Dans la grande famille, il y avait d’autres femmes qui devenaient visibles sous les yeux des adolescents et des jeunes élèves et étudiants et qu’ils rendaient visibles par leur plume : les concubines 638 (cela allait de la concubine-épouse secondaire, à la concubine-favorite ou à la servante abusée par les patrons), la tante paternelle ou maternelle, la cousine, souvent une parente pauvre vivant chez eux ou dans le voisinage, voire une apprentie dans un foyer où il y avait une activité professionnelle car les apprenti-es étaient logé-es, nourri-es et faisaient presque partie de la famille, et même les voisines, car la grande famille s’étendait jusqu’au hameau et à la commune.
‘’ ‘Les fleurs fanées 639 décrit les vibrations sentimentales juvéniles entre un élève de dix ans et une jeune fille de seize, apprentie chez sa grand-mère ; ce fut la jeune fille qui prit l’initiative car l’objet de son amour était un enfant trop jeune pour bien comprendre les sentiments qu’ils partageaient. Plusieurs années après, revoyant les petits souvenirs, le jeune homme « se rendit compte d’un amour profond et caché dont il ne comprit que tardivement l’intensité et l’insistance ».’ ‘’ ‘« Tante Hao était la fille adoptive de ma grand-mère. » 640 Dans une nouvelle d’un peu plus de quatre mille mots, Nam Cao raconte la vie d’une jeune fille de famille pauvre qui, à peine sortie de l’enfance avait été vendue comme fille adoptive à une famille aisée. Devenue dévote dans sa famille adoptive catholique, elle en arrivait à être dégoûtée par sa mère biologique. N’ayant comme travail dans son nouveau foyer que de s’occuper de l’enfant unique de la famille – le narrateur – elle traversait la haie en grimpant et maraudait des goyaves dans le verger voisin pour lui faire plaisir, elle tenait à le porter sur son dos alors qu’il était déjà grand : « C’était à la fois comique et pitoyable. Assis sur son dos, mes jambes qui pendaient étaient encore plus longues que les siennes. Elle marchait péniblement, la tête tournée sur le côté, le visage rouge, avec le nez qui coulait, elle me transportait sur son dos, titubante. » Mariée, elle était méprisée par son époux parce qu’elle était fille adoptive alors que lui était de souche, bien que misérable. Il se faisait entretenir et elle s’y résignait. Elle continuait à se résigner, malade et délaissée par son mari qui était parti après l’avoir fait souffrir de mille façons. Longtemps après, le narrateur regrettait toujours qu’elle ait dû se marier. « Serait-elle restée ma tante, elle aurait été moins malheureuse », se dit-il, exprimant un vœu impossible. Et aussi une profonde compassion pour cette femme qui n’avait vécu que pour souffrir.’La même compassion, mêlée de sentiment de révolte, imprègne bien d’autres nouvelles et romans 641 dont les personnages principaux sont très souvent des femmes, habituées à être oubliées dans le silence. Les auteurs les ont montrées victimes de la misère, de la faim, des maladies causées par la misère et non soignées pour la même raison, de la prison, de la déchéance sociale et aussi de l’absence, de l’insouciance ou de l’incapacité à aider de la part des membres masculins de la famille. Elles étaient aussi victimes de l’ignorance et de la supersitition, qui en faisaient de belles proies pour l’exploitation des propriétaires fonciers, des géomanciens et charlatans de tout genre. Mais même victimes, elles inspirent de l’admiration, car on les voit adroites et courageuses au travail, gagner leur vie et prendre en charge la famille. On ne peut s’empêcher de se dire : « Qu’est-ce que cela aurait été encore, si elles étaient moins écrasées par la misère, un tant soit peu instruites et mieux considérées, plus respectées par l’entourage ? » Telle semblait être aussi l’impression ressentie par les auteurs, des hommes instruits qui les contemplaient avec respect et reconnaissance et nous les décrivaient parce qu’ils ne se résignaient pas à les laisser méconnues et oubliées.
Les écrivains modernes n’oubliaient pas non plus les handicapées.
