Ce ne fut point un hasard, le premier poème nouveau (tho moi) présenté par Phan Khôi dans le numéro 122 de Phu nu tân van le 10 mars 1932 677 fut un poème d’amour, un amour qui aurait été inavouable et inavoué avant cette révolution dans la poésie et dans l’esprit des intellectuels « de bonne famille (con nha gia giao) »: deux amoureux se retrouvèrent après vingt-quatre ans de séparation, chacun avait sa propre famille, sa propre vie, ils se contentèrent de se lamenter sur leur « ancien amour » ; ce fut le titre du poème. Dans le numéro spécial du printemps 1933, Nguyên Thi Manh Manh signa un poème intitulé Visite d’une chambre vide 678 où l’amoureux retourna dans la chambre vide et évoqua le souvenir de son amante défunte. Encore des clichés tels que « chambre glaciale comme de cuivre », « rendez-vous dans une vie ultérieure », « elle était comme une fleur », etc. Mais la nouveauté fut frappante dans le choix du lieu (à noter le caractère privé de la chambre de la défunte), dans le style poétique (des vers libres, sans nombre constant des pieds, des rimes plates à la française, des vers repris en refrain) et dans l’inspiration : non plus seulement un ton larmoyant de complainte, mais une douceur optimiste dans la métaphore du livre à moitié ouvert – comparé à l’amant – qui au fur et à mesure qu’on en tournait les pages, sentait bon le parfum de la fleur qu’il conservait en son sein. Ce ne fut plus, comme dans la poésie classique, la nature en concordance avec les sentiments de la personne – « Quand on est triste, le paysage ne saurait être souriant », disait Nguyên Du – mais l’individu qui s’affirmait contre : « La brise balaie la chambre vide, Elle est glaciale, comme de cuivre, J’évoque sa mémoire, L’amour d’autrefois flottant vaguement dans l’air, Réchauffe doucement mon cœur ». Pour cette citation de Nguyên Thi Manh Manh comme tous les autres extraits de poèmes, nos traductions sont effectuées dans un souci cognitif bien plus que littéraire. En nous concentrant sur le contenu, nous préserverons par conséquent, dans la forme, le nombre de mots (équivalent presque au nombre de pieds car la langue vietnamienne est mono ou di-syllabique) dans un vers et de vers dans un poème, qui exprime à notre avis, entre autre chose, la volonté de sortir du cadre formel de la poésie classique.
Dans Se laisser entraîner follement 679 , l’auteure combinait librement dans la forme des couples six-huit bien connus et des vers libres aux rimes plates inspirées de la versification française. Dédié par Nguyên Thi Manh Manh, alias Nguyên Thi Kiêm, la journaliste et féministe dynamique de Phu nu tân van à une amie désignée par les initiales H. N., il exprime la perplexité soucieuse de l’auteure et de son amie dans une excursion vagabonde au gré des flots :
‘« Dans le vaste monde qui nous entoure’ ‘N’importe où pourrait se situer un quai, à personne réservé ’ ‘Toi et moi ensemble, partons vagabonder (…)’ ‘Suivons simplement les nuages, nous ne saurions nous perdre’ ‘Entre le ciel et l’eau, tantôt conscientes tantôt éperdues’ ‘Ô mon amie, la patrie, l’âme du pays natal, dans quelle direction est-ce ? »’La préoccupation sociale était dans la plupart des cas moins ambitieuse. Certains beaux poèmes notaient des émotions passagères, et pourtant attachantes ; qui se démarquaient par un souci des réalités terre-à-terre de la vie quotidienne. De passage à Xuân Lôc, à l’est de Sai Gon, dans la région des terres rouges des plantations d’hévéas, Nguyên Thi Manh Manh eut un pincement de cœur en pensant aux victimes des moustiques de ces régions forestières, ces moustiques qui répandaient la malaria mortelle 680 . Hô Van Hao raconta dans Enfant de chômeur 681 le drame d’un coolie au chômage qui venait d’échapper belle dans sa tentative de vol et qui retourna dans sa chaumière pour contempler, impuissant, sa femme désespérée et son enfant malade. Nguyên Thi Manh Manh décrit dans Les deux jeunes filles 682 une paysanne et une citadine, à l’opposé l’une de l’autre aussi bien au physique, dans l’habillement que dans l’activité, l’une cueillait des fleurs, l’autre attrapait des poissons. La joie, la liberté semblaient du côté de la citadine habillée de soie rose ; jusqu’au coup de théâtre quand elles rencontrèrent une vieille femme souffreteuse qui n’avait rien à donner à manger à ses trois petits-enfants orphelins. Chacune lui manifestait sa bonne volonté à partager. Mais autant le cadeau de la paysanne, un panier plein de poissons, comblait la malheureuse de bonheur reconnaissant, autant la citadine était décontenancée car la vieille dame ne savait quoi faire de ses fleurs. « La jeune paysanne partait le cœur léger », alors que « La jeune fille en rose portait très lourd son panier ».
