« Père et mère, vous m’avez envoyée à l’école, vous ne pouvez pas vous comporter avec moi comme avec une ignorante. Ce n’est pas de l’orgueil de ma part, ce n’est qu’une évidence. Ce n’est pas de ma faute. Discuter de ce qui est bien et de ce qui est mal avec ses parents n’est pas une impiété, à mon avis. » 670 L’instruction était pour le groupe Tu luc une valeur qui différenciait, que ce fût l’instruction franco-vietnamienne pour Loan, Thao et leurs nombreuses camarades de classe dont les parcours étaient évoqués dans Rupture; ou l’instruction classique dont Khai Hung a tiré le meilleur profit pour son héroïne Mai de Printemps inachevé. Presque tous les jeunes gens et jeunes filles instruits sentaient qu’ils ne pouvaient vivre comme les autres ; ils éprouvaient le besoin impérieux de faire respecter leur statut d’êtres humains et leurs droits à l’autonomie et au bonheur ; on les reconnaissait souvent à leur raisonnement rationnel, leur remise en question des préjugés ancrés, des croyances ou pratiques superstitieuses. Mais peu sont allés aussi loin que Loan dans Rupture.
‘’ ‘Dans la soirée nuptiale, elle se comparait à une prostituée car « de la même façon qu’une prostituée vendait son corps pour vivre, elle le sacrifiait à un homme qu’elle n’aimait pas pour faire plaisir à ses parents ». Voyant son époux étaler un bout d’étoffe blanc sur la natte, « elle comprit tout d’un coup et ressentit toute la sauvagerie de l’acte. Elle sourit avec mépris et pensa : seule la virginité de l’âme a une valeur. » Elle essayait en vain de faire comprendre à son mari : « Tu es chez toi. Moi, je suis une étrangère dans ta famille. Une étrangère soumise au pouvoir des autres n’a plus qu’à baisser la tête pour obéir aux ordres. Moi, je ne te connais que toi, mon époux. Vis-à-vis de tous les autres, je ne me résigne que par égard pour toi. Mais si un jour, on fait en sorte que je ne puisse plus me résigner… » Elle était consciente que « la vie de toutes les autres femmes depuis tout le temps, comme la sienne, n’avait été qu’une vie sacrifiée à la reproduction de la race. Ces femmes n’avaient jamais le droit de vivre leur propre vie, elles étaient toujours des membres humbles, faibles, lâches et pitoyables de la famille des autres. » Assistant aux rites du mariage de la concubine de son époux, Loan fut écoeurée de voir celle-ci effectuer le lay à l’époux et à son épouse principale et pensait, voyant Tuât prosternée à ses pieds : « Est-ce une personne humaine ou une bête ? ». Elle se demandait ce que Thân son mari ressentait en acceptant le lay de la concubine 671 et « quel serait le genre d’amour que celui de Thân pour quelqu’un qui lui effectue le lay ».’ ‘De la même façon qu’elle discutait avec ses parents comme avec d’autres représentants de la grande famille, alors que ces répliques – de la part d’une subordonnée à ses supérieurs hiérarchiques – étaient considérées comme des signes d’une impolitesse frôlant l’impiété ; elle n’hésitait pas à tenir tête à son mari et à sa belle-mère chaque fois qu’ils l’injuriaient ou usaient de violence : « Qui éduque qui ? 672 Au moindre prétexte vous prétendez éduquer les gens. Je n’ai besoin d’être éduquée par personne. » « Mal élevés sont ceux qui frappent une faible femme, bande de lâches… » « Personne n’a le droit de m’injurier, personne n’a le droit de me battre. » « Moi, je n’ai pas l’habitude d’injurier les gens. Injurier les autres, c’est se salir soi-même », « Vous êtes un être humain, moi aussi je suis un être humain, personne ne vaut mieux que l’autre » 673 , etc.’Ces répliques paraissaient scandaleuses à son époque, surtout dans son milieu social présupposé. Elles arrivent encore à choquer quelques-unes de nos étudiants de 3ème année d’une formation « Genre et développement » qui qualifient ce personnage de « femme anormalement irrespectueuse et agressive, on dirait une Vietnamienne dénaturée » 674 . Ces étudiantes sont aussi surprises et peu convaincues d’entendre Loan définir avec ironie : « dam (dam dang) signifie servir toute la belle-famille des plus haut placés jusqu’au plus bas de manière impeccable », de la voir se débarrasser des objets de culte à l’autel des ancêtres en vendant la maison de ses parents pour s’acquitter des dettes envers sa belle-mère et déclarer : « Moi je ne pratique le culte que dans mon cœur. A quoi bon l’autel, à quoi bon un-e héritier-ère ? » Aux funérailles de sa mère, seule, elle avait résisté à toute la grande famille pour l’enterrer sans les rites requis, sans le festin comme il se devait 675 . Le monde des morts écrase celui des vivants, plus d’un observateur de la culture vietnamienne a remarqué cet état des choses. Mais aucun écrit à notre connaissance n’a remis en cause les rites du culte des ancêtres ; et de tous les personnages de la littérature moderne, y compris jusqu’à nos jours, Loan est restée celle qui a dénoncé de façon la plus radicale l’hypocrisie des rites et qui a affirmé son point de vue en toute chose avec une franchise d’autant moins facile à admettre en son temps et dans son environnement, celui de Ha Nôi, la capitale pluri-millénaire de la culture Viêt.
