Par la création littéraire

Vertu confucéenne et dignité féminine 

Il était dans les traditions vietnamiennes comme chinoise de s’exprimer par la poésie : elle constituait une épreuve éliminatoire importante dans les concours mandarinaux ; aussi bien les supérieurs que les subordonnés posaient leurs questions et donnaient leurs réponses de manière indirecte ou voilée en composant un poème ; aussi bien des jeunes filles cultivées comme Thuy Kiêu ou Nguyêt Nga que des paysannes avaient l’habitude de composer un poème ou un ca dao pour prononcer une déclaration d’amour ou y répondre. Il semblait donc tout à fait normal que les jeunes filles instruites de la première moitié du 20ème siècle continuaient et développaient ces traditions.

Avant que les poèmes en quôc ngu soient édités sous forme de livres imprimés, les poèmes classiques sur le modèle des Tang (Duong thi) des femmes de lettre étaient souvent de transmission orale, comme les ca dao. Leur diffusion, bien plus large que dans les siècles précédents, témoignaient cependant d’une liberté d’expression plus grande et d’une écoute à la fois plus large et plus attentive de la part du public. Il n’est pas étonnant que cette liberté et cette écoute se manifestaient d’abord dans le Sud.

Suong Nguyêt Anh (1864-1921) est le nom de plume de Nguyên Xuân Khuê, fille de Nguyên Dinh Chiêu (1822-1888), un lettré du Sud qui avait manifesté un anti-colonialisme marqué pendant la conquête française des six provinces méridionales. Nguyên Dinh Chiêu était également l’auteur du roman en vers Luc Vân Tiên qui popularisait la figure d’héroïne Nguyêt Nga, modèle de « la femme (qui) ne cessait de s’éduquer au devoir de préserver sa chasteté et sa fidélité conjugale » mais qui, avec la tolérance de la société méridionale, témoignait par son comportement et ses actes une liberté d’esprit et une affirmation de soi bien commune aux deux sexes. 844 Xuân Khuê était dès sa jeunesse une brillante élève de son père, on la connaissait comme une jeune fille belle, talentueuse et vertueuse (tai sac va duc hanh). Mais ce fut après son veuvage qu’elle se rendit encore plus célèbre en ajoutant Suong avant son nom de plume Nguyêt Anh. Suong veut dire veuve. Suong Nguyêt Anh apparaît en vietnamien comme un nom complet avec Suong comme nom de famille (ho) et Nguyêt Anh comme nom individuel (tên) 845  ; traduit en français, cela devient Veuve Nguyêt Anh. On ne sait si la poétesse s’était inspirée de cette coutume française ; toujours était-il que son nouveau nom de plume affirmait bien sa détermination à refuser les nombreuses nouvelles alliances qui lui étaient proposées. Ses poèmes les plus connus, quoique tous de transmission orale avant 1945, étaient précisément ses réponses négatives aux avances des prétendants. Elle se comparait plus d’une fois à l’arbre aux fleurs mai (prononcer maï), de la famille de l’abricotier, ou à la fleur elle-même, surtout la fleur blanche, bach mai. Au Sud Viêt Nam cet arbre est privilégié non pour ses fruits mais pour ses fleurs, le plus communément jaunes ; l’espèce à fleurs blanches, plus rare, est encore davantage valorisée. Nguyêt Anh y voyait une pureté transcendante, au-dessus de « la poussière de la vie ». 846 Dans un poème intitulé Cây mai (Arbre à mai), en réponse à un prétendant, elle s’exprima comme une femme consciente et fière de sa valeur :

‘’ ‘« Celle qui a du talent n’est pas belle, celle qui est belle n’a pas de talent,’ ‘Même avec des feuilles fanées et des branches desséchées, l’arbre reste avec sa renommée d’arbre à mai’ ‘Le jade étincelant n’a pas besoin de s’embellir au moyen de fard et de vermeil,’ ‘L’or pur ne craint point que son coloris s’affadît. » 847

