Ou épanchement du cœur ?

Très tôt dans le Sud, Trân Ngoc Lâu se faisait connaître par des poèmes pleurant son amour. On ne sait pas grand-chose d’elle, si ce n’était que cette poétesse de renom dans le Sud et le Centre était contemporaine de Suong Nguyêt Anh. Il semblait qu’elle avait aimé et échangé des promesses avec Nguyên Huu Duc, communément appelé Phu Duoc (Duoc est son tên Duc prononcé à la manière du Sud, il devait être un fonctionnaire du rang de chef ou sous-chef d’une petite province, pour qu’on l’appelle Phu). Celui-ci dut cependant accomplir un mariage arrangé avec une autre jeune fille. Ngoc Lâu exprimait dans sa poésie « un amour passionné, violent, faisant fi des coutumes et des contraintes les plus rigoureuses » 852 , commente Mai Huong, une auteure de la fin du 20ème siècle. Cela consistait notamment à se désigner par son vrai nom, à interpeller son amant par son nom de plume et à décrire ses propres états d’âme d’un ton qualifié par Mai Huong de « sincère et téméraire ». Ngoc Lâu manifestait des sentiments violents : sa douleur se traduisait par des larmes abondantes, par de la sueur qui coulait, par ses entrailles qui étaient comme rabotées ou qui étaient brouillées comme de la soie emmêlée ; sa nostalgie de l’amant provoquait une « tristesse écrasante (buôn nghiên) ». Le langage parlé sudiste était certes direct, souvent exagéré dans les émotions et plein d’images crues, la poétesse n’inventait rien ; c’était néanmoins rare, même pour un homme, d’en faire un tel usage dans un genre littéraire par ailleurs très maniéré et émaillé de clichés et de métaphores voilées comme la poésie des Tang. Ngoc Lâu était encore plus atypique quand c’était elle, la femme qui prenait l’initiative d’exprimer sa douleur, son languissement auprès d’un amant qui s’était résigné à l’arrangement familial :

‘« Ô Phung Lam, où es-tu ?’ ‘La vie s’arrêterait-elle à trente-six ans 853  ?’ ‘… L’hirondelle languit des nuages, le poisson languit de la mare 854  », ’

et c’était elle, l’hirondelle, le poisson.

Son poème Nôi long (Mon état d’âme) 855 la montre debout des heures et des heures, appuyée aux parois d’un pont, le visage hagard, languissante de son amant et se termine par une interpellation directe :

‘’ ‘« A Ngu Khê 856 , le sais-tu Phung Lam’ ‘Que moi, Ngoc Lâu suis debout, hébétée, sur le pont de fer ? »’

La jeune fille de bonne famille qu’elle était ne se souciait point de se cacher dans sa chambre pour pleurer son amour, mais s’exposait au regard des gens et se moquait royalement de leur avis :

‘’ ‘« Ceux qui savent comprennent que je suis affligée’ ‘Ceux qui ne savent pas me prennent pour une cinglée. »’

Ngoc Lâu est restée un cas unique, du moins en l’état actuel de nos connaissances. Nous ne pensons pas cependant qu’elle dût beaucoup braver l’opinion publique comme le croit Mai Huong. L’environnement social sudiste et l’époque furent en fait plus permissifs qu’on ne l’imagine aujourd’hui.

Dans le cadre plus strict et plus traditionnel de la bonne société hanoïenne, sur les pages de la majestueuse revue Nam Phong (Vent du Sud), Dô Thi Dam (1896-1978), dont le nom de plume était Tuong Phô, une autre femme plus jeune commençait dès 1917-1918 à apaiser par la création poétique son languissement de l’époux éloigné. Do Thi Dam épousa Thai Van Du quand elle avait dix-sept, dix-huit ans et lui vingt. Il partit ensuite continuer ses études de médecine à Marseille ; l’éloignement fut le thème des premiers poèmes de Tuong Phô. A vingt-et-un ans, elle devint veuve après le décès de son époux, victime de la tuberculose. Giot lê thu (Larmes d’automne), rédigé en 1923 et paru dans Vent du Sud en 1928 « a imprégné l’histoire littéraire. Le nom de Tuong Phô 857 a scellé une tristesse et cela a donné à sa poésie une puissance profonde qui a ému plusieurs générations de lecteurs », écrit Bui Xuân Uyên dans la préface à Mua gio sông Tuong (Pluie et vent sur le fleuve Tuong). 858 A l’écoute des voix de femmes, nous sommes sensible au mélange entre des pensées très traditionnelles et traditionnalistes et des émotions toutes neuves dans Larmes d’automne comme dans d’autres écrits de Tuong Phô qui suivirent dans la foulée : Un rêve, Le chagrin d’une femme, Lettre anonyme, A une amie misanthrope et plus spécialement Elégie d’une remariée solitaire (Tai tiêu cô sâu) et Rancœur d’automne (Khuc thu hân).

