La famille vacillante et absente

Les familles absentes étaient d’abord celles qui avaient rejeté leurs progénitures, ou, ce qui était pire, les avaient reniés alors qu’ils y vivaient toujours. Les cas les plus fréquents étaient celui des enfants non reconnus par leurs pères, ni même par leurs familles maternelles et celui des orphelines de mère maltraitées par les belles-mères. Ou des jeunes filles considérées comme moralement corrompues, irrécupérables alors que la faute dont on les accusait était soit inexistante, soit bénigne, voire inventée par une rivale jalouse ou par la victime elle-même par dépit ou en désespoir de cause, puis amplifiée par une belle-mère mal intentionnée, profitant des commérages cruels de la petite-bourgeoisie de province, surtout dans le Nord. Dans S’échapper de Khai Hung, Hông confia une fois à sa sœur déjà mariée donc libérée du foyer parental : 

‘’ ‘« Quelle souffrance, ma sœur, je suis chez moi mais c’est comme si je suis perdue au milieu des ennemis… Je dois faire attention aux moindres détails, j’ai toujours peur, j’ai peur même des serviteurs, il n’y a qu’une espèce d’espions autour de moi… Un vrai enfer, comment pourrait-on appeler ça une famille ? Tu as compris pourquoi j’ai fait cette tentative de suicide ? » 618

De cette famille infernale, d’où le soutien affectueux était entièrement disparu moins par le décès de sa mère que par le mariage, donc le départ de sa sœur, Hông ne put s’échapper qu’emportée par la maladie.

‘’ ‘Dans La voleuse 619 de Nguyên Hông, Binh, une jolie et honnête paysanne du Nord devint une voleuse parmi les plus effrontées après avoir été abandonnée par sa famille, pourtant catholique fervente, qui s’était lavée de la honte en vendant son enfant naturel ; elle retrouva cet enfant quand il était déjà un cadavre, victime d’un cambriolage téméraire de son compagnon. Au cours de la vie déchue dans laquelle elle fut tombée, pas une seule fois sa famille ne s’était inquiétée de son sort. Elle fut liée à Nam Sai Gon, un orphelin sans père ni mère ni éducation qui, chef de bande des cambrioleurs avait connu maintes fois la prison. Dans un moment difficile, malade, drogué et pris d’un accès fou de jalousie, Nam la chassa de chez lui. Elle en profita pour retourner à une vie dure, laborieuse mais honnête de petite commerçante. Ce fut de nouveau pour sauver ses parents d’un malheur que Binh accepta de devenir la concubine d’un agent de police. Son existence paisible ne dura pas plus d’un an jusqu’à la nuit où, entendant le chant bien connu de Nam qui se lamentait de sa prison, elle ne put se retenir de le libérer pour retomber de nouveau avec lui dans les bas-fonds. Cependant, à cause de son passé, Binh n’arrivait jamais comme Nam se complaire dans milieu des cambrioleurs. Elle avait une peur atroce de l’existence aventureuse et criminelle qui ne pouvait déboucher que sur le désespoir le plus noir. Cela la faisait toujours souffrir de contempler des scènes de vie des familles heureuses dans la pauvreté matérielle. Mais c’étaient des familles inconnues, rencontrées au hasard et non pas la sienne. Tout en la regrettant comme un passé révolu, Binh craignait sa famille plutôt qu’elle ne l’aimait. Une famille qui avait été à l’origine de sa déchéance, qui n’avait jamais offert de refuge ni d’affection, de compréhension. Une famille absente, sauf pour exiger de l’argent et des sacrifices quand elle en avait besoin.’

