Interversion des rôles et redéfinition des rapports

De tout temps les femmes ont joué un rôle important dans l’économie nationale et familiale dans un Viêt Nam où la riziculture irriguée rendait leur main-d’œuvre indispensable, où les longues guerres de résistance contre l’envahisseur et guerres intestines les obligeaient à remplacer les hommes au foyer. La Femme de guerrier du 18ème siècle prenait soin de la belle-mère, « à l’instar d’un bon fils » et « enseignait l’enfant, lui tenant lieu de père » 598 . La paysanne du ca dao, habituée à assumer la charge familiale, répondit à son époux qui s’inquiétait de la quitter enceinte : « Si c’est une fille, je lui ferai prendre un mari ; Si c’est un garçon, je lui trouverai une femme ; laisse-moi m’en occuper seule ! » L’interversion des rôles a pris cependant une ampleur et une diversité tout autres aux temps modernes.

Influencé par la littérature romantique chinoise et par la culture occidentale, très tôt dans le Sud, Lê Hoang Muu s’est spécialisé dans le roman d’amour et plus particulièrement l’amour charnel.

‘’ ‘Un vendeur de jade 599 tomba amoureux de l’épouse d’un officier qu’il avait rencontrée à la pagode. Comme il était quasi impossible de pénétrer dans son palais, il se déguisa en femme pour l’approcher. Le jeune homme devint donc une femme de vingt-quatre ans – l’épouse de l’officier en avait vingt-et-un – qui put de ce fait gagner sa sympathie sous l’identité d’une vendeuse de jade, produit qui embellissait encore les belles et qui était par conséquent objet de leur convoitise. La vendeuse expliquait à la dame comment, mariée à seize ans et veuve à dix-huit, elle avait pu préserver sa chasteté en en apprenant des veuves ayant plus d’expériences. On lui avait ainsi appris à avoir une compagne et à vivre avec elle des relations homosexuelles qui compenseraient largement les frustrations non seulement du veuvage mais aussi d’une vie de couple où l’époux était souvent soit coureur de femmes soit guerrier absent. Le secret de la chasteté sans privation fut assez séduisant pour que la dame gardât la charmante vendeuse à sa table pour dîner, ensuite dans son lit pour mettre en expérimentation le fameux remède à la solitude féminine.’ ‘Jouant sur la double identité de l’homme déguisé en femme, sur l’ivresse feinte de l’homme et réelle de la femme, et décrivant aussi les hésitations et tiraillements entre le désir sexuel de Tô Thuong Hâu et la peur d’être châtié pour son subterfuge, l’auteur a pu écrire une douzaine de pages grand format rien que pour les quelques heures de la première nuit passée par le vendeur de jade dans le lit de la dame, avant qu’il ne se décidât, à l’aube, de passer à l’acte. Le franc-parler sud vietnamien et l’ouverture d’esprit de Lê Hoang Muu lui ont permis une analyse psychologique fouillée, fine et pertinente. Héritant de la meilleure veine des romans d’amour chinois et de leur langage plein de métaphores fleuries qui, pour les lecteurs contemporains avertis étaient des dissimulations imagées mais non moins précises, ces pages sont caractérisées par un érotisme sensuel mais délicat sans jamais verser dans la pornographie ou la vulgarité.’ ‘L’officier de retour ne manqua pas de découvrir l’adultère, notamment grâce à une preuve matérielle : un crachat d’homme en bas du lit du couple. Tout-puissant et étant pleinement dans son droit, il choisit cependant de tuer son épouse de manière sournoise, traîtresse et d’accuser son rival d’un vol de bijoux que celui-ci n’avait point commis. Dans sa perfidie, il avait même tué une servante innocente.’ ‘Les personnages les plus importants de l’intrigue furent trois hommes : l’officier, le vendeur de jade et le mandarin civil chargé de juger le vendeur. Le vendeur était un amoureux passionné, ne cessant de se lamenter, de sangloter et de vouloir se suicider quand son amour était contrecarré par des obstacles ; mais aussi prêt à supporter tortures physiques et frustrations morales pour rester fidèle à sa belle. Le mandarin-juge – souvent porte-parole de l’auteur dans la tradition du roman chinois – fut clément pour le couple adultérin et critiqua lourdement l’officier de « mari qui avait failli à son devoir de droiture », de « mandarin injuste » qui avait usé de ruse perfide pour se venger de son rival. Alors que la femme adultère était d’habitude plus que sévèrement blâmée et punie, tout en reconnaissant l’épouse coupable, le mandarin-juge accusa surtout l’époux qui n’avait pas su « bien gérer sa famille », qui avait manqué d’égard pour le sexe faible et qui avait fait fi de la relation conjugale en la tuant de manière sournoise. Pour le meurtre de la servante, il manifesta de la pitié en rappelant qu’elle avait supplié son patron sans que celui-ci lui épargnât la vie. L’intrigue est supposée se passer en Chine en 1911 ; dans ce contexte social, il suffisait d’être père pour tuer impunément ses enfants, à plus forte raison un maître qui était officier de la Cour. Au meutrier qui arguait de ces droits pour évaluer son acte comme d’importance négligeable, le juge répliqua : « C’est néanmoins la vie d’une personne. Si l’on regarde son statut, elle est une servante dans le palais ; mais si l’on considère le droit et la valeur, il s’agit de la vie d’une personne dans l’univers. » 600

