Grâce à un proche

Les écrivains et poètes des années 1932-1945, comme beaucoup de Vietnamiens aussi bien parmi les intellectuels que dans le petit peuple, étaient très attachés aux membres féminins de leurs familles ou de leur entourage proche. L’instruction moderne, ensuite la littérature en quôc ngu qui mettaient à leur disposition de nouveaux moyens d’expression de leur propre personnalité furent ainsi par la même occasion le moyen d’exprimer non seulement combien ils chérissaient leurs mères, leurs sœurs, tantes, cousines et d’autres parentes, mais aussi ce qu’ils comprenaient ou se représentaient des états d’âme de ces femmes. Et ce furent souvent des écrits parmi les plus réussis de ces auteurs, ce qui témoigne de l’intérêt et de la sympathie de l’opinion publique dans son ensemble pour les thèmes féminins.

Nguyên Binh faisait des poèmes dès l’âge de 12, 13 ans et gagna un accessit de poésie du groupe Tu luc en 1937. Mais ce fut seulement en 1939 quand la revue Romans du jeudi publia dans trois numéros successifs le long poème Lo buoc sang ngang (Un faux-pas en traversant la rivière) que Nguyên Binh devint très populaire avec une préférence marquée pour les six-huit caractéristiques des ca dao.

Beaucoup de jeunes filles de la campagne vietnamienne avant 1945 ne quittaient pas leur village natal avant leur mariage. Le jour du mariage était par conséquent leur première occasion d’en sortir. Le village du mari était souvent un village voisin qui n’était séparé du leur que d’une rivière ; mais la traversée équivalait dans bien des cas à un départ définitif du foyer maternel, en partie en raison de la deuxième soumission confucianiste qui décrétait qu’une fois mariée, la femme suivait son époux et dépendait de lui (lây chông theo chông, dans la version populaire de ce principe), en partie à cause de la misère matérielle de la campagne en général, de la vie laborieuse quasiment sans répit des femmes et de la difficulté des moyens de communication qui aurait rallongé le temps d’absence de la bru si jamais elle retournait voir ses parents. Un grand nombre de ca dao évoquent la tristesse de la bru qui à la tombée du jour, « se tenait debout à la porte de derrière, jetait un regard vers le village de sa mère et sentait ses entrailles broyées par la douleur ». Cet état des choses, toujours d’actualité dans la première moitié du 20ème siècle, explique le succès fou du poème de Nguyên Binh quand il commençait par des recommandations de la grande sœur à son jeune frère. Les premiers vers du poème de Nguyên Binh ont été si populaires qu’on les confond facilement avec un ca dao 830  :

‘’ ‘« Frérot, reste désormais à la maison’ ‘Occupe-toi du jardin de mûrier, et affectueusement de notre mère âgée’ ‘Notre mère âgée qui peine encore sous le soleil et la rosée’ ‘A chacun de mes pas, ô combien j’en ai le cœur serré’ ‘Je t’en prie, frérot, reste désormais à la maison’ ‘Occupe-toi du jardin de mûrier, et affectueusement de notre mère âgée. » 831

A la différence d’autres écrits sur le même thème, les échanges entre la sœur et le frère ne s’arrêtaient pas à ces obligations et sentiments envers les parents. La jeune mariée déplorait surtout sa nostalgie, son amertume en raison d’un amour contrarié et généralisait en plus son drame comme étant une destinée féminine largement partagée :

‘’ ‘« Tant pis, je n’ai pas d’autre choix que de me soumettre’ ‘Car ce faux-pas en traversant la rivière je ne suis pas seule à en souffrir.’ ‘Voir la fraîcheur des joues, le vermeil des lèvres s’affadir en pleine fleur de l’âge’ ‘Effectuer la traversée dans une barque remplie de rancœur, tant d’autres ont connu ce sort ! »’

Dans la deuxième partie du poème, elle confiait à son frère combien elle souffrait pendant dix ans auprès d’un époux qu’elle n’aimait pas, et aussi comment elle retrouva le bonheur avec une liaison amoureuse cachée. La troisième partie déplorait de nouveau le départ à l’aventure du bien-aimé et conclut :

‘’ ‘« Maintenant je vis encore mais ma vie ne vaut plus rien’ ‘Faisons comme si en traversant la rivière ma barque avait coulé. »’