L’auteure manifestait d’une part des attitudes classiques : attente d’un bonheur sinon à vie du moins pendant quelques dizaines d’années car le couple était juvénile et harmonieux, le mariage ayant été arrangé selon les convenances familiales ; soumission de la jeune femme qui acceptait de s’occuper seule de son bébé pour que son époux se fît sa carrière, sentiment d’abandon de la jeune veuve et sa détresse décrite avec tous les clichés habituels : « silhouette de saule et d’herbe, sans relations pour la soutenir, les mains vides, sans vertu ni talent »… Mais d’autre part, ses écrits avaient des accents tout à fait originaux : des protestations violentes contre le Ciel qui avait laissé la mort emporter l’époux dans la fleur de l’âge, contre la perspective illusoire de carrière qui lui avait imposé un voyage aussi lointain et dangereux ; une évocation concrète du bonheur de couple si bref mais si intense :

‘’ ‘« On s’aimait tant qu’il y avait des minutes où l’on se fixait sans cligner de l’œil, ’ ‘On se regardait l’un l’autre comme si on voulait s’engloutir ! » 859

Et surtout une nostalgie lancinante, un languissement et un amour inaltérables qui n’hésitaient point à s’exprimer tout haut, à se lamenter et à se raconter longuement (kê lê). Dans un poème rédigé en 1930 quand son enfant orphelin à trois ans en avait déjà seize, Tuong Phô répétait toujours :

‘« L’automne d’autrefois je pleurais, cet automne je pleure de nouveau,’ ‘Chaque automne année après année, je pleure à en vieillir…’ ‘La tristesse nouvelle s’ajoutant à la rancœur d’antan sans jamais s’altérer’ ‘(Est comme) le soleil et la rosée (sur) le frêle et lamentable arbre à mai. » 860

C’était à la fois très conforme aux stéréotypes, cette « faible » femme en larmes, cette épouse qui pleurait son époux, à jamais fidèle à une ancienne alliance ; et très franche et osée, cette femme remariée qui déclamait tout haut :

‘’ ‘« Ce corps même s’il est dans un couple complet,’ ‘Abrite un cœur qui reste désespérément solitaire !…’ ‘(…) Plus je pense à mon ancien amour et plus mon cœur est douloureux’ ‘Pendant combien de longues nuits dans la solitude nous nous sommes pleurés.’ ‘Sur mon oreiller de travers 861 , que de larmes abondantes n’ai-je versées !’ ‘Derrière des rideaux de fleurs et sous des couvertures de velours, mes tristes larmes n’ont jamais cessé’ ‘Dans ce palais de mandarin, j’ai enfermé un printemps fané’ ‘Que d’amertume n’ai-je goûté dans cette coupe de richesse !’ ‘Qui comprendrait ma douleur et ma rancœur ?’ ‘Je suis seule à m’apitoyer sur mon corps de saule amaigri’ ‘Pour toi, mon cœur reste inconsolable,’ ‘Pour notre enfant, je supporterai mille souffrances. » 862

Traditionnelle était la femme qui se soumettait dans une alliance sans amour, la mère qui se sacrifiait pour son enfant. Mais bien modernes l’amoureuse qui continuait à languir de son premier époux avec qui elle avait connu un vrai bonheur de couple ; et l’épouse secondaire d’un mandarin qui n’hésitait pas à épancher son cœur. Signe encore plus manifeste du libéralisme de l’époque, Tuong Phô échangeait des poèmes d’un grand lyrisme avec Dông Hô, un poète du Sud lui-même veuf et qui était de ce fait sincèrement touché par la douleur exprimée dans Larmes d’automne. Dông Hô lui faisait sa déclaration d’amour à l’aide de poèmes et elle lui répondait par la négative en usant du même canal littéraire. La forme poétique permettait à ces échanges d’être rendus publics et la jeunesse intellectuelle – essentiellement les collégien-nes et lycéen-nes – les suivait avec une attention d’autant plus soutenue, un délice d’autant plus savoureux, une empathie d’autant plus profonde 863 qu’elle ne pouvait sans doute pas exprimer ses propres émotions sentimentales avec la même liberté ni le même talent.