‘’ ‘Une sœur aînée avait appris très jeune, depuis le décès de sa mère, à la remplacer auprès du petit frère, « à ne vivre que pour lui et non plus pour elle-même ». Orpheline de père à dix-sept ans, elle continua à le prendre en charge et, craignant qu’il ne soit malheureux, refusa un bon parti, même si l’on promettait de financer les études de son frère. Quelques années après, ce fut elle qui le pressa d’accepter l’alliance avec une famille riche qui exigeait que le marié vive chez son épouse 642 . Comble de malchance, la sœur perdit la vue. Le frère obtint de la belle-famille la faveur d’héberger sa sœur qui continuait cependant à pratiquer son petit métier pour ne pas vivre aux crochets des autres. Elle ne resta à la maison que pendant les quelques années où elle servait de nourrice aux enfants de son frère. « On ne sait pour quelle raison », dit le narrateur, son neveu, elle quitta la famille de son frère pour s’établir très loin, avec une tante. On l’oublia vite, sauf le frère lui-même qui allait de temps en temps la voir avec son fils aîné, jusqu’au jour où la famille déménagea pour s’installer en ville, faire du commerce et s’enrichir. Le neveu revit une fois sa tante, au hasard d’une excursion avec ses camarades de classe. Vieillie, affaiblie, la tante vivait pauvrement et soignait les enfants des autres. Elle pressa son neveu de se marier, pour qu’elle ait encore la chance d’assister à ses noces.’ ‘L’histoire de sa vie fut relatée par le marié à son épouse qui ne comprenait pas pourquoi il devenait songeur dans la soirée nuptiale. ’ ‘« A-t-elle été informée ? Pourquoi n’était-elle pas présente à notre mariage ?’ ‘Elle est décédée.’ ‘Alors pourquoi y penses-tu toujours ?’ ‘Pour être triste. Car même si tante Hoan vivait encore, ce n’est pas sûr qu’elle aurait été présente. Qui pense encore à elle ? Moi seul. Mais je me suis demandé, et je me suis rendu compte que je n’aurais jamais eu le courage de l’inviter pour la présenter aux convives riches et distingués de ta famille, ni à toi-même. » 643 ’La vie de la femme dans la nouvelle n’était rien moins que très ordinaire. Ce qui est remarquable, c’est que décédée, oubliée de tous, elle avait encore la force de hanter le souvenir de son neveu, représentant de la jeune génération. La mariée était surprise que son époux pût regretter l’absence d’une parente, car à son avis, « le mariage ne concerne que le couple. Cela ne regarde point les oncles et les tantes paternels et maternels ». Ce qui est intéressant à noter aussi, c’est que la misère, et surtout le sens du devoir qui incitaient les femmes à se sacrifier pour prendre en charge un membre de la famille n’avaient pas qu’un aspect négatif. Du vivant de son père, en l’aidant dans son travail de médecin traditionnel, la jeune fille dans cette nouvelle en avait appris assez pour en faire un métier d’appoint qui lui permettait d’abord de payer les études de son frère et ensuite de vivre une vie autonome. Le caractère dam dang 644 des Vietnamiennes ne concernait pas seulement le travail ménager d’une femme dépendante mais aussi des activités professionnelles, même si c’étaient des professions improvisées. Les structures d’assistance sociale encore déficientes de nos jours et quasi inexistantes dans la première moitié du 20ème siècle leur laissaient et leur laissent toujours de multiples opportunités de se créer des métiers plus ou moins bien rémunérés, comme ce travail de garde d’enfants qui apportait à notre héroïne quelques sous par jour, mais aussi le modeste bonheur de les soigner. C’est ainsi que dans « l’histoire triste » relatée par le neveu, on sent de la compassion et du remords mais aussi de l’admiration et du respect, pas tellement pour le sacrifice si fréquent qu’il en devenait banal, mais pour le sens de la dignité dont la tante handicapée avait fait preuve. Et c’était surtout cela qui le faisait rougir de la pusillanimité qui l’empêchait de reconnaître et de valoriser sa tante auprès des gens pourvus d’autres valeurs plus matérielles.