La poésie n’était plus obligatoirement d’une harmonie douceâtre, d’un charme un peu mièvre. Elle pouvait confronter, opposer, provoquer, déranger, éveiller la conscience sociale, voire la conscience de genre. Les lecteurs de Phu nu tân van se sont montrés sensibles et sympathisants vis-à-vis de cette « révolution culturelle » dans la forme et dans le fond. L’un d’entre eux, An Diêm écrit :
‘’ ‘« La nouvelle poésie Manh Manh dans Phu nu tân van est comprise et appréciée des lecteurs aussi bien dans sa signification que dans sa sensibilité. De nombreux poètes commencent à renoncer aux préjugés pour s’engager dans la nouvelle voie, placer leurs sentiments et pensées dans un nouveau cadre, complètement différent de celui de la poésie des Tang. D’autres poètes externes à Phu nu tân van y adhèrent également et mettent hardiment leur inspiration poétique dans un nouveau cadre. C’est comme si tout le monde entre dans la compétition pour défier l’ironie des mœurs obsolètes. » 683 ’Un poème de Manh Manh manifesta ce défi, ne serait-ce que par son titre exceptionnellement long et provocateur : Lettre adressée à tous ceux qui aiment ou qui détestent la nouvelle poésie 684 . Il commença par une double salutation, dont l’espièglerie portait la griffe de son auteure :
‘’ ‘« Oui, c’est moi, Manh Manh, chers amis !’ ‘Cela fait longtemps que je n’ai pas fait de poème, vous vous en inquiétez 685 sans doute.’ ‘Oui, c’est moi, Manh Manh, messieurs ! 686 ’ ‘Cela fait longtemps que je n’ai pas fait de poème, vous en êtes surpris ?’ ‘Ceux 687 (et celles) qui m’aiment se demandent en chuchotant : « Et si… elle avait pris peur ? ’ ‘La pauvre ! Elle est si jeune, jusqu’à la naïveté… »’ ‘D’autres se mettent à hurler : « Ah ! Elle a peur !’ ‘Tant pis pour elle ! Toute malingre, elle veut pourtant porter l’étendard ! »’ ‘En m’inclinant, je vous dis respectueusement : « Chers amis,’ ‘Pourquoi donc avoir peur ? » Laissez-moi vous confier : « Manh n’est point dégonflée ».’ ‘En croisant les bras 688 , je vous appelle : « Messieurs les effrontés,’ ‘Ne levez pas si tôt la face avec orgueil, tenez-vous bien que je vous dise… »’Les écrits des poétesses de la première moitié du 20ème siècle ont été jusqu’à nos jours de très loin beaucoup moins republiés que ceux de leurs collègues masculins, et Manh Manh encore moins que les autres. Le poème qui a été le plus systématiquement exclu de tous les recueils de poèmes, les ouvrages d’histoire littéraire, y compris ceux qui traitent directement du « mouvement de la poésie nouvelle » est, pour des raisons évidentes, celui de Manh Manh qui portait dans son titre même une dédicace aux opiomanes. Il convient de noter que l’opiomanie touchait à l’époque non seulement les vieux mandarins, les usuriers et les propriétaires terriens, en somme les riches et bien positionnés dans l’échelle sociale mais aussi les petits fonctionnaires, les intellectuels, écrivains, poètes, étudiants, lycéens comme les ratés des écoles, les travailleurs manuels, les vagabonds dans les fanges de la misère, de la criminalité et de la débauche… Ce poème très original n’est reproduit – sans aucun commentaire, à la différence des autres écrits de l’auteure – que dans la seule biographie intitulée La poétesse Nguyên Thi Manh Manh. Les autres auteurs se contentent d’ironiser parmi les excès de la poésie nouvelle celui de Nguyên Thi Manh Manh qui consiste à « fabriquer des vers jusqu’à 27 pieds », sans les citer. Le poème intitulé Un poème spécialement dédié aux opiomanes : Madame Lafugie, exploratrice et peintre 689 commence à la Manh Manh par une interpellation :
‘’ ‘« Grands frères, rangez vos fioles, vos lampes, vos mèches 690 , vos crochets’ ‘Pour que je vous emmène vous présenter 691 à une femme… »’Après avoir décrit les activités de madame Lafugie, l’auteure résume :
‘’ ‘« Grands frères, il s’agit d’une exploratrice, et en plus de quelqu’un du sexe féminin, d’une femme qui met son esprit, son talent, son courage au service de la science… »’Ce qui s’oppose au fameux vers à 27 pieds :
‘’ ‘« Grands frères, vous n’avez pas de talent particulier, ni de noble ambition, ni de grand courage, je ne vous conseille donc pas à vous engager dans des voyages lointains ! »’Et qui amène à la conclusion :
