Les mères et les grand-mères

La grand-mère et la mère représentaient les générations précédentes, avec lesquelles les générations arrivées à l’âge adulte dans les années 1920-1945 se confrontaient, conscientes de leurs différences. La différence majeure, c’était évidemment l’instruction moderne qui ne leur avait pas été accessible. « Si je n’étais pas allée à l’école, dit Loan dans Rupture, j’aurais considéré votre parole, mère, comme un ordre impossible de contredire, je me serais laissée forcer, puis me serais résignée au suicide. (…) Oui, je reconnais que je suis trop nouvelle, mais je suis allée à l’école, je ne peux pas ne pas agir selon mon instruction. » Sa mère ne répliqua point et se contenta de pleurer. Mais Loan « savait que si madame Hai continuait à user de larmes pour l’ébranler, elle n’aurait jamais le cœur de désobéir, même si sa vie devait être brisée. » 633 Les mères qui pleuraient en silence étaient en fait bien plus puissantes à faire respecter leurs préjugés entêtés que les belles-mères qui usaient de violence physique, verbale ou d’autres moyens de persécution. Les belles-mères hypocrites et doucereuses étaient aussi plus redoutables que celles qui manifestaient ouvertement leur malveillance. Par contre, comme elles se ressemblaient toutes dans leur conviction masochiste sur les “devoirs féminins” ! On voyait dans bien des cas des mères et belles-mères qui avaient des réactions identiques face aux requêtes des jeunes, les générations précédentes semblaient plus homogènes que celles qui ont été initiées à l’instruction moderne. Les clivages étaient plutôt ceux des classes sociales et des divergences régionales, le choix personnel était quasiment inexistant.

Les grand-mères paraissaient également dans les romans et nouvelles, sous les yeux des petits-enfants élèves de l’école franco-vietnamienne ou enfants de familles pauvres. Les grand-mères maternelles qui ne vivaient pas avec eux, mais dont l’apparition faisait souvent l’effet d’une fée bienfaisante. Les grand-mères paternelles plus complexes, de bonnes fées pour les petits-enfants, surtout les garçons ; mais de méchantes sorcières pour les mères de ces enfants. C’est encore Nguyên Hông qui, dès un très jeune âge, a perçu et décrit avec perspicacité cette double face de son aïeule.

Dans les classes populaires, la crise économique au début des années 1930 et ensuite pendant la Grande Guerre de 1939-1945 ayant accentué la pénurie, les laissé-es-pour-compte étaient naturellement les personnes âgées, les femmes et les enfants. La misère aggravait le bouleversement des structures traditionnelles.

‘’ ‘Pour une fois rassasiée 634 relate la mort par excès de nourriture d’une vieille femme, abandonnée et sans ressource après une vie de labeur. Ayant perdu son fils unique, elle avait élevé seule sa petite-fille de cinq ans que sa bru lui avait laissée pour partir se remarier. A douze ans, la petite fut vendue comme servante pour le prix dérisoire de dix piastres, dont huit servaient déjà à rebâtir le tombeau de son père 635 . La grand-mère vieillissait et n’avait plus la force de travailler. La faim la poussa à venir mendier un repas chez la patronne de la petite. Et elle en mourut car son corps trop longtemps affamé ne supportait pas ce repas dont elle avait un peu abusé.’ ‘On ne peut s’empêcher de mettre en parallèle cette nouvelle et une autre, bien mieux connue car elle figure dans tous les manuels scolaires depuis 1954, Levieux Hac (Lao Hac) 636 , du même auteur. Dans une situation analogue, le vieux Hac – qui avait un tên, alors que ni la grand-mère, ni la petite-fille n’en avaient un – resta seul car son fils, n’ayant pu épouser celle qu’il aimait, était parti se faire coolie. Hac vendit jusqu’au chien, son unique compagnon, mais préféra mettre fin à sa vie plutôt que de survivre et d’empiéter sur le maigre revenu du bout de terrain qu’il réservait à son fils.’

Dans les jeunes couples, l’époux, un intellectuel dans la plupart des cas, était souvent dépeint comme un égoïste honteux de l’être tout en l’étant quand même, et son épouse un femme “traditionnellement” dévouée prête aux privations et aux sacrifices. Mais chez les personnes âgées, le sens de l’honneur et de la dignité aurait donc prévalu chez l’homme, alors que chez la femme, c’était la nature qui semblait r-avoir le dessus. Le clivage masculin-féminin serait-il resté rigide dans la campagne du Nord en dépit de la misère la plus noire, au moins dans la représentation littéraire ?

Les mœurs seraient demeurées inchangées et dures dans le petit peuple pour d’autres raisons que dans les couches plus élevées.

‘’ ‘Une belle-mère vivant chez son gendre 637 vaquait à toutes les tâches pénibles mais n’osait parler ni manger et supportait en silence toutes les remontrances injurieuses de sa propre fille. Celle-ci pensait qu’elle devait maltraiter sa mère pour que son mari ne lui reprochât pas cette bouche à charge ; et la mère était du même avis. Car la coutume veut que la bru soit la fille et le gendre l’invité de la maison ; ce qui signifiait en ces temps de pénurie que la bru devait travailler pour la belle-famille, mais le gendre n’avait pas à prendre en charge ses beaux-parents.’

Aussi bien les mères que les grand-mères et les rapports qu’on entretenait avec elles ont été de beaucoup démythifiés.

Notes
633.

Rupture, op. cit., p. 173-174.

634.

NAM CAO, Môt bua no (Pour une fois rassasiée), 1ère éd. in Roman du samedi, n° 480, 25/9/1943, reproduit in Recueil complet…, op. cit., T. 30A, p. 156-163.

635.

Comme on attachait une grande importance aux soins dédiés aux morts, les paysans même très pauvres y consacraient la majeure partie de leur maigre gain.

636.

NAM CAO, Lao Hac (Le vieux Hac), 1ère éd. in Roman du samedi, n° 484, 23/10/1943, reproduit in Recueil complet…, op. cit., T. 30A, p. 156-163.

637.

Personnage dans TÔ HOAI, Me gia (La vieille mère), 1ère éd. in Roman du samedi, n° 396, 16/5/1942, reproduit in Recueil complet…, op. cit., T. 30A, p. 392-396.