Les femmes du début du 20ème siècle sous les yeux des poètes modernes

Plus proches et pourtant toujours éloignés

Les femmes dans la nouvelle poésie des années 1934-1945 étaient souvent d’un romantisme larmoyant, parfois d’un goût douteux :

‘’ ‘« Elle et moi, deux branches mélancoliques à la racine commune,’ ‘S’appuient l’une sur l’autre quand les larmes tombent au crépuscule,’ ‘Quand la rosée nous tombe affectueusement dessus’ ‘Elle et moi nous sommes deux larmes qui se rejoignent. » 737

Bien que « mélancoliques et silencieuses », elles n’en étaient pas moins considérablement mieux prises en compte. Xuân Diêu, le prince de la poésie romantique, a terminé son célèbre poème Voici l’automne qui arrive par ce portrait :

‘’ ‘« Quelques jeunes filles mélancoliques et silencieuses’ ‘Appuyées à la porte, regardant au loin, qui sait ce qu’elles pensent. » 738

Dans un entretien plusieurs décennies après, l’auteur commente ces deux vers en expliquant qu’il avait parlé de « quelques jeunes filles » à la façon de Victor Hugo, car il n’y avait pas qu’une jeune fille mais toute la jeunesse de cette époque avait éprouvé ce sentiment chargé de nostalgie, d’attente et d’espérance 739 . Avant les temps modernes, les poètes vietnamiens n’ont jamais perçu de jeune fille qui  “pense”.

Contradiction à peine étonnante : les poètes les plus populaires étaient ceux qui exprimaient le mieux des sentiments que la discrétion classique excluait de la littérature : le désir passionné, le plaisir sensuel, la douleur, la colère, la jalousie…, l’angoisse et surtout la tristesse, non pas une douce mélancolie belle dans sa fadeur mais un chagrin poignant qui gémit et qui crie sa douleur. Huy Cân, un poète parmi les plus aimés de la poésie nouvelle, a laissé des vers immortels sur le chagrin profond caractéristique de cette génération de Vietnamiens qui aurait fait sienne l’affirmation de Maeterlinck : « Nous ne valons que ce que valent nos inquiétudes et nos mélancolies. » Dans une belle page de leur recueil, les auteurs des Poètes vietnamiens 1932-1941 ont finement analysé la sensibilité et l’expression poétiques de Huy Cân, l’un des meilleurs représentants de cette génération :

‘’ ‘« Il faut être très perspicace pour percevoir ainsi son âme au milieu des bruits et rumeurs de la vie quotidienne. C’est quelque chose que Huy Cân a sans doute appris de la poésie française. Mais avec le sens de l’observation aiguisé par son instruction moderne, Huy Cân a la témérité de retourner aux paysages d’autrefois, là où tant de poètes ont sombré dans les clichés. Il nous parle de la tristesse de la petite auberge perchée sur le col des montagnes, de la tristesse du long fleuve et du vaste ciel, de la tristesse de l’aventurier arrêtant son cheval du haut des monts, de la tristesse dans une nuit pluvieuse, quand on languit d’un-e ami-e (…). Il réanime la mélancolie de l’âme orientale, il fait ressurgir la source de chagrin qui a imbibé cette terre d’Asie depuis des milliers d’années. Huy Cân se perd dans le paysage passé, dialogue avec les personnes du passé, ne cesse d’aller et de venir dans le temps infini. (…) Dans son voyage lointain, le poète a dû apercevoir la longueur du temps et l’immensité de l’espace, il a dû ressentir en son âme la brise glaciale soufflant de l’infini. Un Pascal ou un Hugo auraient frémi et auraient pris peur. Avec la sérénité d’un oriental, Huy Cân s’est contenté d’être triste, en silence. (…) Mais si serein soit-il, l’homme ne saurait se tenir seul face à l’infini. Il doit s’appuyer à quelque chose pour être moins seul : un foi (religieuse) ou du moins un amour dans le sens le plus commun et le plus authentique du terme. L’amour a sans doute manqué à Huy Cân, et son Dieu n’est qu’une ombre… » 740