‘’ ‘« Pendant que je chante avec allégresse le courage, la vaillance, l’intrépidité’ ‘D’une femme, si vous demeurez couchés, imperturbables’ ‘Si vous continuez à vous servir de vos crochets, de vos mèches 692 , si vous continuez à fumer, à être opiomanes, alors grands frères’ ‘Vous serez condamnés en ce monde humain’ ‘Non seulement à ne pas être des hommes, mais vous ne méritez même pas d’être femmes ! »’Comme à la prose du Sud Viêt Nam avant 1945, on reprochait et reproche toujours à la poésie nouvelle en cette période de jeunesse son manque de travail de style, sa volubilité nuisible au langage poétique traditionnellement condensé, implicite et évocateur ; les thèmes proches de la réalité quotidienne étaient critiqués comme signes d’une vulgarité incompatible avec la noblesse du genre. Rappelons que ce fut un signe évident de protestation quand Nguyên Thi Kiêm prit comme nom de plume Nguyên Thi Manh Manh ; ce qui était doublement contraire aux choix communément admis. D’une part, les auteur-es se contentaient souvent d’un nom individuel (tên) sans nom de famille (ho), alors que Nguyên Thi est le vrai nom de famille de la poétesse, mais c’est aussi le nom de famille le plus usuel, le moins recherché d’une personne de sexe féminin. Les écrivain-es, plus particulièrement les poète-esses prenaient comme noms de plume des clichés de type Fleur, Nuage, Rêverie, Neige, Printemps, Automne ou, s’agissant de noms d’oiseaux, Phénix, Rossignol, etc. Manh Manh fut unique dans son genre, car c’était le nom d’un oiseau des champs, qui ne figurait que dans les ca dao. L’inspiration poétique était pourtant bien présente, dans l’ardeur des sentiments, dans la sincérité de la sensibilité comme dans la recherche hardie de la nouveauté formelle en vue d’une expression plus libre des vibrations du cœur. La poésie dite nouvelle répondait à des besoins tellement impérieux et authentiques de la jeunesse qu’elle mettait moins d’une décennie pour s’affirmer comme le courant dominateur du genre.
Cependant il ne faudrait pas penser de manière simpliste que seule la poésie nouvelle était libératrice de sentiments personnels. De tout temps la poésie a été ce « cri du cœur » dont parlait Pham Quynh, le très sérieux rédacteur en chef de la revue Nam Phong (Vent du Sud), un érudit éminent. Phan Bôi Châu, grand lettré patriote, Tan Da Nguyên Khac Hiêu, grand poète dont le talent et le renom dépassaient largement son époque, écrivaient dans les genres classiques les poèmes d’amour les plus lyriques et romantiques qui fussent. Beaucoup de poètes et de poétesses de la jeune génération, presque tous issus de familles de lettrés ou ayant eu des lettrés comme parents, maîtres d’école et/ou maîtres à penser, y compris les noms les plus illustres de la poésie nouvelle comme Xuân Diêu, Han Mac Tu, Nguyên Binh, Anh Tho, Ngân Giang, avaient commencé par essayer leur plume à la classique poésie des Tang. Certains y restèrent fidèles, comme Quach Tân ou Ngân Giang. Le plus grand nombre se convertirent à la poésie nouvelle, tout en empruntant encore beaucoup de l’expression comme de l’inspiration classiques. D’autres encore avaient de belles réussites aussi bien dans la poésie de style classique que dans des poèmes ultérieurs plus modernes, comme Dông Hô avec son premier recueil Poésie de Dông Hô (Tho Dông Hô) d’inspiration traditionnelle et son deuxième Jeune fille printanière (Cô gai xuân) sur un ton nettement mieux “dans l’air du temps moderne”. Aucune coupure brutale cependant entre les deux. Avec la perspicacité d’un contemporain, Hoai Thanh repéra dès le premier recueil de Dông Hô un poème – Tuôi xuân (Âge printanier) – qui y avait l’air d’un intrus et qui ne retrouva sa vraie place qu’une fois réédité dans le deuxième recueil. Ecoutons-le expliciter l’originalité d’Âge printanier : « Il s’agit d’une exaltation, d’une solennité face à l’amour qui sont complètement étrangères aux générations précédentes : celles-ci étaient habituées à regarder la femme comme un jouet. » 693
On ne saurait mieux expliquer pourquoi et comment les femmes se trouvèrent au cœur de la littérature et plus particulièrement de la poésie modernes.
