Les premiers romans reconnus comme modernes se sont démarqués des ouvrages préexistants justement par le respect de l’évolution psychologique des personnages et par le refus plus ou moins catégorique de la tradition moralisatrice et de la fin heureuse comme récompense aux efforts de se conformer aux valeurs morales classiques. Le groupe Tu luc a violemment critiqué le roman traditionnel avec son soucis moralisateur et son dénouement “heureux à tout prix” (kêt thuc co hâu). Ce n’était donc pas tellement pour avoir une fin heureuse conforme à la morale que les romans en quôc ngu des années 1920-1945 essayaient de terminer par un retour au foyer, ou la reconstitution d’une famille même après des secousses violentes. Disons tout de suite que tous les romans modernes ne l’ont pas fait, et c’était en cela qu’ils étaient modernes. Il n’empêche que cela restait fréquent, surtout dans le Sud et pour Hô Biêu Chanh en particulier. Nous ne partageons pas cependant l’interprétation à notre avis hâtive qui y verrait seulement un relent traditionaliste.
Les auteurs de Tu luc idéalisaient la famille nucléaire autant qu’ils dénonçaient la grande famille. Liên dans La fleuriste (Ganh hang hoa) comme Mai dans Printemps inachevé étaient des figures de femmes qui tenaient encore beaucoup des qualités de dévouement, de sacrifice, d’oubli de soi, qu’on serait tenté de trouver traditionnelles, mais que les auteurs s’efforçaient de montrer comme étant naturelles, spontanées, voire teintées d’un optimisme bien moderne. Ces femmes étaient censées assurer le bonheur de la famille nucléaire dont elles représentaient l’âme et le pilier spirituel. Ces femmes, comme un grand nombre de personnages féminins de Hô Biêu Chanh, étaient de façon très significative non pas formées à l’école moderne comme Loan et ses compagnes dans Rupture, mais des femmes du petit peuple, peu ou pas instruites, ou formées à la morale traditionnelle confucéenne, comme Mai en sa qualité de fils d’un vieux bachelier classique (cu Tu). Ces femmes, dont le modèle original a été par la suite identifié dans par exemple la sœur 629 des frères membres du groupe Tu luc, dans des sœurs, cousines, tantes, voisines, etc. des autres écrivains, étaient souvent l’objet d’admiration affectueuse des jeunes écrivains formés à l’occidentale. Dans leur dénonciation de la grande famille oppressive, ces écrivains souhaitaient ou du moins espéraient libérer les femmes des exactions de la grande famille patriarcale, mais comptaient encore beaucoup sur l’ardeur au travail, l’endurance, le dévouement et le sacrifice de “l’épouse”, de “la sœur” et bien sûr de “la mère” pour assurer la subsistance matérielle et veiller sur le bonheur affectif de la petite famille. Pénurie et misère obligeaient. Il faudra aussi de plus grandes secousses pour éveiller la prise de conscience de rapports conflictuels plus complexes, d’inégalité ou d’oppression plus subtiles quoique “librement consenties”. C’est comme cela que Khai Hung s’est montré fort éloquent, et trop volubile pour demeurer serein et convaincant, dans son analyse de la propension au sacrifice de Mai, son personnage féminin idéalisé. 630 Mais si contradictoire fût-elle, on comprend la très grande popularité de Mai non seulement en son temps mais aussi plusieurs générations après.
Il n’y a pas jusqu’à l’ouvrage le plus radical, Rupture qui ne se termine par la perspective d’une nouvelle famille constituée par l’union des deux rebelles Dung et Loan, une perspective de bonheur. Nhât Linh n’a pas hésité à faire mourir successivement le père et la mère de Loan pour que celle-ci se retrouve tout à fait seule et libre, comme elle avait toujours rêvé de l’être. Mais cette liberté totale de l’individu-femme ne semblait avoir de sens que dans l’union heureuse du couple amoureux. Tout le long de leurs péripéties, Loan et Dung avaient d’ailleurs toujours trouvé un refuge chez un couple ami, la famille bienveillante de l’institutrice Thao, qui jouait le rôle d’entremetteurs discrets, compréhensifs et par conséquent efficaces. La rupture avec l’ancien a été en fait beaucoup moins radicale qu’elle ne s’était annoncée.
Le courant réaliste – presque toutes les nouvelles de Thach Lam, beaucoup de romans de Hô Biêu Chanh peuvent s’y ranger, malgré le romantisme du premier et les choix moralistes bien déterminés du second – était moins idéaliste et moins rêveur. Les femmes y restaient néanmoins dotées de toutes les qualités bien connues ; et, dans l’action silencieuse bien plus que dans le discours ou la pensée, elles représentaient aussi dans la plupart des cas le soutien infaillible, le dernier recours de la famille nombreuse dans la misère et dans l’adversité, comme les mères dans Le foyer de mère Lê (Nha me Lê), Tu dois vivre (Anh phai sông) et tant d’autres nouvelles. Dans des situations désespérées, elles restaient le salut, même entrevu de façon lapidaire, avec l’espoir mort-né d’une famille « comme les autres » pour les destinées les plus infortunées dans les bas-fonds, comme Tam Binh, la voleuse de Nguyên Hông, les paysannes Thi Mich dans Tempête (Giông tô) de Vu Trong Phung, Dâu dans Lumière éteinte (Tat den) de Ngô Tât Tô ou, sans doute le cas extrême, Thi No de Nam Cao 631 .