On dirait qu’encore nostalgique de la noble communion du poète traditionnel avec la nature – communion qui représentait un univers exclusivement masculin dans l’ancienne société où les lettres n’étaient pas accessibles aux femmes en général – et en même temps ébloui par son individualité fraîchement découverte, le poète se contemplait et se complaisait trop dans sa solitude pour vraiment percevoir, face à lui une autre individualité, même s’il exprimait le désir, la passion et tous les remous plus ou moins violents d’un cœur amoureux. La nostalgie du passé renforçait par ailleurs la tendance à se représenter les figures féminines dans un rapport traditionnel de protection, de sollicitude du masculin vis-à-vis de l’être aimé, comme en témoigne, parmi tant d’autres, le poème très populaire de Huy CânAttendrissement (Ngâm ngui). Mais novateurs étaient l’image de la bien-aimée couchée dans l’herbe auprès de son amant en plein jour, et surtout ce désir ardent et semble-t-il inassouvi d’une communication, d’une communion du cœur et de l’âme chagrinés :

‘’ ‘« Dors, chérie ! Je suis là à ton service pour t’éventer. (…)’ ‘Dors, chérie, et fais de beaux rêves ! (…)’ ‘Depuis combien de saisons ton âme s’est-elle mûrie dans la douleur ?’ ‘Appuie ta tête sur mon bras que voici,’ ‘Pour que j’entende le fruit du chagrin qui tombe bien lourd… » 741

De la même façon, dans le poème dédié par Thê Lu, l’un des premiers poètes confirmés du mouvement de la nouvelle poésie, à l’auteur du roman Rupture, classique était la répartition des rôles entre la femme subjuguée retenue au foyer et l’homme libre partant à l’aventure ; mais bien moderne cet aveu de la femme mariée à son amant :

‘’ ‘« Sache que ton amie même si’ ‘Son corps reste emprisonné dans une lourde atmosphère,’ ‘Laisse son âme te suivre sur ton chemin tourmenté’ ‘Et compte toujours chacun de tes pas. » 742

Les jeunes filles ne parlaient toujours pas, ni d’ailleurs leurs amants qui se plaignaient trop de leur amour incompris. Beaucoup de poèmes d’amour de la première moitié du 20ème siècle tournaient autour des mal-entendus, de la communication manquée, manquante, de l’amour et de la déception, de la passion et de la douleur non exprimées. L’amoureux dans Je voudrais… formula un vœu macabre :

‘’ ‘« Si tu mourais, je pourrais peut-être’ ‘Exprimer mon amour silencieux mais si profond. » 743

Ou cet autre qui se plaignit, ironisant à peine :

‘’ ‘« Si vivants, nous sommes séparés, éloignés’ ‘Mieux vaut que je meure pour voir un peu ce qui en adviendra…’ ‘C’est par dépit que je dis n’importe quoi ;’ ‘Ne vois pas, chérie, de sang rouge dans ces paroles ! » 744

L’amoureux se faisait des reproches sur son incapacité à s’exprimer :

‘’ ‘« Je me moque avec ironie, je me déteste et me maudis’ ‘Pourquoi donc suis-je toujours resté muet ?’ ‘N’est-il pas vrai qu’elle n’est qu’une fille’ ‘Parmi des centaines et des milliers de filles ? » 745

Plus sincères qu’autrefois, les poètes voyaient plus de femmes infidèles ou inaccessibles que dans les œuvres classiques où les amoureuses étaient rares et discrètes, où les épouses étaient toujours vertueuses. Mais ils se distinguaient notamment par leurs contradictions tourmentées.

Enivrés de la liberté individuelle toute neuve, ils faisaient fi du temps, de l’espace, des barrières sociales, des préjugés et des sentiers battus ; dédaignaient la joie frivole pour se délecter d’une mélancolie romantique, d’une tristesse parfois poignante de l’individu à la fois effrayé et émerveillé de sa solitude, de son moi pour une fois conscient. Ils se précipitaient à la recherche de l’amour, du bonheur et exprimaient avec une moindre réserve leurs sentiments mêlés et conflictuels vis-à-vis de l’être aimé ; ils s’acharnaient contre le temps, contre l’inconstance du cœur humain, contre tout ce qui entravait l’assouvissement de leurs multiples passions, car, jamais rassasiés, maintes fois ils aimaient ou se déclaraient amoureux.

