Des sentiments ambivalents

Xuân Diêu, de son nom de naissance Ngô Xuân Diêu, n’aurait pu être mieux nommé par ses parents. Son tên, qui sonne comme un tên masculin, est composé de deux mots qui auraient pu parfaitement servir de tên, indifféremment féminins ou masculins, Xuân (Printemps) et Diêu (Merveilleux). Il était considéré comme le prince de la poésie nouvelle, avec son alter ego Huy Cân, de son vrai nom Cu Huy Cân. Avec l’amour passionné qu’il chantait dans ses poèmes, Xuân Diêu était d’une grande popularité auprès de la jeunesse, comme en témoignent les auteurs des Poètes vietnamiens :

‘’ ‘« Avec une pointe de parfum d’antan de la culture nationale, Xuân Diêu nous apporte tant de sentiments intimes propres à la jeunesse d’aujourd’hui – Xuân Diêu est le plus moderne des poètes modernes – seuls les jeunes aiment à le lire, et une fois qu’ils l’ont lu, ils s’y passionnent immanquablement. (…) Cela fait cinq ans que Xuân Diêu paraît parmi nous, mais les louanges et les reproches ne sont pas encore taris. Ceux qui le louent comme ceux qui le blâment le font de tout cœur. Mais à ceux qui le réprouvent, nous pensons que Xuân Diêu peut répondre, à la manière de Lamartine : « Il y a eu des jeunes gens et des jeunes filles qui m’applaudissent. » Pour un poète, quoi de plus précieux que l’applaudissement de la jeunesse ? » 761

Beaucoup de jeunes filles de l’époque adoraient le portrait de Xuân Diêureproduit dans Les poètes vietnamiens, avec une très belle tête, « une chevelure pareille à des nuages sur un front juvénile, des yeux qui s’attachaient à tout le monde et un large sourire comme un cœur ouvert à l’amour ». 762 Des Hanoïennes, à son passage, jetaient des fleurs sur sa « chevelure mélancolique en forme des vagues de Qui Nhon » 763 .

Bien que Xuân Diêu fût un poète très connu avant et après 1945, son homosexualité n’est pas rendue publique avant le témoignage de Tô Hoai dans ses mémoires intitulés Cat bui chân ai (Trace poussiéreuse d’un passage) en 1991 764 . Mais dès 1937 Xuân Diêu a écrit Tinh trai (Amour de garçons), qui fut édité dans le recueil Tho tho (Poèmes) en 1938 et tout le monde savait qu’il y évoquait Rimbaud et Verlaine pour chanter son amitié avec Huy Cân. D’après un souvenir ultérieur de Ngân Giang : « A l’époque, les écrivain-es et poètes-esses nous vivions très bien ensemble. Nous étions des amis intimes et nous nous aimions beaucoup. Et il y avait aussi des couples. Comme le couple Xuân Diêu-Huy Cân, le couple Vu Hoang Chuong-Dinh Hung… Xuân Diêu a marié sa sœur Xuân Nhu à Huy Cân. Tandis que Vu Hoang Chuong a épousé Thuc Oanh, la sœur aînée de Dinh Hung. » 765 Voici ce que, dans l’émancipation de la fin des années 1930, Xuân Diêu a pu dévoiler ouvertement sans choquer ni attirer l’attention de quiconque :

‘« Je languis de Rimbaud et de Verlaine, ’ ‘Les deux poètes qui, enivrés d’alcool,’ ‘Enivrés de la poésie d’ailleurs, passionnés d’amitié, ’ ‘Méprisaient les stéréotypes et s’écartaient des chemins battus.’ ‘(…) Ne se souciant point du passé ni du futur ;’ ‘Négligeant de regarder les lèvres vermeilles et les robes de couleur ;’ ‘Tant pis pour le paradis et pour l’enfer !’ ‘Sans guère marchander, ils s’aimaient. » 766

En préfaçant le recueil Poèmes, Thê Lu annonça solennellement : « Depuis maintenant, nous avons Xuân Diêu. Que l’humanité comprenne cette personne ! » Les contemporains de Xuân Diêu, qui jeunes gens et jeunes filles l’adoraient et apprenaient de sa poésie comment libérer et exprimer leur cœur, croyaient que seule la solitude de l’individu moderne expliquait l’angoisse et le frisson 767 dont toute l’œuvre poétique de Xuân Diêu était marquée. Plusieurs générations de la jeunesse instruite et moins instruite s’en sont délectées, la critique littéraire l’a commentée avec pertinence, sympathie, parfois avec empathie. Les commentateurs du Viêt Nam socialiste depuis l’ouverture et le dôi moi l’ont aussi redécouvert sous cet aspect individualiste et passionné qui avait charmé ses contemporains de jeunesse 768 .