Un mari qui, soupçonnant sa femme d’adultère donna son enfant au premier cambrioleur en lui recommandant d’en faire un vaurien. Un neveu qui profita de la confiance de sa tante pour violer sa cousine. Un père faible, n’osant jamais donner son avis, une mère qui au lieu d’éduquer et de protéger sa fille, ne pensait qu’à s’en servir pour augmenter ou restaurer sa fortune. Un beau-père qui, n’ayant pas réussi à violer sa bru, essaya de s’en débarrasser en la faisant tuer par son propre époux, à qui il promettait de trouver une autre femme plus belle et plus riche. Un autre futur beau-père qui se servit de la fiancée de son fils pour échapper à la faillite, mais qui n’hésita pas à la calomnier en l’accusant d’infidélité. Un père-despote qui avait été à la fois un mystère et une terreur de ses enfants mais qui, après le décès de sa femme, se lança dans une vie de débauche, « une vie tourmentée, sans éducation ni moralité familiales parallèllement avec une vie commerciale et industrielle complètement ordonnée, expérimentée et organisée ». 620 Sans s’opposer directement à la famille comme les auteurs du groupe Tu luc dans leurs romans à thèse, ces mêmes auteurs dans leurs romans de mœurs ainsi que d’autres auteurs du Nord comme du Sud ont montré dans leurs représentations littéraires beaucoup d’aînés qui manquèrent ainsi aux rôles et aux devoirs qu’on aurait été en droit d’attendre d’eux dans un ordre social confucéen et par conséquent beaucoup de jeunes qui ne croyaient plus guère aux dogmes sacro-saints de la famille.

La famille s’évanouissait aussi suite à la faillite ou à l’infidélité, au décès (de l’un) des parents, ou parce que les enfants étaient kidnappés 621 , égarés, ou encore parce qu’ils s’en échappaient pour réaliser un projet qui aurait été impossible au sein du foyer. Il arrivait aussi que ce fussent les enfants qui, à force de vivre “sans famille” en devinrent étrangers aux concepts familiaux d’une façon insolente mais difficilement condamnable.

‘’ ‘Quand on lui présenta sa grand-mère paternelle retrouvée, Thanh Nguyên demanda : « Ah ! vous dites que vous êtes grand-mère paternelle ? Cela veut dire quoi ? je ne sais pas. » A son grand-oncle qui arguait de la loi du sang, elle répliqua : « Oh non ! L’affection est du registre du sentiment et non de la raison. Il faut être proche l’un de l’autre, s’entr’aider, pour qu’au fil du temps naissent le sentiment, puis l’affection. Quand on ne s’est jamais connu et que subitement on se rencontre, vous ne pouvez pas vous appuyer sur le prétexte qu’on est lié par le sang pour m’ordonner de l’aimer, comment pourrais-je le faire sans aucune vibration du cœur ? » 622

Beaucoup de jeunes gens et davantage encore de jeunes filles et de jeunes femmes, après une déception douloureuse, prirent la décision de renoncer à la vie familiale et d’embrasser une profession libre en même temps que le célibat. Un célibat plus ou moins confortable et plus ou moins durable. La conclusion de Printemps inachevé 623 , par exemple ne cesse de faire problème soixante-dix ans après la parution de ce roman très aimé dans son temps.

‘’ ‘Mai, la fille aînée orpheline d’un vieux bachelier (cu Tu) 624 aimait Lôc, le fils d’un mandarin-juge décédé, une ancienne connaissance de son père. Lôc l’épousa avec les rites requis et Mai joua le jeu tout en sachant que les représentants de la belle-famille étaient des faux, puisque madame An, la mère de Lôc n’aurait jamais accepté un mariage aussi peu respectueux de la convenance des portes (môn dang hô dôi). Madame An vint ensuite trouver Mai pour la convaincre de se sacrifier pour l’avenir de Lôc, en usant d’une argumentation analogue à celui de la Dame auxcamélias, roman français extrêmement populaire au Viêt Nam pendant plus d’une génération avant et après 1945. Mai céda ; enceinte, elle déménagea et se laissa abandonner par Lôc. Celui-ci, victime d’un malentendu ourdi par sa mère, lui obéit pour accomplir une alliance plus “convenable”. Quand les deux fils de Lôc moururent en bas âge, madame An éprouva une vague peur du qua bao 625  ; surtout soucieuse d’assurer une descendance mâle à sa famille, elle retourna voir Mai pour la supplier de devenir une concubine de Lôc, afin que son fils ait un père. Mai refusa fièrement, ce en quoi elle s’affirma comme une jeune femme moderne, digne de sa qualité d’héroïne d’un roman affiché roman à thèse par Khai Hung, le numéro deux du groupe Tu luc. Mais l’auteur l’a montrée aimée et admirée de plus d’un prétendant, qu’elle refusait toujours en arguant soit de son devoir envers son ex-époux soit d’un principe bien ancien : « Maintenant je n’aime plus mon mari sans doute, je ne veux plus le voir, mais je vous dis que puisque j’ai déjà aimé une fois, je considère ma vie comme finie, même si j’en suis seulement à un printemps inachevé. » 626 Ce chapitre est intitulé Préserver sa chasteté (Thu tiêt), devoir féminin enseigné par la moralité confucéenne depuis des centaines d’années.’