Affirmant son ego, l’amoureux moderne exigeait que la bien-aimée fût sienne, exclusivement 746 , parfois sans lui avoir fait sa déclaration d’amour ; ou sans qu’elle l’ait véritablement trahi 747 . Pourtant, la hiérarchie masculin-féminin ayant chaviré, et avec elle, le dogme du devoir unilatéral de fidélité à vie de la femme vertueuse, il reconnaissait que l’inconstance était commune des deux côtés :

‘’ ‘« Qui peut prédire que mon cœur 748 ne trahira pas’ ‘Et le tien, comment être sûr qu’il sera immuable ? » 749 ’ ‘« Ce n’est pas à cause de moi, ce n’est pas de ta faute :’ ‘Les fleurs d’automne fanées tombent sur le seuil.’ ‘L’amour éclos le matin dépérit le soir :’ ‘Ce n’est pas à cause de moi, ce n’est pas de ta faute.’ ‘La mer se vide, l’étoile perd de sa lumière, le mont lui-même est réduit à néant.’ ‘Comment ce sentiment amoureux pourrait-il se préserver ?’ ‘N’en veux pas à l’amour qui s’efface et s’affadit… » 750

Avides de liberté et de bonheur individuels, les jeunes s’empressaient de jouir de la vie et du plaisir avec une ardeur d’autant plus passionnée qu’ils savaient combien ce plaisir était éphémère, voire illusoire. Ils s’écrièrent :

‘’ ‘« Nous voudrions embrasser en un seul baiser’ ‘Les monts et les fleuves, les arbres et les herbes.’ ‘Pour nous exalter des parfums, nous baigner de lumière, ’ ‘Pour nous gaver des sons et des couleurs du temps de fraîcheur ;’ ‘O rose printemps, j’ai envie de mordre en toi ! » 751

Et lancèrent fièrement le défi :

‘’ ‘« Il vaut mieux un splendide éclair si éphémère soit-il,’ ‘Qu’une tristesse clignotante durant une centaine d’années. » 752

On sent cependant combien cet éclair de joie était frissonnant d’angoisse, combien il était fragile dans sa splendeur. Xuân Diêu l’avoua au cours d’une promenade au clair de lune du couple amoureux:

‘’ ‘« La lune est lumineuse, lointaine, et trop immense !’ ‘A deux, nous n’en sommes pas moins seuls ni moins perdus. » 753

Et quand il constata son impuissance à pénétrer le cœur de l’amante :

‘’ ‘« Les yeux de l’amante, ô quel gouffre sans fond !’ ‘Le front de l’amante, ô quel ciel si lointain !’ ‘Je ne vois rien derrière cette beauté’ ‘Que je serre dans mes bras désespérés.’ ‘Même si j’y crois, que nous partageons la même vie, le même rêve.’ ‘Tu restes toi-même, et moi je suis toujours moi.’ ‘Comment franchir cette Muraille de Chine 754 ’ ‘Entre deux univers remplis de mystère ? ’ ‘(…) Notre 755 âme est plus profondément cachée que la nuit,’ ‘Nous-même n’arrivons pas à la pénétrer, à plus forte raison quelqu’un d’autre. » 756

Chez les poètes qui exploraient le plus profondément la solitude, voire l’existentiel, comme Chê Lan Viên, la figure de la femme est souvent imaginée comme compagne consolatrice, comme espoir ou point d’ancrage dans les tourmentes 757 .

Dans l’ensemble, le libéralisme de l’époque rapprochait bien l’homme et la femme, physiquement sur les bancs de l’école et en les débarrassant de la morale du confucianisme des Song qui avait préconisé la non-touchabilité entre personnes des deux sexes 758 . Mais entre les deux individualités, la « Muraille de Chine » n’en restait pas moins infranchissable :

‘’ ‘« Collons-nous la tête ! Serrons-nous le buste !’ ‘Mêlons-nous les chevelures, l’une courte et l’autre longue !’ ‘Et nos bras ! Et nos épaules, étreignons-nous !’ ‘Que l’amour comme des vagues qui montent émerge de nos regards !’ ‘Embrassons-nous, que nos lèvres se collent’ ‘Au point où je puisse entendre le crissement de tes dents de jade ;’ ‘Enivré, je te dirai alors :’ ‘Plus proche, chérie 759  ! Nous sommes encore trop éloignés ! » 760

Si la jeunesse des années 1932-1945 se sentait à la fois libre et seule, aimante et éperdue, on comprend que les sentiments qu’elle exprimait prennent des accents qui sortaient de l’ordinaire.

Notes
737.

Chiêu buôn (Triste crépuscule), poème de Pham Hâu, paru pour la première fois dans la revue Tao dan (nom d’un club poétique créé par l’empereur Lê Thanh Tông au 15ème siècle), reproduit dans Les poètes vietnamiens, op. cit., p. 160. Ces vers sont cités non pour sa médiocre valeur littéraire – personne ne se souvient plus maintenant ni de l’œuvre ni de l’auteur – mais parce qu’ils sont caractéristiques du romantisme de l’époque.

738.

