Les femmes d’autrefois ou de toujours vues sous un regard nouveau ou s’exprimant d’une autre façon

Les femmes d’autrefois

L’autrefois pouvait être évoqué par romantisme comme dans La pagode Huong 694 où une adolescente de quinze ans allant à la pagode avec ses parents aurait noté dans son journal – imaginé par le poète Nguyên Nhuoc Phap – des joies et des tristesses sincères, affranchies des clichés. Comme l’ont bien remarqué les auteurs des Poètes vietnamiens, « l’autrefois a perdu sa traditionnelle maussaderie pour savoir rire, le rire des “ longues ceintures rouge vif ”, des petites “ chaussures à bout retournés ”. Ces spectacles étaient véridiques, mais s’ils ne l’étaient pas, le poète les aurait créés, peu importe. » 695 Fils de Nguyên Van Vinh, né en 1914, titulaire d’un baccalauréat français, Nguyên Nhuoc Phap faisait des poèmes à dix-huit ans et avait un recueil intitulé Ngay xua (Autrefois) édité en 1935. Chua Huong (Pagode Huong), sous-titré « Journal d’une petite fille d’autrefois » était et est le plus aimé des poèmes de ce recueil. Le personnage est décrit dans le costume traditionnel d’une jeune fille du Nord, avec une coquetterie naïve pleine de grâce. L’idée du journal est certes des plus modernes. Le poème est utilisé comme parole dans des chansons et sketchs qui sont toujours populaires de nos jours. Dans la foulée, Thanh Tinh raconta Barbe bleue de Perrault dans un long poème imprégné d’une douce atmosphère orientale 696 .

Bien qu’ils se moquent de la « maussaderie traditionnelle » et affichent une soif ardente et empressée d’aimer et de jouir de la vie 697 , les auteurs de la nouvelle poésie étaient souvent tristes et mélancoliques, voire désespérés, un désespoir à la fois marqué d’une préciosité à la mode de l’époque et très sincèrement vécu par les jeunes poètes et leurs jeunes lecteurs et lectrices. Ce fut pour cela aussi qu’ils recréaient également des figures connues de femmes.

Pham Huy Thông, né en 1918 à Ha Nôi avait été au petit séminaire, puis au lycée Albert Sarraut, à l’Université de Droit. Parti en France après sa licence, il y réussit un doctorat en droit et une licence ès lettres. Au début des années 1940, il préparait une agrégation d’histoire et un doctorat de lettres. Ces nombreux diplômes français ne l’empêchaient pas, dans sa création poétique, d’imaginer des figures féminines très classiques et de rêver des jeunes filles illustres du passé vietnamien (la princesse Huyên Trân du 13ème siècle) et chinois (Tây Thi 698 ). Mais elles étaient ressuscitées avec une sensualité téméraire et les deux individus femme et homme s’affirmaient puissamment. Tây Thi était supposée s’être suicidée après avoir accompli sa mission auprès d’un roi ennemi au prix du sacrifice de son premier amour. Huy Thông l’imagina :

‘’ ‘« Trop tôt ton corps s’est crispé sur l’eau sereine’ ‘L’eau limpide dessine par réflectivité ta gracieuse silhouette (…)’ ‘La flûte n’amoindrit pas l’obscurité du ciel nocturne’ ‘La brise de printemps demeure glaciale… mais qu’importe ?’ ‘Ecoute bien le son de ma flûte, ô Tây Thi ! » 699

Au son de luth entendu une nuit où « la lumière de la lune était juste assez claire pour faire rêver », Xuân Diêu revoyait les belles femmes de la Chine antique et s’écrit :

‘’ ‘« J’aime Bao Tu 700 avec son triste visage ’ ‘Je suis passionné de Ly Co et du rythme de sa danse’ ‘Je m’imagine être l’empereur Duong Minh Hoang 701 ,’ ‘Qui dans son palais languit de Duong la favorite. » 702

