Engagement de l’esprit et du cœur

Se plonger et se tourmenter

Reprenons le cas de la poétesse Anh Tho. Après la rupture avec son fiancé, il s’éveilla en elle ce qu’elle désigne par “une nouvelle conscience”. Il est regrettable que dans ses mémoires elle ne nous donne aucun élément pour identifier pourquoi ni comment cette conscience ait pu naître. Elle se rendit compte, dit-elle, que si on avait cherché à séduire Câm Van, c’était parce qu’il était un futur “mandarin de district” – il était en 1944 étudiant de Droit en dernière année – et riche directeur d’une maison d’édition. Elle formula par conséquent le projet d’écrire un roman « pour accuser la société irresponsable qui, au lieu d’éduquer sa jeunesse, l’amener à aiguiser sa volonté de progresser pour être utile au pays, ne faisait que lui donner toutes les conditions pour s’enliser dans la débauche. » Son roman s’intitulerait Bên ly giang (Quai d’adieu au fleuve) et aurait comme personnage principal une jeune fille sentimentale, pleine d’amour de vivre. Trahie dans son amour, elle souffrirait mais ne se ferait pas nonne, ni ne boirait du vinaigre à l’opium – un poison souvent utilisé pour le suicide – ni ne se jetterait dans un lac. Elle quitterait la société pervertie pour partir, se lancer dans une nouvelle voie d’action. Anh Tho se reconnaît avoir été influencée par les romans du groupe Tu luc – rappelons que le roman Rupture de Nhât Linh parut en 1935 – quand elle donna en 1944 le titre Quai d’adieu à son ouvrage. Elle ne savait pas encore exactement en quoi consisterait la nouvelle voie, mais décidait que son personnage effectuerait une rupture avec l’ancienne vie. 902 Ses amis écrivains et poètes approuvèrent son projet, et encore davantage son amie Thanh Nga qui se retrouva aisément comme beaucoup de femmes un tant soit peu intellectuelle de l’époque dans le personnage principal du Quai d’adieu. Thanh Nga s’était convertie au catholicisme pour épouser son amant poète et écrivain mais ne trouva pas le bonheur. Mère d’un enfant, elle vivait en séparation de corps quand Anh Tho retourna au pays natal. Elle décida de venir habiter avec Anh Tho pour se consacrer toutes les deux à la création littéraire. Le logement était modeste, mais les deux maîtresses de maison le décorèrent avec soin et le surnommèrent Huong thât (Habitation parfumée). Bien qu’elle ne durât pas longtemps, la cohabitation des deux femmes de lettres, l’une mariée et ayant un enfant à charge, l’autre célibataire et décidant toutes les deux de se consacrer à l’écriture, témoignait d’une liberté que ces femmes s’accordaient et qui était tolérée plutôt que considérée comme habituelle par la société de l’époque.

La rédaction du roman fut laborieuse, retardée par les activités commerciales que notre poétesse devait entreprendre pour subvenir aux besoins de la famille. Des récits et anecdotes sur le développement du mouvement Viêt Minh – large front national animé par les communistes vietnamiens en vue de la lutte pour l’indépendance – lui parvenaient en même temps. On lui parlait des militantes dans les hautes régions de Cao Bang, Bac Can, Lang Son qui se servaient de fusils et d’épées comme les hommes. Dans les provinces rizicoltes de Thai Binh, Phu Ly, Nam Dinh, où sévissait la famine, elles sautaient à la tribune pour animer des meetings aux marchés, appelant la population à attaquer et à s’emparer du riz stocké dans les réserves japonaises pour secourir les affamés. L’incertitude planait sur une voie à suivre qui s’annonçait d’autant plus palpitante qu’entourée de mystère et de danger, car des nouvelles fusaient également sur les intellectuel-les parti-es au maquis ou arrêté-es par la Sûreté française qui les avait toujours surveillé-es de près. Anh Tho se sentait pourtant encore emportée par son enthousiasme à exprimer sa sensibilité politique et sociale à travers la création littéraire. Elle était tellement plongée dans son travail d’écriture qu’elle en tomba malade mais s’accrochait toujours.