‘’ ‘Il s’agit d’une enfant naturelle dont le dénuement matériel, la laideur physique et la simplicité d’esprit condamnaient à une vie complètement marginalisée, exclue ; jusqu’au jour où naquit sa liaison amoureuse avec Chi Pheo, un paysan dont la misère et la naïveté exploitées par les riches avaient transformé en canaille, une autre loque humaine rejetée de la communauté villageoise. Ils commencèrent à rêver d’une famille. Le rêve s’éteignit dans la violence et la haine. La fin tragique du chef-d’œuvre de Nam Cao laisse entrevoir le sombre futur du bébé de ce couple, enfant sans père dès avant sa naissance et qui reproduirait vraisemblablement le destin de ses parents, à moins qu’il ne réussisse par miracle à s’intégrer dans une vraie famille.’Pourquoi cette obsession de la famille, de la communauté ? D’abord parce que c’est une tradition bien ancrée dans la culture vietnamienne et que la famille vietnamienne traditionnelle se démarque assez nettement de la famille patriarcale renforcée par le confucianisme des Song. Alors que la famille chinoise classique était plutôt un clan familial, image réduite d’une société hiérarchisée basée sur la primauté du masculin ; la famille vietnamienne grâce à ses origines sud-est asiatiques était moins hiérarchique et le rôle de la femme y était traditionnellement à la fois plus important et mieux reconnu. 632 Dans le contexte historique de la colonisation, les Vietnamiens tenaient d’autant plus farouchement à leur culture et à leurs traditions ; les écrivains plus ou moins modernistes ne voulaient en aucun cas être assimilés à des imitateurs frivoles de l’Occident. L’avocat de Loan défendait avec éloquence qu’elle n’avait rien à voir avec « les midinettes tournoyantes (gai non quay cuông) » dont parlait le procureur. Les valeurs modernes qu’ils cherchaient à promouvoir s’opposaient aux traditions ou optaient pour un compromis, voire comme Hô Biêu Chanh dans bien des cas, réinterprétaient et remodélisaient les traditions pour qu’elles puissent cohabiter harmonieusement avec les nouvelles valeurs plus individualistes telles que la liberté, l’autonomie et le bonheur. La famille à laquelle restaient attachés les personnages des romans en quôc ngu dans la première moitié du 20ème siècle se devait d’être une nouvelle famille ou une famille avec suffisamment d’ouverture pour laisser s’épanouir l’individu, et plus particulièrement l’individu-femme. Sauf dans les couches supérieures de la société du Nord plus conservatrice, la famille, même la grande famille n’était pas toujours présentée sous un aspect aussi noir qu’elle l’était dans les romans du groupe Tu luc. Hô Biêu Chanh et les auteurs du Sud ont montré une grande famille qui justifiait dans l’ensemble les proverbes bien connus : « Si son père est stupide, son oncle sera plus intelligent » ou « si tu perds ton père, il te restera ton oncle paternel ; si tu perds ta mère, tu téteras ta tante maternelle » ; ce qui veut dire que dans la grande famille, l’individu peut toujours trouver un soutien. Le choix de la « rupture » ou du compromis et le degré du compromis ou de la convergence dépendaient certes des personnalités et des choix individuels des auteurs, mais aussi du contenu des traditions avec lesquelles on devait composer. Nous avons vu que les nuances de ce substrat culturel reflétaient les positions de classe sociale comme les différences régionales vietnamiennes.
Voir les témoignages des écrivains neveux de Nhât Linh : Thê Uyên, « Nguoi bac (L’oncle, grand frère de ma mère) », in Van, n° 14, 15/7/1964, « Tim kiêm Thach Lam (A la recherche de Thach Lam) », in Van, n° 36, 15/6/1956, Tuong Hung, « Nguoi chu (L’oncle, frère cadet de mon père) », in Van, n° 37, 1/7/1965, reproduit dans PHAN CU DÊ, Van hoc lang man Viêt Nam 1930-1945 (Littérature romantique vietnamienne 1930-1945), Van hoc, Ha Nôi, 2002, p. 309-331, 403-410, 373-377.
Printemps inachevé, op. cit., p. 107-109, 139-140, 251-255, 261, 372, etc.
NAM CAO, Chi Pheo, 1ère éd. Doi moi, Ha Nôi, 1941 sous le titre Dôi lua xung dôi (Couple qui se convient), reproduit dans Recueil complet de la littérature vietnamienne, op. cit., T. 30A, p. 67-91.
Voir Insun Yu, professeur à l’Université Nationale Coréenne, Séoul, « Mô hinh xa hôi luong hê va dia vi phu nu trong truyên thông Viêt Nam (Le modèle de la société dualiste et la position des femmes dans les traditions vietnamiennes) », in Phan Huy Le (éd.), Cac nha Viêt Nam hoc nuoc ngoai viêt vê Viêt Nam (Ecrits des vietnamologues étrangers sur le Viêt Nam), Thê gioi, Ha Nôi, 2002, p. 504-518.