Nguyên Van Vinh avait créé dans sa Revue indochinoise une rubrique « Parole de femmes (Nhoi dan ba) » qu’il assurait lui-même en signant du nom de plume féminin Dao Thi Loan.
Mais le cas le plus impressionnant est celui d’un nom de plume féminin qui non seulement a dissimulé pendant plusieurs décennies la vraie indentité de l’écrivain qui l’avait utilisé mais a causé des remous persistants dans la presse et la littérature, comme dans l’histoire littéraire. Une nouvelle intitulée Hoa ti-gôn (Fleur ti-gôn) parut le 25/9/1937 dans le numéro 174 de Romans du samedi et fut bien accueilli par la critique comme par le public. Peu de temps après deux poèmes intitulés successivement Bai tho thu nhât (Premier poème) et Hai sac hoa ti-gôn (Les deux coloris de la fleur ti-gôn) furent envoyés à la rédaction de cette revue, signés des initiales T. T. Kh. Les poèmes reprirent l’intrigue de la nouvelle et se plaignirent au nom de la jeune femme qui, comme l’avait raconté la nouvelle, n’avait pu épouser celui qu’elle aimait et, après son mariage préservait toujours le souvenir de son amant. L’intrigue était des plus banales ; mais la nouvelle et les poèmes avaient de la valeur littéraire et émouvaient le public. C’était cependant la femme présupposée d’être l’auteure des poèmes et ses “ confidences ” de femme qui attiraient l’attention, la compassion et la sympathie des lecteurs et lectrices. Beaucoup de vers de T. T. Kh. ont été sus par cœur par plus d’une génération, sans doute parce qu’ils expriment des états d’âme vécus par le plus grand nombre ; du languissement après le départ de l’amant :
‘’ ‘« Restée seule dans le verger de Thanh,’ ‘Je me mis à aimer la brise au petit matin après une nuit blanche ;’ ‘Aimer la lune qui me tombait silencieusement sur les habits,’ ‘Aimer la trace de l’oiseau qui s’envolait au loin, le rayon de soleil qui passait à travers le store.’ ‘Et un jour j’ai dû aimer en plus’ ‘Mon époux quand je suivais’ ‘Des demoiselles de rouge habillées pour rejoindre un autre foyer,’ ‘Ô vent ! Pourquoi étais-tu si froid ? » 824 ’A l’amour persistant après un mariage arrangé contre son gré :
‘’ ‘« Ô Ciel ! Ne serait-il pas très triste’ ‘Si jamais il savait que j’étais mariée ? » 825 ’ ‘« Qui me comprendrait, moi, une âme fanée,’ ‘A côté d’un époux sévère bien plus âgé ? » (Premier poème)’Un « adultère dans la pensée », comme on aimait le dire à l’époque :
‘’ ‘« Mon époux reste froid à mon égard,’ ‘Car il sait que je languis toujours (de lui). »’ ‘« Je continue à vivre en marge’ ‘De la fade vie amoureuse de mon époux,’ ‘Et d’un morne automne à l’autre morne automne,’ ‘Je cache dans mon cœur l’ombre d’une autre personne. »’ ‘« Le saurais-tu, ma sœur ? A chaque hiver,’ ‘Pitoyables sont les femmes comme moi mariées’ ‘Qui se sentent encore froid dans le cœur’ ‘Tout en tricotant et en retricotant une veste pour leur époux… » 826 ’Un questionnement protestataire :
‘’ ‘« Qui m’a emprisonnée dans la moralité rituelle’ ‘Me condamnant à faire semblant de vivre durant le reste de ma vie dans une alliance discordante ?… » ’ ‘(En tricotant une veste pour mon époux)’Et en même temps un sentiment de culpabilité, un effroi et des reproches :