L’insistance de Mai à rester seule pour élever son enfant en compagnie de son frère et d’un vieux serviteur a fortement séduit les lecteurs contemporains qui trouvèrent en elle un compromis harmonieux entre l’ancien et le moderne, compromis moins dérangeant que Loan de Rupture par exemple. Cependant, le relent confucianiste persistant de la fidélité conjugale à tout prix de la part de la femme, même au cas où l’époux avait manifestement failli à son devoir, le sens d’un sacrifice continuel d’abord pour son frère, ensuite pour son époux, puis pour son fils et même pour l’épouse légitime de Lôc et, conséquence de ces qualités féminines traditionnelles, le choix du célibat de Mai ne cessent de nous gêner, pour une représentation de femme moderne, partisane de l’amour mutuellement et librement consenti. La figure de Mai est belle et séduisante quand elle refusa d’intégrer la famille aristocrate de Lôc dans le rôle humiliant de la concubine. Mais la famille qu’elle s’efforçait avec l’auteur de présenter comme heureuse dans sa dignité avait quelque chose qui clochait, comme son « printemps inachevé ». L’image est d’ailleurs entrée dans le langage courant pour désigner l’état ou la situation de quelque chose d’inaccompli, d’une position inconfortable à mi-chemin, d’une attitude hésitante de quelqu’un qui s’arrêterait contre le bon sens en cours de route.

D’autres auteurs, n’ayant pas de “thèse” à défendre comme le groupe Tu luc dans Rupture ou Printemps inachevé, se montrent bien plus réalistes. Ils témoignent du déclin de la grande famille que ni les dernières paroles des parents mourants, ni le sacrifice inconditionnel de ses membres, féminins dans la plupart des cas, mais parfois masculins, comme cela est superbement décrit dans Le frère aîné de Lê Van Truong, ne pouvaient redresser et sauver de l’évanescence.

Dans les nouvelles de Huong Minh, aux titres significatifs comme L’oncle et son épouse (Chu thim), Le jeune chef de famille (Anh truong), La famille (Gia dinh), les femmes, souvent la sœur du narrateur se résignaient souvent et essayaient un compromis, par nécessité matérielle plus que par conviction. Les hommes, de jeunes lycéens, regardaient par contre la réalité en face. La narratrice dans La famille analysait avec nostalgie et reproche mais sans ambiguïté comment « la grande famille s’était brisée pour laisser la place à la petite famille ». A propos de son frère, qui avait obtenu son diplôme et sa position sociale grâce au dévouement de ses sœurs mais qui ne voulait plus s’en souvenir, elle se demandait :