Beaucoup de lecteurs et de lectrices ont sympathisé avec les situations de femmes évoquées dans la poésie de Nguyên Binh, en croyant qu’il relatait le drame de sa sœur ou d’une cousine, d’une parente. Peu savent la vérité : la “grande sœur” que dans d’autres poèmes Binh désignait ou interpellait affectueusement sous le nom “chi Truc” était en fait sa belle-sœur, l’épouse de son frère aîné Nguyên Manh Phac, professeur de lettres et ensuite auteur de plusieurs pièces de théâtre, un intellectuel connu sous le nom de plume Truc Duong 832 . Ce qui aurait semblé plutôt trouble et troublant dans le cadre d’une morale confucéenne quand Nguyên Binh affichait dans sa poésie comme dans ses confidences avec des ami-es combien étaient intimes les relations qu’il entretenait avec “chi Truc”. Ainsi dans un poème intitulé Mouchoir rose 833 qui lui était dédicacé, Binh raconta qu’il avait confié à chi Truc qu’il était en train d’aimer et montré la photo de l’amante. La (belle-)sœur lui avait offert un mouchoir rose brodé – geste plus habituel de la part d’une amante sous tous les cieux, mais encore plus particulièrement au Viêt Nam où cette façon féminine d’exprimer son cœur est de longue date et est consacrée dans maintes locutions verbales 834 . Ce mouchoir qui avait accompagné un souhait de bonheur lui servit ensuite à sécher ses larmes. Dans « Mouchoir rose », Binh rappela qu’il avait dû pleurer « deux traversées de la rivière », celles de sa “sœur” et celle de son amante. Le frère aîné de Binh avait six ans de plus que lui avec toutes les prérogatives d’aînesse – « le frère aîné a le droit de remplacer le père », dit un adage connu – dans une famille où le père s’était remarié après le décès de la mère de Binh. Truc Duong aurait été cependant très indulgent en confirmant que Binh, qui vécut quelques années chez son frère, aimait beaucoup sa belle-sœur qu’il considérait comme “une femme idéale”. Truc Duong le savait mais n’y attachait pas d’importance et aurait commenté : « Tant mieux, cela lui servirait de prétexte pour que Binh s’attache un peu plus à la vie. » 835 Cela a en plus servi au poète de pénétrer l’âme féminine tant et si bien que sa poésie, souvent en six-huit (luc bat) comme les ca dao ont été d’une grande popularité avant et même après 1945, bien qu’elle fût regardée avec dédain par certains intellectuels, qui l’ont regretté par la suite, comme l’avoue Vu Bang dans son article « Il y a deux Nguyên Binh », rédigé en 1970.

On dirait que les femmes étaient si présentes dans les cœurs sensibles qu’étaient ceux des poètes des années 1932-1945 que, sans aller jusqu’aux extrêmes comme Han Mac Tu dans sa situation particulière, ils n’hésitaient pas à imaginer, en plus des amoureuses ou femmes aimées de manière unilatérale – qui abondaient chez eux, comme par définition du romantisme vietnamien de cette époque – des grandes et petites sœurs, des mères, des voisines, etc. Nguyên Binh, orphelin de mère dès l’âge d’un an, élevé par sa tante et son oncle – sœur et frère de sa mère – composa cependant des poèmes sur Le cœur maternel 836 , Le nouvel an de ma mère 837 où ce n’était ni révolte ni apologie, mais expression simple et touchante d’une profonde empathie. La mère y apparaissait respectueuse des coutumes et tenant son rôle habituel ; elle était dam dang, “décideuse” au foyer de tous les grands et petits achats ; tout cela était bien dans les traditions. Mais le poète commença à la décrire se dédoubler de sa sérénité d’apparence pour dévoiler ses souffrances dissimulées :

‘’ ‘« Je continue à labourer la rizière et à repiquer le riz, à cueillir les feuilles de mûrier’ ‘Je me charge d’élever et d’éduquer tes jeunes frères et sœurs ’ ‘Je m’occupe de la maison, je rembourse les créanciers’ ‘Que je suis encore en bonne santé ! A quoi bon ta compassion ?’ ‘Je ne te raccompagne que jusqu’à la porte de ta chambre’ ‘Et je dois me séparer de toi, ô quelles souffrances !’ ‘Chère enfant, cette nuit je serai seule à pleurer’ ‘Et toutes les nuits désormais je serai seule avec le va-et-vient de la navette. »’

Il commença aussi à valoriser les trop brèves douceurs de la vie dont elle ne pouvait jouir qu’au moment des fêtes : boire de l’alcool, jouer aux échecs, puis

‘’ ‘« Une fois passés les trois jours du Têt, ma mère reprenait’ ‘Sa vie laborieuse de l’aube jusque tard dans la soirée au service de la famille’ ‘De temps à autre tout en décortiquant le riz’ ‘Elle se plaisait à évoquer le souvenir de sa jeunesse heureuse. »’

D’autres poètes et écrivains ont témoigné combien ils étaient sensibles à la destinée douloureuse de leur mère, de leurs sœurs et combien les réalités de la vie des femmes qui leur étaient proches avaient inspiré leurs écrits.