Sans rien minimiser de la richesse de son érudition – qui lui a permis de puiser aux sources de la poésie des Tang, des auteurs classiques vietnamiens, des ca dao comme de la poésie française – ni de sa sensibilité poétique à fleur de peau, ni de ses talents hors du commun, ni de son énergie au labeur littéraire, nous pensons que la poésie de Xuân Diêu des années 1933 769 -1945 comme jusqu’à la fin de sa vie ne saurait être comprise entièrement sans tenir compte de son homosexualité. Toujours ardemment amoureux, sans jamais jouir pleinement de l’amour, sans jamais pouvoir l’accomplir dans la durée, condamné à la froide solitude avec un cœur toujours brûlant, cette contradiction douloureuse a dû être aussi, avec tous les autres éléments déjà perçus par les commentateurs, à l’origine de ses poèmes d’amour qui ont si puissamment fait vibrer les cœurs. Il suffit ainsi de relire toutes les citations ci-dessus de Xuân Diêu, en se rappelant qu’en vietnamien « nguoi yêu (la personne qu’on aime) » n’a pas de genre, et que c’est par simple commodité que nous avons traduit conventionnellement par « amoureux » ou « amante ». Dès son premier poème, le jeune Xuân Diêu de dix-sept ans s’écria :

‘’ ‘« Je 770 voudrais embrasser la terre entière’ ‘Et la serrer devant mon cœur, la serrer devant ma poitrine’ ‘Pour remplir devant mes yeux cette solitude’ ‘Plus immense que cent mille cieux, plus profonde que dix-mille précipices.’ ‘Comment vivre sans aimer’ ‘Sans languir de quelqu’un, sans s’attacher à une certaine personne…’ ‘Brûlons 771 donc notre vie de cent sortes de feux’ ‘Pour que brillent nos yeux aussi étincelants que les étoiles ! » 772

Dans son très célèbre poème Yêu (Aimer) 773 , il réussit l’exploit de ne jamais utiliser le mot « amoureux », en usant que de phrases sans sujet (« Aimer, c’est mourir un peu dans son âme », dit-il, en plagiant Edmond Haraucourt) ou avec des sujets de type « on », « ils/elles (ho en vietnamien, qui ne remplace pas obligatoirement un nom explicite) » ou des périphrases comme « les personnes qui suivent la trace bien-aimée ».

‘’ ‘« Aimer, c’est mourir un peu dans son âme’ ‘Car c’est si rare d’aimer en étant sûr d’être aimé’ ‘C’est donner beaucoup et recevoir si peu en retour  774 ;’ ‘On (vous) trahit, ou on reste indifférent, inconscient…’ ‘(…) Elles se perdent dans une sombre tristesse sans issue,’ ‘Les personnes qui suivent la trace bien-aimée ;’ ‘Et la vie est un désert retiré et lointain.’ ‘Et l’amour est un fil dont on est empêtré’ ‘Aimer, c’est mourir un peu dans son âme. »’

L’homosexualité de l’auteur aurait rendu ses appels empressés, lancinants d’autant plus persistants, jusqu’à l’obsession, dans des poèmes dont les titres suffisent à crier l’angoisse : Nostalgie d’amour, crépuscule (Tuong tu, chiêu), Presse-toi (Giuc gia), Eloignés (Xa cach), Sentimental (Da tinh), Pourquoi (Vi sao), Emotions tumultueuses (Rao ruc), Premier amour (Tinh thu nhât), Il faut le dire (Phai noi), Douce séparation (Biêt ly êm ai), Illimité (Vô biên), Amour passager (Tinh qua), etc 775 . Il n’y avait donc pas que Amour de garçons (Tinh trai). Ce poème n’en restait pas moins la déclaration ouverte d’une partie de la jeunesse instruite et émancipée qui « méprisait les stéréotypes et s’écartait des chemins battus » non seulement dans la création artistique – comme on a toujours compris ce vers – mais aussi dans l’affirmation de soi. « Tant pis pour le paradis et pour l’enfer ! », ces jeunes homosexuels « négligeant de regarder les lèvres vermeilles et les robes de couleur » jouissaient de leur « amour de garçons ». Xuân Diêu a cependant un cœur ouvert et passionné qui dépasse ces limites, un talent éminent qui n’exprime pas que son propre cœur. Comme son ami Tô Hoai a fait le bilan posthume de sa vie et de son œuvre :

‘’ ‘« Ceux (et celles, car encore une fois, ai en vietnamien n’a pas de genre !) qui aiment la poésie de Xuân Diêu, qui comprennent ses poèmes d’amour à vous fendre le cœur, sans discrimination de genre, devraient pénétrer les sentiments intimes, la dette originelle 776 du poète qui toute sa vie a aimé, langui et attendu. Jamais il n’a sombré dans la tristesse ni dans le désespoir, jamais il ne vieillit, toujours au commencement. » 777

L’homosexualité de Xuân Diêu fut découverte dans le maquis au début des années 1950, pendant la résistance contre les Français. Il venait à l’époque d’être admis au Parti communiste. Sa pratique « déviante » fut critiquée comme étant un signe de « pensées bourgeoises » durant deux soirées consécutives dans les réunions nocturnes des écrivains. Xuân Diêu se contentait de pleurer. « Il sanglota « mon amour de garçons… amour de garçons… », puis ému au point de ne plus pouvoir parler, laissa couler ses larmes. » 778 Xuân Diêu fut ensuite démis de son poste de membre permanent du Comité exécutif de l’Association des Lettres et des Arts et plus jamais dans le reste de sa vie n’a occupé de rôle politique. Mais il n’a pas cessé d’écrire, surtout des poèmes d’amour, toujours aussi ambivalents et aussi ensorceleurs. Nous sommes convaincue que pour une partie importante, il devait cette persévérance, cette vitalité intarissable aux temps de liberté de ses premiers poèmes et de sa déclaration d’Amour de garçons. Xuân Diêu est décédé en 1985 ; son âme-sœur Huy Cân publie les Mémoires jumeaux (Hôi ky song dôi), le feu bien couvé pendant un demi-siècle se remet à flamber, avec le dôi moi vietnamien.