Le premier vers sous-entend : « Moi qui ne suis pas seulement belle mais aussi talentueuse… ». Il faut savoir que la morale confucéenne a toujours préconisé que pour une femme, le manque de talent est un signe de vertu (Nu tu vô tai tiên thi duc). Et on ne saurait compter les adages sur la prétendue nocivité de la beauté féminine. Mais, comme nous l’avons vu dans les chapitres précédents, la société sud-vietnamienne marquait – et cela reste vrai de nos jours – une nette préférence pour la conciliation, la synthèse, voire l’amalgame plutôt que l’opposition exclusive. Suong Nguyêt Anh allait tout à fait dans ce sens quand elle se montrait à la fois fière de sa beauté, de son talent et de sa vertu. Son poème continue par une confirmation de sa vertu confucéenne :

‘« Même si par infortune l’observation des trois liens a été écourtée’ ‘Les quatre vertus vont maintenant rayonner longuement. »’

Nous soulignons ici le terme indiquant les « trois liens » : ba giêng, formulation vietnamienne du terme sino-vietnamien tam cuong. Les trois liens (tam cuong en sino-vietnamien et ba giêng en vietnamien) sont celui qui relie (au sens de subordonner) le sujet au souverain, le fils au père et la femme à son mari ; ce sont les trois liens masculins 848 . Alors que les trois soumissions sont féminines, à savoir la soumission au père, à l’époux et au fils aîné. Elles se disent tam tong en sino-vietnamien ; et le Sud qui avait seul l’habitude de traduire les concepts confucianistes en vietnamien populaire a significativement omis de traduire ce terme, préférant l’usage a-sexué de ba giêng. Suong Nguyêt Anh faisait ainsi référence à son époux décédé jeune. Dans les quatre vertus elle devait évoquer celle qui était considérée comme la vertu par excellence, la fidélité conjugale qui imposait à la veuve de ne pas se remarier. Le poème fut donc un refus au prétendant, au nom de la vertu confucéenne. Mais comme les quatre qualités étaient formelles, et combien éloquente était la voix de l’affirmation de soi, de la dignité personnelle d’un individu qui se respectait et entendait se faire respecter !

Pour les autres poétesses de la même génération que Suong Nguyêt Anh, on connaît moins bien leurs biographies, seuls des poèmes naguère de transmission orale ont été reproduits dans deux recueils Hop tuyên van hoc Viêt Nam 1920-1945 (Recueil choisi de littérature vietnamienne 1920-1945) et Tho nu gioi 1900-1945 (Poésie du genre féminin). Il en furent ainsi des auteures d’un seul poème ou écrit connu comme Nhu Không avec Khoc chi (Chant funèbre à ma sœur), Cao Thi Nhuy avec Van tê chông (Oraison funèbre à mon époux).

Oraison funèbre… restait très classique dans le genre littéraire comme dans le fond et l’expression, notamment dans l’usage de clichés consolidant la hiérarchie masculin-féminin au point où nous sommes tentée d’adhérer à l’hypothèse de certains commentateurs qui affirment qu’il avait en fait été composé au nom de Cao Thi Nhuy par l’oncle de son époux. Quelques images cependant “osées” qui témoignaient d’une représentation plus réaliste et plus humaine du lien conjugal :

‘’ ‘« Quand je retourne par nostalgie à l’ancienne auberge, ce vent et cette lune, ô vent ô lune, mais où êtes-vous 849  ?’ ‘Quand je me réveille en pleine nuit dans notre chambre, où êtes-vous, ô couverture, ô oreiller, mais vous voilà donc, couverture et oreiller ! » 850

Le coeur du message est : « je suis toujours restée fidèle au lien conjugal, mais comment retrouver nos plaisirs amoureux ? », mais l’effet sonore des répétitions et les multiples niveaux de signification de ces sentences parallèlles sont intraduisibles, comme il est difficile de rendre compte du mélange savoureux entre le classicisme des métaphores – « vents et lune » pour relations amoureuses charnelles, « couverture et oreiller » pour lien conjugal – et le réalisme nettement plus moderne des paysages et objets évocateurs.