Retournons au cas de Mai Dinh 864 , celle qui patiemment écoutait celui qu’elle aimait déclamer des poèmes à l’intention d’une autre : Han Mac Tu lui récitait les poèmes qu’il faisait à l’intention de Mông Câm comme de Ngoc Suong. Mai Dinh écrivit un poème intitulé Se comparer envieusement à Mông Câm (Phân bi Mông Câm) :

‘’ ‘« … Il me manque beaucoup et toujours’ ‘J’en suis réduite depuis le temps à un statut de mendiante’ ‘Dont la vie n’est qu’amertume ! » 865

Ou, avec plus de passion violente, elle composa Jalouse de Lê Kiêu (Ghen voi Lê Kiêu), Lê Kiêu (Belle jeune fille) étant un nom imaginé par Han Mac Tu pour désigner on ne sait laquelle des femmes qu’il aimait :

‘’ ‘« Je suis une mendiante errante à la recherche d’amour’ ‘Qui serait quelque chose d’infini’ ‘Une fois aimée, je (te) garderais dans un palais’ ‘Que je fermerais à clé et afficherais dehors palais interdit.’ ‘Je suis très jalouse, chéri, je suis très jalouse’ ‘Penses-y, et ne songe plus à moi’ ‘Laisse ma vie emportée par les pluies et les vents’ ‘J’en aurais eu moins mal ainsi ! (…)’ ‘Quand je te dis que je suis plus jalouse, j’ai en fait menti’ ‘Ne me crois pas et sache que je le suis toujours’ ‘Car en ce moment même je me sens encore plus jalouse’ ‘Tant que mon cœur bat encore, j’aime encore et suis encore jalouse. » 866

Mai Dinh fut en fait plus présente dans la poésie de Han Mac Tu que dans sa vie sentimentale, car ils s’échangeaient surtout des poèmes. La poésie de Mai Dinh n’avait qu’un seul thème, elle déclamait sans réserve sa passion unilatérale. Han Mac Tu manifestait pour elle de l’estime plutôt que d’amour. Quand elle lui confia qu’elle avait perdu sa pureté de jeune fille, il lui répondit cependant :

‘’ ‘« Je t’aime sans avoir besoin d’être regardant’ ‘Car la virginité ne vaut pas (tes) dix mille bols de parfum. » 867

La critique désigne Mai Dinh comme une poétesse « occasionnelle » qui est devenue poétesse parce qu’elle aimait un poète. Elle était la première à venir pleurer sur sa tombe et continuait à le regretter dans des poèmes que la presse de l’époque hésitait à publier 868 à cause de leur franchise peu habituelle. « Ce poème exprime une douleur folle, une douleur sincère au point d’en être embrouillée », commenta Anh Tho à propos de Bong nguoi xua (Silhouette du disparu), version originale, semble-t-il de Portrait du disparu. Quynh Dao, rédacteur en chef de la revue Dông Tây (Est Ouest), un ami de Han Mac Tu aurait retouché le manuscrit de Mai Dinh en compilant d’autres poèmes composés par elle. La création poétique de Mai Dinh 869 n’avait pas en effet d’autres thèmes que de pleurer le défunt : Tan ra (Désagrégation), 1940 à la mort de Han Mac Tu, Tim kiêm (Chercher) et Anh nguoi xua (Portrait du disparu) en 1941, Quên (Oublier) en 1943, après s’être mariée et avoir eu deux enfants, pour affirmer que :

‘’ ‘« La force du temps continue à exiger’ ‘Que mon cœur soit conquis par le bonheur familial’ ‘Par devoir j’oublie ma promesse’ ‘Et oublie jusqu’à dans mon cœur le portrait de quelqu’un. » ’

« Je suis moi-même attirée par le récit de Mai Dinh, une jeune fille dotée de talent poétique qui aime d’un amour sublime un poète atteint de la lèpre qui est Han Mac Tu. Ce couple d’une belle avec un artiste 870 a servi de thème à tant d’articles, d’essais et de poèmes des hommes et femmes de lettres », témoigna Anh Tho. 871 Le dernier poème connu de Mai Dinh, Ancienne lune (Trang cu), rédigé en 1950 et paru dans l’hebdomadaire Cai tao (Rééducation) à Ha Nôi 872 est perçu par la critique littéraire comme « le rythme d’un cœur solitaire inlassable » 873 . Thê Phong est impressionné non pas tellement par la qualité littéraire de la création poétique de Mai Dinh, mais par « l’attitude d’une femme vietnamienne qui osa consacrer toute sa vie au talent poétique de Han Mac Tu, attitude qui mériterait d’être considérée comme un phénomène de premier rang de la poésie vietnamienne ». 874 Nous remarquons pour notre part que Lê Thi Mai, jeune fille instruite de bonne famille, pour refuser un mariage arrangé put quitter le foyer et partir à l’aventure ; tombée amoureuse de Han Mac Tu, selon ses propres aveux parce qu’il était poète de talent et gravement malade, elle échangea des poèmes avec lui sa vie durant et jusqu’au-delà de la mort, même quand elle était déjà mère de famille ; et tout cela était suivi avec indulgence et intérêt par l’opinion publique.

