Echecs, impasse et rancœur

La critique officielle d’obédience communiste a été après 1954 très sévère vis-à-vis de la littérature en quôc ngu des années 1932-1945 des villes en général et encore plus particulièrement de la poésie nouvelle accusée de romantisme larmoyant ou, plus grave, de dépravation individualiste petite-bourgeoise. Le critique officiel Phan Cu Dê 893 distingue de manière plutôt rigide deux étapes, la première de 1932 à 1939 – avec, dit-il, une séparation floue entre 1930-1935 et 1936-1939 – où la poésie nouvelle, malgré sa mélancolie réprouvée par les révolutionnaires « comportait certains éléments positifs » et la deuxième partie complètement perverse. La rupture se serait expliquée par la Seconde Guerre mondiale et la dégradation rapide des conditions matérielles de la vie des intellectuels comme de la population en général. Phan Cu Dê cite comme représentatifs de la deuxième étape Tho say (Poésie ivre) de Vu Hoang Chuong, Xuân Nhu y (Printemps exaucé), 1939, Thuong thanh khi (Harmonie suprême), 1940 de Han Mac Tu 894 , Vang sao (Or d’étoiles) de Chê Lan Viên, Kinh câu tu (Prières) et Vu tru ca (Chant universel) de Huy Cân, 1942, Mây (Nuages) de Vu Hoang Chuong, 1943, Xuân thu nha tâp (Recueil littéraire du printemps et de l’automne), ouvrage collectif, ainsi que la poésie de Dinh Hung, les pièces de théâtre en vers comme Vân muôi (Jeune sœur Vân) de Vu Hoang Chuong, Kiêu Loan de Hoang Câm, des livres et périodiques aux titres lugubres comme Tu tich duong dên binh minh (Du crépuscule à l’aube), Da dai (Le royaume des ombres)… Des titres tourmentés, des contenus contrastés, violents, où les femmes restaient intensément présentes.

Les mémoires d’Anh Tho confirment le tournant de 1940 et l’impasse dans laquelle se trouvaient les écrivains et poètes dans les premières années de la décennie 1940, mais de manière plus approfondie et plus nuancée.

Avec son accessit de poésie en 1939, Anh Tho se fit connaître vers la fin de la première période qualifiée de « romantique » par Phan Cu Dê. La poétesse se manifesta d’abord comme atypique par rapport à la majorité : l’objectivisme de sa poésie descriptive de la nature extérieure au lieu de rentrer dans l’intimité de l’âme et du cœur comme le faisait la majorité des poètes.

La vie matérielle était plus dure depuis le début des années 1940. Anh Tho vivait et faisait vivre la grande famille avec un métier bien habituel aux femmes à l’époque, hang xao, qui consistait à acheter du paddy, à le décortiquer et le pilonner à la main avant de revendre du riz blanc. Le prix du paddy ayant doublé, les femmes devaient doubler leur temps de travail pour la même quantité de produit fini. Cela n’empêchait pourtant guère la rêverie. Au contraire, « les livres et la presse publiaient de plus en plus de poèmes d’amour, annonçaient de plus en plus de suicides pour cause d’amour, les familles semblaient plus pressées de marier leurs filles. Les filles elles aussi paraissaient se hâter de vivre. » 895 Anh Tho avouait qu’elle se sentait triste et qu’elle se mettait à aimer les poèmes d’amour, à se réciter des poèmes de Ngân Giang qu’auparavant elle et ses amies considéraient comme remplis de clichés, sans aucune originalité. Comme ses amies poétesses avaient plus ou moins des liaisons amoureuses, elle commençait à y rêver elle aussi.

Juste à ce moment, le périodique Ngay nay (Notre temps) publia des poèmes tirés de son recueil Tableaux rustiques, annonça la publication prochaine du recueil et afficha même son portrait. Comme c’était rare, sinon exceptionnel qu’un portrait de jeune fille fût ainsi exposé au public, Anh Tho ne tarda pas à recevoir des poèmes et lettres de déclaration d’amour de toute part. Des prétendants arrivaient jusqu’à chez elle. Mais sa grand-mère la protégeait jalousement et interdisait toute rencontre. Ce fut son cousin qui encouragea et facilita son premier rendez-vous avec Nguyên Binh, désigné par l’initiale B. dans ses mémoires. Ils se sentaient proches à plusieurs égards : Nguyên Binh avait reçu en 1938 le même accessit de poésie du groupe Tu luc, il se spécialisait comme elle dans les thèmes rustiques et intégrait avec bonheur le patrimoine culturel vietnamien dans sa poésie nouvelle, il se présentait comme un ami poète qui aurait pu aider Anh Tho dans sa carrière… Le premier rendez-vous, où Anh Tho était assistée de son cousin mentor, fut pourtant la consommation de la rupture. Déçue par le physique du prétendant et encore plus brutalement choquée par son comportement qu’elle trouvait leste jusqu’à l’indécence, Anh Tho mit fin à la liaison naissante, presque sans regret.