Le contenu du poème Chant funèbre à ma sœur comme le nom de plume Nhu Không laisse supposer que l’auteure était une nonne bouddhiste et qu’elle pleurait une jeune femme qui s’était suicidée par suite d’un mal d’amour. Le mot d’adresse chi pouvait désigner sa propre sœur, sa cousine ou une amie, mais le poème indique qu’elles avaient fait des études ensemble et partagé une vie de collégiennes loin du foyer parental. Chant funèbre… exprime une empathie profonde vis-à-vis de celle qui avait choisi la mort mais aussi une indignation révoltée. La philosophie bouddhiste expliquait la souffrance de cette existence par des dettes contractées dans une vie antérieure (concept du karma) ; la croyance populaire faisait référence à un Ciel qui récompensait les justes et punissait les coupables ; la morale confucéenne enseignait la vertu, surtout celle de la chasteté. Le destin infortuné de la sœur comme de toutes les femmes semblait contredire ces préceptes au point où l’auteure s’écria :

‘’ ‘« La théorie de la métempsychose oui ou non est-elle vérifiée ?’ ‘Monte donc en-haut et pose pour moi cette question au Bouddha et au Ciel !’ ‘Toi qui avais si bien accompli tes devoirs de droiture et de chasteté’ ‘Qui étais en plus intelligente et dotée de toutes les vertus’ ‘Pourquoi donc ton destin est-il semé de tant d’infortunes à nous déchirer les entrailles ?’ ‘Pourquoi ton corps est-il malmené au point où le jade se brise, où la fleur se fane ? » 851

La conscience était très nette  que la femme au cœur aimant qu’était sa sœur aurait mérité une vie aussi digne de vivre qu’un « autre » être humain :

‘« Hélas, tu étais toi aussi un être humain comme un autre’ ‘Pourquoi en es-tu arrivée à craindre de prolonger ta vie ?’ ‘Pourquoi donc sommes-nous nées avec un cœur sentimental ? »’

Nhu Không qui avait, à en croire son écrit, beaucoup voyagé du Nord au Sud choisit quant à elle de finir sa vie « abritée à la maison de Bouddha » pour être enterrée plus tard « quelque part dans la montagne ». Comme sa compagne infortunée, elle refusa une existence sociale où il ne leur était pas donné de vivre comme elles l’entendaient. Elles devaient être d’un nombre non négligeable, ces jeunes filles ayant acquis une instruction moderne qui ne parvenaient plus à s’enfermer dans les contraintes sociales et familiales encore pesantes. Elles choisirent parfois de dévoiler leur sentiments intimes.

Notes
844.

Voir supra, chapitre III.

845.

Voir supra, chapitre I.

846.

Thuong bach mai cam dê (En contemplant la fleur mai blanche), poème de Suong Nguyêt Anh, reproduit dans Ecrivaines vietnamiennes de la première moitié du 20 ème siècle, op. cit., p. 27-28.

847.

Cây mai (Arbre à mai), poème de Suong Nguyêt Anh, reproduit dans Ecrivaines vietnamiennes de la première moitié du 20 ème siècle, op. cit., p. 28-29.

848.

Voir explication plus détaillée supra, chapitre I.

849.

« Vous » dans toute cette citation ne désigne pas du tout l’époux, mais les paysages et objets évocateurs comme le vent et la lune, la couverture et l’oreiller. Dans le langage littéraire classique, il est commun de dire « avoir en commun la couverture et l’oreiller » pour « être unis par le lien conjugal ». A noter que le lit du couple était fait avec une seule natte, un seul oreiller et une seule couverture pour les deux, à la différence d’autres personnes qui pouvaient se partager le même lit et par conséquent la natte, mais pas la couverture et l’oreiller.

850.

Van tê chông (Oraison funèbre à mon époux), supposé de Cao Thi Nhuy, reproduit dans Ecrivaines vietnamienne de la première moitié du 20 ème siècle, op. cit., p. 126-131.

851.

Khoc chi (Chant funèbre à ma soeur), poème de Nhu Không, reproduit dans Ecrivaines vietnamiennes dans la première moitié du 20 ème siècle, op. cit., p. 94-96.