Notes
761.

Les poètes vietnamiens…, op. cit., p. 120.

762.

Thê Lu, Préface à la première édition du recueil Tho tho (Poèmes) de Xuân Diêu, 1938.

763.

La chevelure naturellement frisée de Xuân Diêu a beaucoup impressionné ses admirateurs et admiratrices. Dans un poème intitulé Enfant de l’amour (Dua con cua tinh yêu), Xuân Diêu a souhaité que son enfant lui ressemblerait : « Cette même chevelure en forme des vagues de Qui Nhon ». Qui Nhon est le chef-lieu de la province de Binh Dinh, pays natal de sa mère, où le poète est né, a passé son enfance et sa jeunesse.

764.

TÔ HOAI, Cat bui chân ai (Trace poussiéreuse d’un passage), Hôi nha van, Ha Nôi, 1991, extrait reproduit dans Xuân Diêu , sa poésie et sa vie, op. cit., p. 73-85.

765.

HOANG QUÔC HAI, « Bên dinh trâm, phiêm dam voi nu si Ngân Giang (A côté d’un encensoir, conversation libre avec la poétesse Ngân Giang) », article rédigé en 1992, reproduit dans Trang an Nguyên Thi Lô (Nguyên Thi Lô déclarée innocente), Phu nu, Ha Nôi, 2004, p. 15-23.

766.

Les poètes vietnamiens, op. cit., p. 122.

767.

Les termes « frisson », « tremblement » se retrouvent à très haute fréquence dans la poésie de Xuân Diêu, comme l’ont remarqué plus d’un critique. En expliquant son poème Voici l’automne qui arrive, Xuân Diêu insiste lui-même que la redondance des sons est moins importante qu’on ne le croit et qu’il « faut noter essentiellement le frisson du 20ème siècle, le frisson de la poésie contemporaine. » A deux reprises, frisson est en français dans le texte. Voir Ha Minh Duc, « Xuân Diêu parlant de Voici l’automne qui arrive », dans Xuân Diêu, sa poésie et sa vie, op. cit., p. 99.

768.

Voir en Annexe des extraits que nous avons choisis et traduits.

769.

1933 est l’année où Xuân Diêu écrit son premier poème Bai tho tuôi nho (Poème du jeune âge), publié en 1938 dans le recueil Tho tho (Poèmes), reproduit dans Xuân Diêu, sa poésie et sa vie, op. cit., p. 346.

770.

Dans l’original en vietnamien, ce vers comme tous les suivants n’a pas de sujet explicite.

771.

Ici l’auteur utilise ta, nous singulier. « Je », « moi » sont restés ainsi absents de l’ensemble du poème.

772.

Bai tho tuôi nho (Poème du jeune âge), op. cit.

773.

Yêu (Aimer), poème de Xuân Diêu, rédigé en 1935, édité dans le recueil Tho tho (Poèmes), 1938, reproduit dans Xuân Diêu, sa poésie et sa vie, op. cit., p. 347.

774.

Dans la conférence faite en français à l’Université Paris 7 en octobre 1981 sur « Le thème de l’amour dans ma création littéraire » Xuân Diêu reconnaît s’être inspiré de Félix Arvers dans ce vers. Voir extrait du texte d’une conférence posthume de Xuân Diêu intitulée « L’érudition dans la création poétique (Su uyên bac dôi voi viêc lam tho) » dans l’article de Lu Huy Nguyên « Des souvenirs personnels et communs (Nhung ky niêm riêng chung) », reproduit dans Xuân Diêu, sa poésie et sa vie, op. cit., p. 327-335.

775.

Voir en Annexe des extraits plus ou moins ambivalents dans la notion de genre mais exprimant tous l’amour passionné de Xuân Diêu.

776.

Duyên no en vietnamien. Nous suivons la traduction du Dictionnaire Vietnamien-Français, op. cit., p. 279. C’est un mot très usuel en vietnamien qui exprime l’idée que la relation amoureuse ou conjugale est souvent si irrésistible qu’on la croirait provenir d’une dette contractée dans des existences antérieures. Le concept d’existences antérieures et ultérieures est un concept d’inspiration bouddhiste.

777.

Xuân Diêu , sa poésie et sa vie, op. cit., p. 85.

778.

Témoignage de Tô Hoai, reproduit dans Xuân Diêu , sa poésie et sa vie, op. cit., p. 78.