Xuân Diêu était le fils d’une concubine. Quand il eut neuf ans, son père abandonna sa mère et Diêu dut le suivre pour habiter chez l’épouse principale. Dans un texte rétrospectif écrit en 1958, le poète a expliqué la tristesse profonde qui imprégnait sa poésie par ce qu’il avait ressenti dans sa jeunesse du fait de la séparation avec sa mère. 838 Luu Trong Lu, également fils d’une concubine, a gardé le souvenir profondément ancré d’un ca dao que sa mère lui chantait toujours dans son enfance et qu’elle rappela encore avant son dernier soupir :

‘’ ‘« Si je suis partie, c’est que j’ai choisi le risque de l’aventure,’ ‘Je ne me préoccupe plus ni de la pluie du matin ni du soleil du crépuscule. » 839

Luu Trong Lu a raconté aussi à propos de ses deux sœurs 840  :

‘’ ‘« La première épousa un mari de l’autre côté de la rivière. C’était un petit mandarin de l’enseignement. La belle-mère de ma sœur était extrêmement cruelle. Il en fut fini de son amour et de son bonheur. La deuxième se maria de l’autre côté de la montagne. La première nuit chez son mari, ma sœur s’enroula dans la couverture, son mari découpa la couverture à l’aide d’un couteau, ma sœur s’enfuit dans la forêt… Elle se maria une deuxième fois. Cela avait l’air d’aller mieux, mais son mari prit ensuite une concubine. Ma sœur pleura jour et nuit, maigrit terriblement et s’éteignit petit à petit, comme une lampe à huile… » 841

Il devait se rendre compte que c’était le sort commun à bien d’autres femmes, car il écrit dans son poème Dan em (Recommandations à ma jeune sœur) :

‘’ ‘« Qui est mon époux,’ ‘Point ne sais-je.’ ‘Attendons demain,’ ‘Pour regarder à travers le treillage 842 .’ ‘Pourquoi sanglotes-tu, ma sœur ?’ ‘De quoi t’affliges-tu ?’ ‘Si tu me pleures aujourd’hui,’ ‘Qui pleureras-tu demain ? » 843

Tout le monde savait que souvent, les jeunes mariées pleuraient abondamment le jour de la “prise de la bru (ruoc dâu)”, que les femmes de leur grande famille avaient les yeux rouges et que leurs mères se cachaient pour pleurer elles aussi. Mais sans la compassion et l’empathie des fils, des frères et des amants, cela n’aurait pu s’exprimer dans la littérature moderne écrite en quôc ngu. Aurions-nous oublié les écrivaines et poétesses ? Certes non, nous les verrons à la fois remuées jusqu’au fond du coeur, violemment tourmentées dans l’esprit mais pudiques, retenues dans l’expression quand il leur arrivait de dévoiler leur sentiments intimes.

Notes
830.

Mes étudiant-es au Département de Sociologie, ex-Département des Etudes sur la femme de l’Université Ouverte de Hô Chi Minh Ville, citent souvent cette strophe de Nguyên Binh en parlant des représentations de femme dans les ca dao.

831.

Lo buoc sang ngang (Un faux-pas en traversant la rivière), poème de Nguyên Binh, paru pour la première fois dans Romans du jeudi, reproduit dans Nguyên Binh, sa poésie et sa vie, op. cit., p. 16-20.

832.

Témoignage de Hoang Lan, un poète contemporain, relaté par VU BANG, « Co hai Nguyên Binh (Il y a deux Nguyên Binh) », dans Dix-neuf portraits d’écrivains contemporains, op. cit., p. 60-74. Truc Duong signifie « foyer de Truc », ce qui témoigne de l’importance de l’épouse nommée Truc dans la vie de Nguyên Manh Phac.

833.

Khan hông (Mouchoir rose), poème de Nguyên Binh, reproduit dans Nguyên Binh, sa poésie et sa vie, op. cit., p. 50-51.

834.

Le mouchoir à l’occidentale est d’usage nouveau, mais il est désigné dans la poésie de Nguyên Binh sous le nom générique de khan, qui désigne tout aussi bien foulard ou châle. Le khan faisait et fait toujours partie de l’habillement féminin à la campagne ; les femmes s’en servent pour de multiples usages et c’est resté un signe de la féminité même si les hommes s’en servent aussi.

835.

Témoignage de Hoang Lan dans l’article cité de Vu Bang, Dix-neuf portraits d’écrivains contemporains, op. cit., p. 69.

836.

Long me (Cœur maternel), poème de Nguyên Binh, paru pour la première fois en 1936, reproduit dans Nguyên Binh, sa poésie et sa vie, op. cit., p. 10-11.

837.

Têt cua me tôi (Le Nouvel An de ma mère), poème de Nguyên Binh, reproduit dans Nguyên Binh, sa poésie et sa vie, op. cit., p. 68-71.

838.

XUÂN DIÊU, Nhung buoc duong tu tuong cua tôi (Les chemins de ma pensée), Van hoa, Ha Nôi, 1958, p. 9.

839.

LUU TRONG LU, « La mère (Nguoi me) », dans Mua thu lon (Le grand automne), Tac phâm moi, Ha Nôi, 1978, p. 12, 132.

840.

En français, on dirait ses “demi-soeurs”, en vietnamien on dit “sœurs de mère différente”.

841.

Le grand automne, op. cit., p. 91.

842.

Liêp: treillage en bambou servant de cloison. « Demain » devait être le jour du mariage, qui se dit en vietnamien « ruoc dâu », venir prendre la bru (pour la conduire chez son époux).

843.

Cité par PHAN CU DÊ, Phong trao « tho moi » 1932-1945 (Le courant de la « poésie nouvelle » 1932-1945), 2ème éd., Khoa hoc xa hôi, Ha Nôi, 1982, 292 p., p. 162-163.