Mais ce fut une poétesse qui tenait à ressusciter les Vietnamiennes d’autrefois. Ngân Giang était l’une des rares exceptions parmi les poétesses de l’époque à s’affirmer par une originalité audacieuse : exprimer le cœur féminin ; elle passait souvent par le détour des personnages historiques. Son poème le plus populaire reprenait une figure bien connue, la femme-roi Trung (Trung nu vuong), qui pour elle, était au singulier, car elle décrit sans la nommer une épouse de Thi Sach et non pas les deux sœurs 703 . Classique dans la forme, ce poème campe cependant le portrait psychologique d’une héroïne, chef d’armée et chef d’Etat, mais femme :

‘’ ‘« A la frontière du Nord, tremble le galop effrayé de la cavalerie ennemie,’ ‘Dans ma cuirasse royale endeuillée, à dos d’éléphant, comme j’ai froid !’ ‘Ô mon bien-aimé, que je suis seule dans le palais de jade !’ ‘La lune éclaire de sa lueur oblique mon ombre solitaire. » 704

L’histoire avait vaguement évoqué le spectacle des sœurs Trung en habit de deuil pour présider la cérémonie où elles avaient prêté le fameux serment de venger leur époux tué par l’ennemi. Mais ce fut la première fois que la littérature rentra dans l’intimité du drame de l’individu-femme. Ngân Giang alliait volontiers la mission publique et la sensibilité personnelle, l’exploit militaire chez elle n’excluait pas la douleur dans ce qu’elle avait de plus humaine. Après La femme-roi Trung paru en 1939, elle repeignit le personnage de Trung Trac dans un phu 705 daté de 1944 où s’alternaient les images et actions : « elle trancha la tête du général ennemi et chassa ses troupes hors de la frontière du Nord » et « dans son habit de deuil, elle monta au trône les larmes aux yeux », « brandissant la fière épée insoumise de la femme-général de renom 706  » ; où l’immensité du fleuve et la multitude des soldats-femmes étaient mises en parallèlle à la douleur haineuse intime, renfermée de la femme d’élite (trung trung sông nuoc ; u uât thuyên quyên). 707

Nostalgique du passé, et surtout dépourvue d’autres expériences de la vie, Anh Tho, une poétesse qui avait acquis une certaine notorité depuis 1939, composa une série de poèmes sur des sujets évoquant la vie des femmes d’autrefois. La lyre de trente-six cordes de sa grand-mère, le large chapeau rond (non quai thao) qu’avait porté sa mère, le hamac rouge dont sa mère avait rêvé d’y être transportée en compagnie de son époux lauréat au concours mandarinal, etc. lui servirent de thèmes. Elle entreprit également au début des années 1940 la rédaction d’un roman autobiographique sur sa mère dont la vie lui semblait représentative des générations de femmes du passé, « une femme vietnamienne qui avait vécu obscurément, se sacrifiant pour son époux et ses enfants jusqu’à la mort » 708 . Tous ces écrits ont paru dans la presse, une partie a été publiée, mais l’auteure a avoué qu’elle n’en était pas satisfaite. Elle éprouvait une impuissance à souffler une vie dans sa production littéraire sur ces thèmes qu’elle pensait bien maîtriser, sur ces existences de femmes avec lesquelles elle sympathisait de tout cœur. Aurait-elle manqué d’un recul suffisant ?

Les hommes poètes semblaient mieux réussir, car sans doute plus libres dans la pensée comme dans l’expression. Reprenant un thème maintes fois exploité par la poésie classique comme par les ca dao, Phan Van Dât décrit la femme d’un soldat à la veille du départ de son mari. Plus réaliste, cette figure classique rénovée plaidait hardiment pour une valeur toute neuve, le bonheur hic ad nunc :

‘’ ‘« Ne pense pas à demain !’ ‘Aujourd’hui, contentons-nous d’aujourd’hui,’ ‘Je suis ici, et toi à côté’ ‘Cela nous suffit. »’

Et envisageait une compensation bien concrète dans le futur :

‘’ ‘« Tu m’auras de nouveau à tes côtés,’ ‘Nous nous endormirons ensemble,’ ‘Nous nous aimerons des centaines d’années’ ‘Que la vie en vaille la peine d’être vécue ! » 709

L’autrefois n’existait plus que comme un cadre pour faire battre le cœur aimant d’un rythme tout nouveau dans des situations éternellement répétées.