‘’ ‘Thoa de Thê Lu 645 était une muette innée, qui n’avait connu de toute sa vie silencieuse que quelques mois de bonheur quand sa mère quitta son travail de petite commerçante ambulante pour rester à la maison et s’occuper d’elle, avant de mourir de maladie. Hébergée par sa sœur, elle se faisait une place dans la famille en aidant au ménage et en prenant soin des enfants. L’auteur la décrivait intelligente, d’une sensibilité délicate et d’une beauté attachante. Elle croyait trouver enfin le bonheur quand un fonctionnaire veuf et âgé, demanda sa main. Mais le mariage fut retardé par plusieurs deuils successifs d’un côté et de l’autre. Le prétendant fut ensuite muté à Sai Gon où il trouva un meilleur parti. Thoa n’apprit la vérité que des années plus tard ; et elle ne tarda pas à dépérir de cet espoir trahi. Thoa était une jeune fille handicapée et non instruite, dont la moindre joie dépendait de la compassion d’autrui. Thê Lu a pourtant le mérite de noter l’aspiration à l’affirmation de soi de cette frêle créature dès son plus jeune âge, l’attachement à sa mère aimante qui l’appelait « ma perle et mon trésor », l’autonomie qu’elle avait en effectuant des travaux de couture et de broderie, ce qui lui évitait de vivre à la charge de sa sœur, la conscience qu’elle avait de sa beauté, de la valeur de ses qualités morales, la complicité qu’elle partageait avec sa nièce et son neveu, son émotion devant la perspective d’une vie de famille heureuse et l’ardeur de vivre dissimulée sous le silence auquel était condamnée son existence.’Faire parler une femme muette et la laisser exprimer la chaleur du cœur et la délicatesse de l’âme au-delà du silence qui lui était imposé et de l’insignifiance apparente de son destin infortuné, telle a été la prouesse réussie par Thê Lu, un poète membre du groupe Tu luc qui, à ce que en laissent croire les sources disponibles, n’a signé en prose que cette nouvelle unique.
Une série de reportage leur a été spécialement consacrée.
NAM CAO, Nhung canh hoa tan (Les fleurs fanées), 1ère éd. in Ich huu, n° 73, 13/7/1937, reproduit in Recueil complet…, op. cit., T. 30, p. 63-66.
NAM CAO, Di Hao (Tante Hao), 1ère éd. in Nua dêm (Minuit), recueil de nouvelles, éd. Công luc, Ha Nôi, 1944, reproduit in Recueil complet…, op. cit., T. 30, p. 92-98.
Voir par exemples Linh hôn (L’âme), Chuôi hat (Le collier), Nhung mâm non (Les jeunes germes), Nguoi me không con (La mère sans enfants), Nguoi con gai (La jeune fille) de Nguyên Hông, Dâp dât (Première visite au Nouvel An), Sam ma (Offrande envoyée dans l’au-delà), Nhân nhuc (Résignation) de Tam Kinh, Ngoai ô (Banlieue) et Ngo hem (Ruelle) de Nguyên Dinh Lap, Quê me (Village maternel), Tinh thu (Lettre d’amour), Con so vê nha me (Retourner chez sa mère pour le premier accouchement) de Thanh Tinh, Ông Cum ba Co (Monsieur et madame Grippe), Nha ngheo (Famille pauvre), Co dai (Herbe des champs) de Tô Hoai, Tu ngay me chêt (Depuis le jour où maman est morte), Môt dam cuoi (Un mariage), Truyên nguoi hang xom (Histoire des voisins) de Nam Cao, etc.
Cette pratique se dit bat rê ou gui rê. Il s’agit sans doute d’une réminiscence de l’antique matrilocalité, qui est toujours en vigueur actuellement.
NAM CAO, Chuyên buôn giua dêm vui (Histoire triste en une soirée heureuse), 1ère éd. in Roman du samedi, n° 475, 21/8/1943, reproduit in Recueil complet, op. cit., T. 30A, p. 136-141.
Voir supra, chap. I
THÊ LU, Thoa, in Giai phâm Xuân 1943 (Littérature de printemps), éd. Doi Nay, Ha Nôi, 1943, reproduit in Recueil complet…, op. cit., p. 581-594.