Elle eut ensuite l’opportunité de travailler comme éditrice de la page littéraire du périodique Dông Tây (Est Ouest) à Ha Nôi. Elle partageait l’ambition du rédacteur en chef du périodique : « Garder sa conscience et sa droiture dans les affaires, ne pas revendre le quota de papier obtenu avec la licence de l’hebdomadaire. Ne pas donner l’accès des pages de publicité aux médicaments contre les maladies vénériennes. Ne pas courir après le mouvement de débauche contribuant à la dépravation des mœurs. » 896 Résultats de cette attitude à contre-courant : le périodique, qui vivait du parrainage d’un homme d’affaires, n’avait pas assez d’argent pour survivre au-delà du quatrième numéro. Il n’avait pas encore trouvé le moyen de sortir des difficultés financières qu’il fut déjà fermé par ordre des autorités coloniales sous le vague prétexte qu’il avait « enfreint les décrets sur la presse ». Les possibilités professionnelles furent si éphémères que cela ne délivrait point notre poétesse du sort commun des intellectuels d’une part, des femmes d’autre part.

Les relations sociales nouées durant sa brève période hanoïenne lui amenèrent cependant une nouvelle liaison amoureuse. Elle se sentit cette fois-ci sincèrement touchée par la déclaration d’amour de Câm Van, directeur de la maison d’édition Nguyên Du. Avec ce jeune homme de quatre ans (?) de moins qu’elle 897 , Anh Tho avait en commun un amour profond pour la nature et les traditions vietnamiennes, une passion de l’écriture et d’autres valeurs intellectuelles et morales partagées. Ils furent côte à côte dans les activités littéraires, se commentant réciproquement leurs œuvres. Câm Van édita le premier roman d’Anh Tho intitulé Rang den (Dents laquées), critiqua ses poèmes avec empathie et perspicacité ; et Anh Tho lui rendit la pareille pour ses premiers essais poétiques. Ils furent ensemble à une exposition, passèrent la soirée dans une maison d’hôte au bord de la mer – dans deux chambres voisines et selon Anh Tho, en se rappelant deux vers de Truyên Kiêu pour s’encourager à préserver la chasteté de la fiancée. Leur déclaration d’amour s’accomplit de la manière la plus romantique possible, par des poèmes échangés une nuit de pleine lune sur la plage déserte, l’amant s’agenouillant devant sa “fée à la robe blanche”. Comme le père d’Anh Tho était un lettré préservant jalousement les coutumes, les fiançailles à la vietnamienne (cham ngo) 898 furent accomplies dans le respect des rites mais aussi avec des concessions dues au statut de femme de lettre reconnu par la famille à notre poétesse dont le talent et la notoriété étaient déjà socialement confirmés, bien plus qu’à la modernité. Car non seulement l’ancienne génération était conservatrice mais le jeune couple lui-même se plaisait à manifester leur sympathie nostalgique pour le passé culturel vietnamien.

La nostalgie passéiste était si tenace chez Anh Tho et sans doute davantage encore chez Câm Van que cela expliquait presque l’origine de la rupture de leur idylle, du moins selon la version des choses que présente Anh Tho dans ses mémoires. Plus exactement, comme chez beaucoup de jeunes intellectuels de leur génération, les valeurs traditionnelles, sélectionnées de manière plutôt fantaisiste selon les goûts de chacun, restaient entremêlées avec des attitudes et comportements plus modernes tels que la disponibilité et la sollicitude avec lesquelles Câm Van apprenait de son amante des connaissances sur les traditions historiques et culturelles de la province natale de celle-ci et partageait avec elle son savoir moderne, lui faisait bénéficier de son sens critique et l’encourageait à une émancipation, un surpassement de soi plus hardi.