‘’ ‘« Serait-il vrai qu’il considère la famille comme un poids à charge, qu’il voulait briser les traditions pour vivre libre et à l’aise tout seul ? Depuis quand cette idée lui est-elle venue ? Est-ce l’influence des livres, des camarades, ou celle de la vie sociale qui avait changé et évolué vers l’individualisme, ou tout cela ensemble ? A la vue de tant de familles anciennes qui se désagrègent, tant de bonnes traditions qui sont considérées comme oppressives et obsolètes, nous sommes inquiètes. Notre frère Tri semble ne plus partager les valeurs qui sont pour nous sacrées, qui assurent notre adhésion à la famille, qui nous donnent l’énergie de nous dévouer pour elle. Non seulement il ne partage pas, mais il s’y oppose. » 627

Le narrateur dans Le jeune chef de famille, ironisait sa position dans la grande famille et, écoeuré de l’hypocrisie des rites du culte des ancêtres et de ses oncles, aigri par la misère qui causait leur mépris, préférait son lycée du Protectorat (truong Buoi) qu’il considérait comme son foyer car il y était un individu comme les autres. Après un dernier Têt – nouvel an lunaire, fête familiale par excellence où chacun se devait et se doit toujours de retourner dans la grande famille pour y accomplir des rites traditionnels du culte des ancêtres – passé dans son village natal, il retourna au lycée avec la ferme décision de ne plus jamais y revenir : « Quel est le destin qui m’attend ? C’est moi qui dois en prendre la décision et en assumer la responsabilité vis-à-vis de moi-même. » 628

La famille était cependant une institution trop ancrée pour être niée et reniée aussi facilement.

Notes
618.

S’échapper, op. cit., p. 185-196.

619.

NGUYÊN HÔNG, Bi vo (La voleuse), op. cit., chap. II.

620.

Personnages dans Pour le devoir et pour le sentiment, Se réveiller d’un rêve, Argent, argent de Hô Biêu Chanh, Vie de pauvre (Mang nha ngheo) de Nguyên Buu Moc, Une belle fille talentueuse de Hô Biêu Chanh et Perplexité (Ban khoan) de Khai Hung.

621.

Hô Biêu Chanh est l’auteur d’une adaptation très vietnamisée de Sans famille où le fils héritier de l’épouse principale fut kidnappé par son oncle de connivence avec l’épouse secondaire. Une alliance étrange et chevaleresque (Nghia hiêp ky duyên) de Nguyên Chanh Sat, un best-seller dès 1920 au Sud, met en scène une Vietnamienne kidnappée et élevée comme une esclave pendant plus de douze ans dans une famille khmère.

622.

C’est de ma faute, op. cit., p. 187-188.

623.

KHAI HUNG, Nua chung xuân (Printemps inachevé), 1ère éd. 1934, rééd. Van nghê Thanh phô Hô Chi Minh, 1999, 408 p.

624.

Dans le système de concours traditionnel, le bachelier est celui qui a passé avec succès les premières épreuves des concours provinciaux (thi huong). S’il ne parvient pas à réussir toutes les épreuves – auquel cas il serait licencié (cu nhân), il est désigné selon son âge du moment par câu Tu (oncle bachelier), puis ông Tu (monsieur/grand-père bachelier), enfin cu Tu (arrière-grand-père bachelier). Rappelons encore une fois l’importance des mots d’adresse. Le statut social de cu Tu sert de référence pour témoigner que Mai, sa fille était une jeune fille bien éduquée et que le mépris de ba An (madame mandarin-juge) était rationnellement non justifié, bien que tout à fait vraisemblable dans le contexte de l’époque.

625.

Influencés par le bouddhisme dans sa version populaire, les hommes et encore davantage les femmes de la génération de madame An – et cela reste vrai de nos jours – croyaient qu’on était puni par le Ciel et Bouddha des fautes commises antérieurement.

626.

Printemps inachevé, op. cit., p. 249.

627.

HUONG MINH, Gia dinh (La famille), manuscrit rédigé en 10/1940, reproduit in Recueil complet…, op. cit., p. 508-524, p. 513.

628.

HUONG MINH, Anh truong (Le jeune chef de famille), manuscrit rédigé en 12/1938, reproduit in Recueil complet…, op. cit., p. 478-494, p. 494.