‘’ ‘« Le poème En tricotant… maintenant vendu au public’ ‘Livré à la curiosité de tout le monde…’ ‘C’est tuer ma vie, le sais-tu ? (…)’ ‘A tout instant, je nourris contre toi de la haine et de la rancœur’ ‘Et je l’écris en tremblant car si jamais’ ‘Il en était fini de la paix dont je jouis, alors il ne me resterait plus qu’à…mourir’ ‘Ô nuit, pourquoi fait-il si noir ? » 827 ’Mais toujours, un amour affirmé contre vents et marées, et une jalousie toute « féminine » :
‘’ ‘« Je ne sais plus trop quoi faire, ô Ciel !’ ‘Me fâcher contre lui, non, je n’en ai pas le cœur ! Je ne cesse de languir de lui !’ ‘La pluie est triste, la pluie me ramollit le cœur …’ ‘Que j’ai peur… J’ai peur… qu’il n’en ait une autre !… » (Dernier poème)’La fleur ti-gôn, qui était celle d’une plante grimpante tout à fait banale qu’on plantait dans les haies, reçut désormais le nom consacré de « fleur du cœur brisé (hoa tim vo) » ou « fleur de sang (hoa mau) », à la suite des métaphores utilisées par T. T. Kh., inspirées par la forme et les coloris de la fleur, métaphores qui dataient bien de son époque. Car c’était sous l’influence de la langue et de la littérature françaises qu’on commençait à dire “avoir le cœur brisé” alors que la douleur, surtout la douleur sentimentale était désignée traditionnellement par “des entrailles déchirées ou coupées en tronçons (doan truong, dut tung khuc ruôt)”.
Beaucoup d’écrivains et de poètes commentèrent l’histoire d’amour de T. T. Kh. ou lui répondirent par d’autres poèmes passionnés, dont la qualité littéraire était inégale mais non l’enthousiasme. Thâm Tâm était celui qui composa le plus grand nombre de poèmes en échange avec ceux de T. T. Kh. et fut pour cette raison supposé être son amant. Longtemps après 1945, beaucoup de critiques et d’historiens de la littérature se sont acharnés à faire d’innombrables suppositions sur l’identité de T. T. Kh. et à retracer sa vie intime. Il faut attendre jusqu’en 1970 pour que Vu Bang, un écrivain contemporain des auteurs concernés, livre le secret sur ce nom de plume dans un numéro spécial de la revue Van hoc (Littérature) consacré au poète Thâm Tâm 828 . D’après le témoignage de Vu Bang, les deux premiers des poèmes signés de T. T. Kh. provenaient en fait d’un ami de Thanh Châu, l’auteur de la nouvelle intitulée Fleur de ti-gôn. Cet ami n’était autre qu’un poète nommé Lê Bai dont les noms de plume les plus connus sont Thanh Tung Tu et J. Leiba. C’était une manière élégante pour mettre en valeur la nouvelle de Thanh Châu au lieu d’en faire une critique élogieuse. Vu Bang n’en est pas sûr mais suppose que les deux derniers des quatre poèmes de T. T. Kh. devaient avoir pour auteur l’un des autres amis intimes de Thanh Châu, voire Thanh Châu lui-même 829 . L’article de Vu Bang est paru dans une revue éditée à Sai Gon en 1970 alors que le Viêt Nam était encore divisé en deux pendant la guerre américaine. Il a fallu attendre 2002 pour qu’il soit reproduit par une maison d’édition peu connue du grand public, celle de l’Université Nationale. C’est ce qui explique le fait que pour beaucoup de lecteurs et lectrices comme pour la critique littéraire, T. T. Kh. reste encore de nos jours une poétesse dont l’anonymat – inévitable, pense-t-on, en raison de son “adultère dans la pensée” – ne fait que susciter un intérêt plus vif pour ce qui a été pris pour ses “confidences”.