Anh Tho, joyeusement excitée après la lecture de deux articles sur la littérature féminine vietnamienne que Câm Van avait choisis à son intention, vint trouver son amant à la maison d’édition pour en discuter avec lui. Elle tomba évanouie à la vue de Câm Van côte à côte avec une chanteuse qu’elle qualifiait de « vieille et laide », coiffée et habillée à la mode du temps de sa mère. La rupture fut consommée rapidement, malgré la douleur de chacun, tiraillé entre le sentiment amoureux, le regret et la colère, l’amour-propre profondément blessé. Anh Tho se voyait dédaignée au profit d’une rivale qu’elle trouvait au physique et au moral trop inférieure par rapport à elle-même. Câm Van était ulcéré du “malentendu”, de ce qu’il considérait comme une jalousie non fondée de sa fiancée, et surtout d’être mis par elle dans le même sac que “ce genre de fille”. Seule sur la plage, Anh Tho déclama comme une folle, un poème composé dans la douleur, avec ce questionnement tourmenté :

‘’ ‘« Il m’aimait, je l’aimais à ce point-là’ ‘Pourquoi ? Ô juste Ciel, mais pourquoi donc ? »’

A posteriori, Anh Tho trouvera des explications en apparence plus rationnelles – mais aussi plus politiques que psychologiques et, de ce fait, assez superficielles et incomplètes – à l’échec de ses premiers amours, pourtant avec des poètes et hommes de lettres comme ses amies poétesses et elle-même en rêvaient toutes. Avec Nguyên Binh, voici ce qu’elle croit être la « raison essentielle » pour laquelle « les deux âmes poétesses n’avaient pas pu se rencontrer » :

‘’ ‘« Je reconnais aujourd’hui qu’en fait B. comme la majorité des poètes avant la révolution se trouvait dans une impasse dans la vie et n’avait pas d’autres issues que l’amour… Mais les jeunes filles de bonne famille, qui vivaient avec la morale féodale, mêlée à un certain romantisme et à une certaine idéalisation (de la réalité), ne pouvaient en aucune façon aimer un homme comme B. C’était pour cela que B. était toujours déçu, d’une jeune fille à l’autre, si bien qu’il était obligé de se consoler dans les fumeries et les maisons de prostitution. » 899

Avec Câm Van, elle avait sur le moment des analyses plus poussées et semblait comprendre les motivations profondes contradictoires qui les déchiraient l’une et l’autre. Mais cela s’affadit rapidement dans des considérations plus générales et plus politiques qui étaient bien dans l’air du temps des années 1943-1945 :

‘’ ‘« Mais pourquoi faut-il pleurer ? Je devrais plutôt haïr. Mais qui haïr ? Cette chanteuse mérite-elle d’être haïe ? Je ne peux pas non plus haïr Câm Van. Je devrais plutôt haïr ce mouvement incitant la jeunesse au plaisir, haïr les bars-dancing, les fumeries qui on ne sait ni comment ni par l’autorisation de qui ne cessent de s’ouvrir partout, pour détruire le bonheur familial des écrivains, des épouses, des amantes, pour pousser l’élite du pays dans la débauche. » 900

Juste avant la révolution d’Août 1945, un ami commun proposa cependant une analyse assez fine des raisons de la rupture d’un couple considéré par les intellectuels contemporains comme très beau :

‘’ ‘« La jeune fille quand elle aime est souvent passive et considère cette passivité comme une précieuse qualité féminine. Mais moi, je pensais que les poétesses auraient dû aimer autrement. C’est-à-dire être plus active et chercher à comprendre son amant plus profondément, plus minutieusement… Câm Van par exemple, bien que formé à l’instruction occidentale, nourrit l’ambition d’élaborer une littérature nationale très purement vietnamienne. Il a aimé Anh Tho justement parce qu’il a repéré dans Tableaux rustiques, dans Dents laquées, l’âme profondément vietnamienne de leur auteure. Je pense que notre amie Anh Tho comprenait ceci. Mais comme elle n’y faisait pas attention et qu’elle est restée passive, elle n’a pas songé à développer son amour dans ce sens. Une chanteuse est bien différente, elle a été percutante pour identifier immédiatement les goûts de celui qu’elle avait l’intention de séduire. Dès la première rencontre avec Câm Van quand elle était invitée à la réception des artistes par la maison d’édition Nguyên Du, elle s’est habillée et s’est embellie à la mode d’une jeune fille d’autrefois. Elle avait les cheveux enroulés et serrés dans un turban, laissant une mèche en queue de poule, portait une robe à plusieurs pans, pour se faire remarquer par Câm Van et gagner sa sympathie dès le début. Anh Tho aurait dû être assez perspicace pour noter cette originalité étrange. »’ ‘Anh Tho eut comme une révélation quand elle comprit tout d’un coup le sens de ce regard affectueux que Câm Van portait vers la chanteuse et qui l’avait ulcérée. Et qu’elle se rappela tristement comment, de l’autre côté du rideau de gaze qui séparait le salon de sa chambre, Câm Van avait jeté des coups d’œil palpitants en attendant qu’elle énonçât sa sentence parallèle, le jour des fiançailles. Elle se reprocha amèrement d’avoir « aimé de manière passive et spontanée ». 901