Rupture a eu l’effet d’une bombe à sa parution, d’abord en feuilleton dans Ngay nay en 1934. Cependant, l’amour contrarié de Loan et Dung, le romantisme du personnage de l’amant qui réapparaissait une fois de temps à autre dans la vie fade de Loan, le meurtre et le tribunal, tout cela a apparemment mieux impressionné la jeunesse lectrice que les propos rebelles de l’héroïne. Dans les multiples adaptations théâtrales de ce roman, notamment dans le théâtre rénové (cai luong), c’est surtout l’aspect mélodrame qui est retenu, la contestation verbale est gommée de beaucoup, sauf dans la plaidoierie où, par contre, l’avocat français est devenu une avocate vietnamienne. Loan des représentations théâtrales n’est plus que le pâle reflet de la jeune femme brossée par Nhât Linh, instruite, dynamique, déterminée, courageuse, sûre d’elle-même et qui, tout en restant imprégnée de l’esprit de sacrifice et de la volonté de prendre en charge les difficultés financières de ses parents, s’est démarquée par sa capacité d’aller jusqu’au bout de ses pensées et de les exprimer avec franchise, bravant le conformisme général. Nhât Linh a élaboré à travers Dung un personnage masculin idéalisé tel qu’il se retrouve souvent dans ses œuvres. Mais une seule fois avec les personnages féminins, par cette « manie discoureuse » de Loan – défaut qu’elle se reconnaissait avoir, non sans une fierté mal dissimulée – le leader du groupe Tu luc semble avoir exprimé ses propres objections contre la famille oppressive de l’individu. Ce n’est certes pas un hasard si « moi, je… » est un leitmotiv presque obsessionnel de ce personnage. Plus polie en apparence, Mai dans Printemps inachevé avait aussi des répliques brillantes, bien envoyées et se montrait une adversaire redoutable pour madame mandarin-juge (ba An).
On retrouve parfois dans la littérature du Sud ce type de femme qui discute et qui argumente, notamment parmi les rares représentations de femmes écrivaines ou journalistes. Mais dans la plupart des cas, les personnages féminins du Sud s’affirment par l’acte plutôt que par la parole. Les femmes des romans et nouvelles sudistes étonnent et impressionnent surtout par leurs prises de décisions comme par leur action et comportement, maintes fois en dehors des normes, faisant fi de l’opinion commune, signes évidents d’une réflexion autonome et d’une prise de position personnelle. C’était par cette liberté de pensée et d’action qu’elles affirmaient leur modernité, les héroïnes de la littérature du Sud qui n’étaient pas toujours instruites et dont le discours utilisait encore abondamment les concepts traditionnels de virginité, de pureté, de vertu et de devoir. Nous avons vu comment ces concepts ont été renouvelés, réadaptés, voire déconstruits et reconstruits en vue d’instaurer des rapports féminin-masculin plus égalitaires, plus respectueux de la personne humaine, de son droit à la dignité, à la liberté et au bonheur.
Il est à noter également un état de fait assez contradictoire dans l’ensemble du Viêt Nam : il n’y avait presque pas de romancières, ni de nouvellistes-femmes – ou du moins leurs écrits étaient encore peu visibles ; mais les représentations littéraires abondaient en figures féminines avec des portraits psychologiques bien brossés. Cela montre encore une fois si besoin est combien les femmes occupaient une place importante dans la société, dans la famille vietnamiennes et comment elles étaient bien prises en compte par les modernistes de la première moitié du 20ème siècle. Comme elles l’ont toujours été par les auteurs anonymes des mythes et légendes, des histoires à raconter aux enfants et des ca dao. Le nouveau, c’est que la prose moderne les a montrées qui commençaient à vivre différemment et que la poésie moderne a témoigné pour la première fois d’une transformation en profondeur des jeunes filles comme des jeunes gens.
Rupture, op. cit., p. 172.
Selon les rites, quand il s’agit de l’épouse principale, après avoir effectué ensemble le lay face aux parents des deux familles, les deux conjoints s’échangent un salut profond (giao bai), effectué les mains jointes et en se baissant le corps l’un face à l’autre, tous les deux en position debout, comme deux personnes égales qui se respectent. Mais la concubine, quand elle est épousée selon les rites – ce qui n’est pas toujours le cas – doit effectuer seule le lay, c’est-à-dire se prosterner la face contre le sol face à l’époux et à l’épouse principale qui eux sont assis pour recevoir ce geste symbolique de la soumission respectueuse.
Rupture, op. cit., p. 284. La belle-mère et la belle-sœur de Loan évoquaient souvent un ca dao, encore commun de nos jours : « De la même façon qu’on éduque son enfant dès le plus jeune âge, Il faut éduquer votre femme dès que toute seule, elle vient d’entrer dans votre famille », Rupture, op. cit., p. 225.
Rupture, op. cit., p. 203, 204, 206, 213-214, 244, 272, 289-290.
Remarque d’une étudiante dans son exposé sur le roman Rupture, dans le cadre d’un cours sur l’Histoire des femmes vietnamiennes au Département de Sociologie de l’Université Ouverte de Hô Chi Minh Ville en avril 2005. Cet avis est partagé par 5/36 des étudiants de la classe, alors que 20/36 trouvent que Mai dans Printemps inachevé représente une figure féminine qu’ils apprécient toujours.
Rupture, op. cit., p. 220, 326.