Ce qui est significatif pour l’histoire des mœurs ou celle des femmes, c’est que dans ces années 1930 et 1940, il était non seulement toléré, admis mais palpitant, suivi avec intérêt et sympathie, voire empathie, qu’une femme mariée gardât dans son cœur le souvenir de l’amant du passé et qu’elle pût exprimer ses sentiments amoureux sans trop se culpabiliser. Si ce n’était ce libéralisme de l’époque, le jeu inventé par les amis de l’écrivain Thanh Châucomme J. Leiba ou Thâm Tâm n’aurait pas recueilli un succès aussi éclatant et aussi durable. Toujours d’après Vu Bang, la nouvelle de Thanh Châu fut inspiré de l’histoire d’un amour contrecarré de son ami Lê Phô, un peintre connu de l’époque, membre du groupe Tu luc et l’un des créateurs du ao dai moderne. Elle aurait utilisé en même temps des éléments de plus d’une liaison amoureuse inachevée de Thanh Châu lui-même. Le fait que les écrivains et poètes de ces années s’inspiraient de leurs expériences sentimentales mais préféraient parler au nom des femmes et/ou sous un nom de plume féminin était non moins significatif.
Bai tho thu nhât (Premier poème), poème de T. T. Kh., paru pour la première fois dans Romans du samedi, n° 182, 20/11/1937, reproduit dans Ecrivaines vietnamiennes dans la première moitié du 20 ème siècle, op. cit., p. 79-82.
Hai sac hoa ti-gôn (Les deux coloris de la fleur ti-gôn), poème de T. T. Kh., paru pour la première fois dans Romans du samedi, n° 179, 30/10/1937, reproduit dans Ecrivaines vietnamiennes dans la première moitié du 20 ème siècle, op. cit., p. 77-79.
Dan ao cho chông (En tricotant une veste pour mon époux), poème de T. T. Kh., paru pour la première fois dans Phu nu thoi dam (Causeries de femmes), date non précisée, reproduit dans Ecrivaines vietnamiennes dans la première moitié du 20 ème siècle, op. cit., p. 82-83.
Bai tho cuôi cung (Dernier poème), poème de T. T. Kh., paru pour la première fois dans Romans du samedi, n° 217, 23/7/1938, reproduit dans Ecrivaines vietnamiennes dans la première moitié du 20 ème siècle, op. cit., p. 83-85.
En faisant en 1970 le bilan sur cette histoire anecdotique qui a fait coulé beaucoup d’encre, les auteurs Nguyên Tân Long et Nguyên Huu Trong ont énuméré sans conclure 6 hypothèses différentes : T. T. Kh. auraient été les initiales soit de Thâm Tâm, soit de Thâm Tâm et Khanh, soit de Trân Trinh Khanh (Thâm Tâm est le nom de plume du poète Nguyên Tuân Trinh), soit de Trân Thi Khanh (supposée être l’amante de Thâm Tâm et auteure des poèmes précités), soit d’un tiers qui aurait été informé de cette liaison amoureuse. En 1990, a paru un ouvrage signé de Thê Nhât intitulé TTKH, nang la ai ? (TTKH, qui êtes-vous ?), éd. Van hoa, Texas, où l’auteur a désigné une femme nommée Trân Thi Vân Chung comme étant TTKH, ce qui a été ensuite dénié par l’intéressée dans une lettre publiée dans le périodique Nguoi Viêt (Les Vietnamiens), California, 24/12/1994.
Voir VU BANG, « Giai môt nghi vân Thâm Tâm va T. T. Kh. (Elucider un doute sur Thâm Tâm et T. T. Kh.) », rédigé à Sai Gon le 15/3/1970, paru pour la première fois dans Van hoc (Littérature), n° 103, 15/3/1970, reproduit dans VU BANG, Muoi chin chân dung nha van cung thoi (Dix-neuf portraits d’écrivains contemporains), recueil d’articles réunis et commentés par VAN GIA, Dai hoc Quôc gia, Ha Nôi, 2002, 412 p., p. 91-100.