Voir supra, chapitre II.
Viêng phong vang (Visite d’une chambre vide), poème de Nguyên Thi Manh Manh, paru pour la première fois dans Phu nu tân van, n° spécial du printemps 1933, reproduit dans Les poétesses vietnamiennes dans la première moitié du 20 ème siècle, op. cit., p. 102-103.
Sa da (Se laisser entraîner follement), poème de Nguyên Thi Manh Manh, paru pour la première fois dans Phu nu tân van, n° 194, 6/4/1933, reproduit dans La poétesse Nguyên Thi Manh Manh, op. cit., p. 33-34. Pour traduire sa da, nous suivons à la lettre LÊ KHA KÊ et NGUYÊN LÂN, Tu diên Viêt-Phap (Dictionnaire vietnamien-français), Khoa hoc xa hôi, Ha Nôi, 1989, 1136 p., p. 819. Nguyên Lân est un contemporain de Nguyên Thi Manh Manh et la traduction nous paraît convenir parfaitement au contenu du poème.
Voir Dêm khuya qua Xuân Lôc (De passage à Xuân Lôc en pleine nuit), poème de Nguyên Thi Manh Manh, extrait de « Cuôc hanh trinh tu Nam ra Bac (L’itinéraire du Sud au Nord) », Phu nu tân van, n° 264, 25/10/1934, reproduit dans La poétesse Nguyên Thi Manh Manh, op. cit., p. 41-42.
Con nha thât nghiêp (Enfant de chômeur), poème de Hô Van Hao, paru pour la première fois dans Phu nu tân van, n° 208, 20/7/1933, reproduit dans La poétesse Nguyên Thi Manh Manh, op. cit., p. 26-27.
Hai cô thiêu nu (Les deux jeunes filles), poème de Nguyên Thi Manh Manh, paru pour la première fois dans Phu nu tân van, n° 204, 15/6/1933, reproduit dans La poétesse Nguyên Thi Manh Manh, op. cit., p. 35-36.
Phu nu tân van, n° 207, 6/7/1933, reproduit dans La poétesse Nguyên Thi Manh Manh, op. cit., p. 28.
Buc tho goi cho tât ca ai ua hay la ghet lôi tho moi, poème de Nguyên Thi Manh Manh, paru dans Phu nu tân van n° 228, 14/12/1933, reproduit dans La poétesse Nguyên Thi Manh Manh, op. cit., p. 37-39.
L’auteure emploie pour « s’inquiéter » un terme plus humoristique dont l’espièglerie est intraduisible.
Alors que l’interpellation précédente est un pluriel sans spécification de genre, dans ce vers, l’auteure interpelle les lecteurs masculins.
Le terme utilisé est ban, amis, sans précision de genre, sans idée d’intimité.
Il s’agit d’un signe de respect, quand on salue un supérieur. L’ironie est ici bien évidente.
Môt bai tho goi riêng cho cac anh ghiên: ba Lafugie, nha tham hiêm va hoa si, poème de Nguyên Thi Manh Manh, paru pour la première fois dans Phu nu tân van, n° 239, 26/4/1934, reproduit dans La poétesse Nguyên Thi Manh Manh , op. cit., p. 39-41.
Il s’agit peut-être ici d’une faute d’orthographe due à la prononciation relâchée du Sud, les fautes d’orthographe restant fréquentes dans la littérature méridionale de l’époque. Le texte écit tim, qui veut dire mèche (de la lampe à pétrole qui fait partie des ustensiles du fumeur). Mais cela aurait pu être tiêm, piqûre.
Noter le ton péremptoire quand l’auteure emploie pour “emmener” le terme dat qui s’utilise communément pour “emmener un enfant en le tenant par la main” ; et pour “se présenter” le terme ra mat, littéralement “se montrer sous les yeux de” qui s’emploie quand un inférieur se présente à son supérieur hiérarchique.
C’est ici que la faute d’orthographe supposée (voir note supra) apparaît plus évidente ; mais nous gardons l’orthographe originelle par soucis de cohérence.
Les poètes vietnamiens…, op. cit., p. 315.