L’époque aurait-elle été à ce point permissive et tolérante vis-à-vis des femmes de lettres, écrivaines et poétesses ? D’autres témoignages infirmeraient cette hypothèse ou du moins la nuanceraient beaucoup.

Notes
852.

Ecrivaines vietnamiennes de la première moitié du 20 ème siècle, op. cit., p. 97.

853.

Phung Lam est le nom de plume de l’amant. Nous manquons d’information pour déterminer si trente-six ans était l’âge de l’amant ou de Ngoc Lâu elle-même.

854.

En vietnamien on ne dit pas “il me manque” mais “je languis de lui”, comme en anglais “I miss him”. Ces vers sont extraits du 3ème poème dans une série de trois poèmes sans titre, reproduits dans Ecrivaines vietnamiennes de la première moitié du 20 ème siècle, op. cit., p. 97-99.

855.

Nôi long (Mon état d’âme), poème de Trân Ngoc Lâu, reproduit dans Ecrivaines vietnamiennes de la première moitié du 20 ème siècle, op. cit., p. 99.

856.

Ngu Khê est le nom du lieu où habitait Nguyên Huu Duc et Phung Lam, son nom de plume.

857.

Le fleuve Tuong est une métaphore classique pour évoquer la séparation des amoureux. Tuong Phô, qui signifie « quai sur le fleuve Tuong », évoque l’attente dans le languissement de l’amoureuse.

858.

Cité par Mai Huong dans Ecrivaines vietnamiennes de la première moitié du 20 ème siècle, op. cit., p. 139. Pluie et vent sur le fleuve Tuong est le nom du deuxième recueil de poèmes de Tuong Phô publié en 1960, après le premier recueil intitulé Giot lê thu (Larmes d’automne) paru en 1952.

859.

Tu tinh (Epancher son coeur), poème de Tuong Phô, rédigé en 1920, « une nuit de fin d’automne à l’Ecole Normale de Jeunes Filles de Ha Nôi », reproduit dans Ecrivaines vietnamiennes de la première moitié du 20 ème siècle, op. cit., p. 150-156. Pour la traduction du titre, nous suivons le Dictionnaire Vietnamien-Français, op. cit., p. 1039, qui donne pour tu tinh les traductions suivantes : s’échanger des propos galants, roucouler (en parlant de amants) ; épancher son cœur ; s’épancher ; se confier.

860.

Khuc thu hân (Rancoeur d’automne), poème de Tuong Phô, rédigé en 1930, reproduit dans Ecrivaines vietnamiennes de la première moitié du 20 ème siècle, op. cit., p. 159-162.

861.

En vietnamien gôi nghiêng (ou gôi chich, gôi le) qui est le terme consacré pour parler de la veuve qui n’a plus personne pour partager son oreiller.

862.

Tai tiêu cô sâu (Elégie d’une remariée solitaire), mieux connu sous le titre Tai tiêu sâu ngâm où l’idée de solitude () est inhibée, poème de Tuong Phô, rédigé en 1925, reproduit dans Ecrivaines vietnamiennes de la première moitié du 20 ème siècle, op. cit., p. 156-159.

863.

A plus de quatre-vingts ans, mon père (né en 1923) déclame toujours avec délice ces poèmes échangés entre les deux poètes et qu’il savait par coeur depuis sa jeunesse au collège.

864.

Voir supra.

865.

Cité par Trân Thi Huyên Trang, Han Mac Tu , sa poésie et sa vie, op. cit., p. 307. Nous n’avons pas le texte complet de ce poème resté inédit.

866.

Ghen voi Lê Kiêu (Jalouse de Lê Kiêu), poème de Mai Dinh, reproduit dans Han Mac Tu , le poète métaphysicien, op. cit., p. 23-24.

867.

Cité par Thê Phong, dans Han Mac Tu , le poète métaphysicien, op. cit., p. 21.

868.

Voir témoignage de Anh Tho, D’un quai du fleuve Thuong, op. cit., p. 173-174.

869.

Voir les poèmes de Mai Dinh cités infra reproduits dans Han Mac Tu , le poète métaphysicien, op. cit., p. 27-28, 28-29, 30-32, 33-34 et 35-36.

870.

Anh Tho utilise ici une expression toute faite, « giai nhân tai tu », un cliché sur une relation de couple jugée harmonieuse.

871.

D’un quai du fleuve Thuong, op. cit., p. 173.

872.

Cité par Thê Phong, Han Mac Tu , le poète métaphysicien, op. cit., p. 34.

873.

Trân Thi Huyên Trang, « Nhung bong dang khuynh thi (Des silhouettes qui ont influencé la poésie) », dans Han Mac Tu , sa poésie et sa vie, op. cit., p. 307.

874.

Han Mac Tu , le poète métaphysicien, op. cit., p. 37.