Le vendeur de jade était fort apprécié, sans doute parce que l’auteur a réussi un mélange savoureux entre le roman d’amour (phong tinh) et le roman policier, tous les deux très prisés du public lecteur méridional de l’époque. Mais justement parce qu’il ne se préoccupait guère de prendre position sur les problèmes sociaux ou les questions de genre comme Hô Biêu Chanh ou le groupe Tu luc plus tard, il est d’autant plus remarquable de voir combien les personnages féminins et surtout masculins qu’il faisait aimer s’éloignaient des stéréotypes et des normes traditionnelles. Pendant ces années tourmentées en Chine, les officiers militaires, appelés aussi seigneurs de la guerre, étaient les plus puissants, les plus riches, par conséquent les plus séduisants. L’officier de Lê Hoang Muu se fit pourtant ravir non seulement le corps mais aussi le cœur de sa belle épouse par un homme dont les deux professions successives étaient les plus méprisées dans la hiérarchie confucéenne : comédienne et commerçante. Un homme qui “devenait” femme et qui était admiré par la vieille femme 601 , ensuite aimé, adoré par la belle ; c’était aussi l’exacte opposition à la tradition où c’était l’homme indigne qu’on désignait par un qualificatif féminin pour le vilipender, tant il était communément admis que le courage, le sens de l’honneur étaient virils et que la virilité était respectable. Il existait dans la littérature historique chinoise des femmes qui se déguisaient en hommes pour accomplir des exploits réservés au sexe masculin, Mu Lan par exemple ; mais pas d’homme qui se transformât en femme pour assouvir sa passion amoureuse, sauf dans une série de récits réunis dans un roman de l’auteur chinois Bô Tung Linh intitulé Liêu trai chi di (Histoire étrange de belles femmes à moitié diaboliques), dont Lê Hoang Muu comme d’autres lettrés était fort friand. Au nom des trois liens masculins et des trois dépendances féminines 602 , un personnage féminin de Lê Hoang Muu défendit également l’amour charnel et les rapports sexuels dans la relation conjugale comme conformes à la nature et représentant le plus grand bonheur humain. 603

La masculinité chez Lê Hoang Muu, dans les années 1912-1932, par le biais du roman amoureux et érotique était représentée surtout sous les aspects de la vie privée et arrivait par conséquent à faire vibrer le cœur du public lecteur intellectuel comme des couches populaires du Sud ; alors que celle représentée par Lê Van Truong dans la période suivante 1932-1945, par un excès d’idéalisme social appliqué maladroitement dans des relations interpersonnelles, surtout sentimentales, versait souvent dans la caricature et en perdait de sa force de conviction, même si elle attendrissait toujours. Dans ces deux cas opposés, un point commun reste évident : la masculinité ne se définissait que par rapport au partenariat avec les femmes, et ce rapport ne cessait de remettre en question les stéréotypes, y compris chez Lê Van Truong où les femmes se serraient les dents et les hommes pleuraient à chaudes larmes bien plus souvent qu’on ne l’aurait cru. Chez d’autres d’auteurs aussi, notamment ceux du Sud et du Centre, le suspense de l’intrigue et le charme psychologique des personnages étaient dûs dans bien des cas aux interversions des rôles traditionnellement admis comme “masculin” ou “féminin” et aux mélanges de genres les plus inattendus.

Par ailleurs, dans les représentations littéraires, le clivage est net entre les hommes de l’ancienne génération, surtout ceux qui étaient tant soit peu lettrés et proches du mandarinat – ainsi le père de Nga dans Feuille de jade…, le vieux bachelier père de Thoa dans la nouvelle du même nom – et les femmes de la même génération qui paraissaient souvent moins dépendantes des préjugés sociaux et des normes confucéennes. Il est encore plus clair entre les générations d’hommes, où la jeunesse, particulièrement la jeunesse scolaire et intellectuelle semblait bien plus choquée de l’inégalité, soucieuse des infortuné-es et des oublié-es et souvent pleine de sollicitude pour les femmes.

Notes
598.

Femme de guerrier, op. cit., p. 248.

599.

LÊ HOANG MUU, Nguoi ban ngoc (Le vendeur/la vendeuse de jade), 1ère éd. 1931, reproduit dans Prose du Nam Bô dans la 1ère moitié du 20ème siècle, op. cit., T. I, p. 482-668. Le terme vietnamien nguoi (personne) n’est pas exclusivement masculin ni féminin, ce qui permet à l’auteur de préserver le suspense.

600.

Le vendeur/la vendeuse de jade, op. cit., T. I, p. 663.

601.

Un personnage secondaire qui avait introduit le vendeur au palais et joué ainsi le rôle d’entremetteuse pour une liaison illicite. Par la suite, elle ne fut point poursuivie ni inquiétée par la justice, comme on aurait pu s’y attendre.

602.

Voir supra, chap. I.

603.

Le vendeur/la vendeuse de jade, op. cit., T. I, p. 506-507.