Notes
694.

Edité pour la première fois en 1935 dans Autrefois, ce poème est reproduit dans le recueil de Hoai Thanh et Hoai Chân où il est intitulé Chua Huong (La pagode Huong). Il apparaît aussi sous le titre Di choi chua Huong (Excursion à la pagode Huong). Voir Les poètes vietnamiens, op. cit., p. 299-304.

695.

Les poètes vietnamiens, op. cit., p. 295.

696.

Mon moi (Epuisement), poème de Thanh Tinh, paru pour la première fois dans le périodique Tinh hoa (Elite), reproduit dans Les poètes vietnamiens, op. cit., p. 89-90.

697.

Voir en Annexe la traduction des extraits intitulés Paroles d’amour(5), Hâte de vivre et Hâte-toi !

698.

Orthographe et prononciation vietnamiennes de Xishi, belle Chinoise de l’époque Chunqiu, ou Printemps et Automne, 5ème siècle AC. Le lecteur francophone peut lire son histoire dans C. MAYER, Histoire de la femme chinoise, 4 000 ans de pouvoir, éd. J.C. Lattès, Poitiers, 1986, 315 p., p. 37-38.

699.

Khuc tiêu thiêu (Le son de flûte), poème de Pham Huy Thông, reproduit dans Les poètes vietnamiens, op. cit., p. 103-104.

700.

Orthographe et prononciation vietnamiennes de la belle Baosi, qui en 779 AC devint la favorite de l’empereur chinois You. Voir Histoire de la femme chinoise, 4 000 ans de pouvoir, op. cit., p. 18.

701.

Orthographe et prononciation vietnamiennes de Xuanzong, empereur de Chine de la dynastie des Tang. Son histoire amoureuse avec la favorite Yang Guifei se déroula de 745 à 756. Voir Histoire de la femme chinoise, 4 000 ans de pouvoir, op. cit., p. 52-55.

702.

Nhi est une sorte de viole à deux cordes. ou hô câm est une sorte de luth à quatre cordes. Nhi hô (Viole et luth), poème de Xuân Diêu, est paru pour la première fois dans le recueil Tho tho (Poèmes), reproduit dans Les poètes vietnamiens, op. cit., p. 123-124.

703.

Voir supra, chapitre I.

704.

Trung nu vuong (La femme-roi Trung), poème de Ngân Giang, reproduit dans MAI HUONG, Nu van si Viêt Nam nua dâu thê ky 20 (Les écrivaines vietnamiennes dans la première moitié du 20 ème siècle), Phu nu, Ha Nôi, 1997, 252 p., p. 49-50.

705.

Le phu est un genre littéraire classique, sorte de prose rythmée avec des sentences parallèlles, c’est-à-dire des phrases ou parties de phrases où les mots sont mis en parallèlles, aussi bien en genre grammatical qu’au point de vue de la signification. La traduction ne produit ici que le sens, sans pouvoir préserver le parallélisme qui fait la beauté formelle et qui renforce aussi l’idée.

706.

Danh tuong en vietnamien signifie “général de renom”, sans précision de genre. Il est néanmoins plus habituel de dire femme-général (nu tuong) quand il s’agit d’une femme. Ici Ngân Giang n’a pas suivi cette habitude et s’est contentée de dire « guom danh tuong ngang tang », l’épée fière et insoumise du général de renom.

707.

Les deux écrits de Ngân Giang, le poème Trung nu vuong (La femme-roi Trung) et le phu Thu (Automne) sont reproduits in Ecrivaines vietnamiennes de la première moitié du 20 ème siècle, op. cit., p. 49-50 et 54-59.

708.

ANH THO, p. 85-87, 124-126, 128-129.

709.

Tiên dua (Séparation), poème de Phan Van Dât, rédigé le 29/10/1927, avec le sous-titre « Parole d’une femme d’autrefois en se séparant de son mari parti comme soldat », édité pour la première fois dans le recueil Bâng khuâng (Âme tourmentée), 1935, reporduit dans Les poètes vietnamiens, op. cit., p. 309-310.