Dây mua thu toi (Voici l’automne qui arrive), poème de Xuân Diêu, paru pour la première fois dans le recueil Tho tho (Poèmes), 1ère éd. 1938, reproduit dans Les poètes vietnamiens, op. cit., p. 124.

739.

Témoignage de Xuân Diêu le 18/10/1969, noté par Ha Minh Duc, « Xuân Diêu parlant de Voici l’automne qui arrive », in LU HUY NGUYÊN, Xuân Diêu tho va doi (Xuân Diêu, sa poésie et sa vie), Van hoc, Ha Nôi, 2004, 468 p., p. 95-101.

740.

Les poètes vietnamiens, op. cit., p. 137.

741.

Ngâm ngui (Attendrissement), poème de Huy Cân, édité pour la première fois dans le recueil Lua Thiêng (Feu sacré), 1940, reproduit dans Les poètes vietnamiens, op. cit., p. 145-146.

742.

Giây phut chanh long (Pincement de cœur), poème de Thê Lu paru pour la première fois dans Mây vân tho (Quelques poèmes), 1935, reproduit dans Les poètes vietnamiens, op. cit., p. 74-76.

743.

Ao uoc … (Je voudrais), poème de Tê Hanh, édité pour la première fois dans le recueil Nghen ngao (Sanglots), reproduit dans Les poètes vietnamiens, op. cit., p. 153.

744.

Noi tao lao (Dire n’importe quoi), poème de Xuân Diêu, reproduit dans Xuân Diêu, sa poésie et sa vie, op. cit., p. 399.

745.

Nguoi con gai lâu hoa (La jeune fille à l’étage fleuri), poème de Nguyên Binh, reproduit dans Nguyên Binh, sa poésie et sa vie, op. cit., p. 65-66.

746.

Voir Ghen (Jalousie), poème de Nguyên Binh, reproduit dans Nguyên Binh, sa poésie et sa vie, op. cit., p. 33-34.

747.

Voir Vêt thuong long (Blessure du cœur), poème de Lan Son, édité pour la première fois dans le recueil Anh va em (Moi et toi), 1934, reproduit dans Les poètes vietnamiens, op. cit., p. 85-86.

748.

Long anh (anh=grand frère), c’est l’amant qui parle.

749.

Giuc gia (Hâte-toi), poème de Xuân Diêu, paru pour la première fois in Ngay nay (Aujourd’hui), reproduit dans Les poètes vietnamiens, op. cit., p. 131.

750.

Anh biêt em di (Je sais que tu pars), poème de Thai Can, paru en 1934, reproduit dans Les poètes vietnamiens, op. cit., p. 247.

751.

Vôi vang (En toute hâte), poème de Xuân Diêu, édité pour la première fois dans le recueil Tho tho (Poèmes), éd. Doi Nay, Ha Nôi, 1938, reproduit dans Les poètes vietnamiens, op. cit., p. 124-126.

752.

Giuc gia (Hâte-toi), poème de Xuân Diêu, paru pour la première fois in Ngay nay (Aujourd’hui), reproduit dans Les poètes vietnamiens, op. cit., p. 131.

753.

Trang (Lune), poème de Xuân Diêu, édité pour la première fois dans le recueil Tho tho (Poèmes), éd. Doi Nay, Ha Nôi, 1938, reproduit dans Les poètes vietnamiens, op. cit., p. 121.

754.

La “Muraille de Chine” en vietnamien se dit “la muraille longue de dix mille lieues”.

755.

L’auteur utilise ici significativement ta (nous, singulier) au lieu de tôi (je).

756.

Xa cach (Eloignés), poème de Xuân Diêu, paru en 1939, reproduit dans LU HUY NGUYÊN, Xuân Diêu, tho va doi (Xuân Diêu, poésie et vie), Van hoc, Ha Nôi, 2004, p. 353-354.

757.

Voir les poèmes de Chê Lan Viên comme Dêm tan (Nuit qui touche à sa fin), Hôn trôi (Âme à la dérive), parus dans le recueil Diêu tan (En ruine), 1937, reproduit dans Les poètes vietnamiens, op. cit., p. 223-224.

758.

Voir supra, chapitre III.

759.

Le terme vietnamien est simplement « em », petite sœur, souvent utilisé comme mot d’adresse de la part de l’amant à son amante, mais em signifie tout aussi bien « petit frère » que « petite sœur ».

760.

Xa cach (Eloignés), poème de Xuân Diêu, Xuân Diêu, poésie et vie, op. cit., p. 353-354.