Ces extraits ainsi que d’autres passages des mémoires d’Anh Tho concernant ses propres aventures amoureuses et celles de ses ami-es écrivain-es et poètes-tesses avant 1945 montrent comment, au moins dans le milieu privilégié des artistes, des hommes et femmes de lettres, les jeunes de l’époque connaissaient des expériences plus mouvementées. Ils s’y impliquaient avec leur cœur brûlant et leur esprit souvent trop intellectuel, comme en témoignent les échanges et discussions entre les deux amants poètes relatées par Anh Tho à propos de son amour platonique avec Câm Van. On entrevoit également, à travers les avis des ami-es comme les réflexions introspectives d’Anh Tho, un débat plus libre et plus engagé, plus passionné, un questionnement en profondeur des idées communément admises concernant les qualités féminines, les caractéristiques de l’amour, et les initiatives individuelles notamment du côté des femmes dans cette recherche bien ancienne de la concordance des cœurs et des esprits, recherche qui dans la société traditionnelle avait été souvent minimisée, voire sacrifiée au profit de la convenance sociale des familles.

Du fait de la libéralisation progressive des mœurs, les aventures amoureuses s’étaient multipliées depuis les années 1920 dont une grande partie se terminaient plutôt mal. Avant 1940, les jeunes se trouvaient dans la plupart des cas une solution individuelle, les garçons en s’éloignant pour des études, en se consacrant aux activités professionnelles, sociales ou créatives ; les filles en se soumettant à la famille, en se réfugiant à la pagode ou en se libérant par le suicide. Mais dans les années 1940, avec la guerre, la famine, le durcissement de la politique coloniale qui renforça la censure et les interdictions contre l’enseignement privé, la presse, l’édition, contre la création artistique et littéraire en général, les intellectuels n’avaient plus guère la possibilité de s’évader comme dans les années 1932-1939. Comme ils étaient par ailleurs plus ou moins informés des activités révolutionnaires, ce fut plutôt le militantisme qui représentait pour eux une échappatoire. On commençait par y rêver en se fantasmant beaucoup, avant de se laisser emporter par le mouvement, avec enthousiasme car chacun croyait avoir enfin trouvé la solution pour donner un sens à sa vie après de multiples échecs et rancœurs.

Notes
893.

Voir PHAN CU DÊ, Phong trao « tho moi » 1932-1935 (Le mouvement de la « poésie nouvelle » 1932-1935), 2ème éd. Khoa hoc xa hôi, 1982, 192 p., p. 47-64.

894.

Harmonie suprême comme les oeuvres suivants de Han Mac Tu (Alliance de velours et de perle, Alliance miraculeuse, Association des fées) n’est pas publié avant 1945.

895.

D’un quai du fleuve Thuong, op. cit., p. 88.

896.

D’un quai du fleuve Thuong, op. cit., p. 234.

897.

Ce détail n’est pas explicite dans les mémoires d’Anh Tho. Mais elle a noté une fois : « Nous avons ensemble quarante-deux ans ». Comme le récit se situait à ce moment en 1943, nous en avons déduit qu’Anh Tho, née en 1919, avait 24 ans et son amant 18. Mais l’auteure a pu aussi se tromper, car 18 ans paraît peu probable pour un étudiant à la fin de sa troisième année d’études de Droit.

898.

La scène est reproduite en Annexe.

899.

D’un quai du fleuve Thuong, op. cit., p. 101.

900.

D’un quai du fleuve Thuong, op. cit., p. 295.

901.

D’un quai du fleuve Thuong, op. cit., p. 346-347.