caractère d’homme” et “caractère de femme” qui aurait été à l’origine de ces contradictions fragilisantes ?

Notes
587.

Témoignage de Ngoc Giao, un écrivain contemporain et ami de Truong. Voir Ngoc Giao, « Hôi uc vê Lê Van Truong (Souvenirs sur Lê Van Truong) », in HOAI VIÊT, Lê Van Truong co phai nguoi hung ? (Lê Van Truong est-il un héros ?), Hôi nha van, Ha Nôi, 1992, 168 p., p. 24-34.

588.

Dictionnaire littéraire, Ha Nôi, 1983, cité par Vuong Tri Nhan in Lê Van Truong est-il un héros ?, op. cit., p. 66.

589.

Phan Lac Phuc&Nguyên Dinh Toan, « A la mémoire de l’écrivain Lê Van Truong », Lê Van Truong est-il un héros ?, op. cit., p. 113.

590.

Titres des romans de Lê Van Truong.

591.

« Souvenirs sur Lê Van Truong », op. cit., p. 26.

592.

PHAM THÊ NGU, Viêt Nam van hoc su gian uoc tân biên (Nouvelle histoire abrégée de la littérature vietnamienne), Sai Gon, 1968, cité par Vuong Tri Nhan, « Nhung tiên dê dê nghi lai (Des prémisses pour réexaminer la chose) », in Lê Van Truong est-il un héros ?, op. cit., p. 60-73.

593.

LÊ VAN TRUONG, Môt con nguoi (Un homme), extrait reproduit dans Lê Van Truong est-il un héros ?, op. cit., p. 159-160.

594.

Commentaire de Vu Ngoc Phan, critique littéraire parmi les plus autorisés de l’époque. Cité par Vuong Tri Nhan, « Des prémmisses pour réexaminer la chose », in Lê Van Truong est-il un héros ?, op. cit., p. 60-73.

595.

Lê Van Truong dit qu’il a plus de deux cents ouvrages édités et une trentaine de manuscrits non publiés. Les chercheurs d’aujourd’hui en ont repéré plus de 130.

596.

Cité par Vu Tam Giang, « Un aveugle gémissant pour exiger la lumière, ou Lê Van Truong dans la perception de ses contemporains », in Lê Van Truong est-il un héros ?, op. cit., p. 35-44.

597.

Témoignage de Lan Khai, un écrivain contemporain et ami de Lê Van Truong, cité par Vu Tam Giang, « Un aveugle gémissant pour exiger la lumière, ou Lê Van Truong dans la perception de ses contemporains », in Lê Van Truong est-il un héros ?, op. cit., p. 35-44.