Les deux essais qu’elle envoyait à la revue Thanh Nghi (Discussion littéraire) s’intitulaient respectivement Dam duôi (Se plonger) et Ban khoan (Perplexité) 903 . Elle y décrit son état d’esprit pendant la rédaction du roman Quai d’adieu. Se plonger met en scène l’écrivaine passionnée par l’activité créatrice jusqu’à s’en vouloir de devoir manger et dormir ; à peine rétablie de maladie, elle se remit à écrire : « elle doit écrire et toujours écrire, la force créatrice n’est-elle pas en train de soulever une tempête dans son esprit ? » Dans Perplexité, l’auteure comparait son soulagement une fois le manuscrit terminé à celui de la mère qui contemplait son bébé après une délivrance difficile : « Ô ! Ce n’est vraiment pas exagéré d’appeler son œuvre un enfant chéri. N’a-t-il pas emporté une part de sa chaude énergie vitale ? Sous ses yeux, les caractères serrés finement écrits semblent se remuer, se débattre avec une force cachée. » Mais l’auteure exprimait également sa perplexité : l’œuvre avait-elle vraiment atteint de niveau de perfection souhaité ? La tension était grande entre le désir de repos, de sérénité et une impulsion démentielle qui poussait à remanier encore et encore son manuscrit, à améliorer sans arrêt sa production. Vân – personnage de l’essai, qui représentait Anh Tho elle-même – se rendit compte de son erreur en voulant tout laisser tomber : « Son âme n’est pas une âme simple, plus elle repousse sa perplexité et plus celle-ci la poursuit. » Ce fut avec une pointe de fierté féminine qu’Anh Tho avait envoyé Se plonger et Perplexité à la revue Thanh Nghi, dont elle avait lu auparavant un article signé Lu Thiên 904 . « Je voulais lui répondre discrètement, confie Anh Tho, en exprimant la passion créatrice d’une femme écrivaine », et « pour lui faire comprendre que la création littéraire n’était pas si facile que cela pour les femmes » 905 .

Un écrivain écrivit à Anh Tho de la part de la maison d’édition Doi nay (Epoque contemporaine) lui demandant de lire et ensuite d’éditer cet ouvrage dans lequel elle « s’était plongée » pendant près d’un an et pour lequel elle restait ainsi « perplexe », car il était convaincu que c’était l’authentique état d’esprit de quelqu’un qui aimait sa profession d’écrivain. Anh Tho s’empressa de lui envoyer le manuscrit, d’autant plus que sa famille était dans le besoin matériel le plus aigu. Mais elle reçut par la suite un courrier d’Epoque contemporaine lui annonçant que le roman ne pouvait paraître car le manuscrit avait été censuré jusqu’aux deux tiers. D’autres poèmes d’Anh Tho sur les réalités contemporaines – la misère généralisée, des femmes et des enfants morts de faim, etc. – étaient également refusées par la presse à cause de la censure qui se durcissait dans cette période troublée des années 1944-1945.

Nous n’avons pas pu mettre la main sur le manuscrit de Quai d’adieu au fleuve, resté inédit jusqu’à nos jours et dont Anh Tho ne nous fait guère le résumé ni ne reproduit aucun extrait dans ses mémoires. Silence lourd de sens. A travers des bribes des mémoires d’Anh Tho 906 , nous savons seulement qu’elle y racontait à la fois la vie qu’elle aurait préféré avoir et ses propres expériences vécues ainsi que celles de ses amies, ses voisines, de sa sœur Ai Mai comme d’autres femmes de son temps :

‘’ ‘« J’ai esquissé comme cela le portrait de chaque femme. Je m’aperçois que toutes les femmes n’ont pas d’issue, qu’elles souffrent toutes, confinées dans une existence étroite, étouffante. S’il n’y avait pas de changement radical dans la vie, si personne n’entreprenait de détruire complètement cette société qui privilégiait les honneurs futiles et le profit au dépens de la personne humaine, comment vivraient mes amies, et moi-même, comment vivrais-je ? J’écris en réfléchissant et en me rappelant ce que j’ai entendu raconter sur le Viêt Minh. Je m’imagine les combattantes du lac Ba Bê, elles vivent sans doute une vie héroïque et indomptable et ne restent pas subjuguées par le destin comme nous. » 907

Il n’est pas étonnant que le roman se termine par le départ de l’héroïne principale qui rejoignit le Viêt Minh, ce que fit Anh Tho elle-même quelques mois après les événements relatés ci-dessus, introduite par un ami poète de longue date. Elle en fit part à sa tante : « Je ne peux pas rester à ne rien faire et vivre aux crochets de mon père. Maintenant je ne peux même plus faire du commerce, il n’y a qu’à participer à la révolution pour trouver du plaisir à vivre. » La tante, qui ne trouvait pas le bonheur dans sa vie conjugale, aurait rejoint le Viêt Minh avec sa nièce « si j’étais plus jeune », dit-elle. 908 Anh Tho quant à elle, en prenant connaissance des documents révolutionnaires, apprécia surtout les deux principes suivants : « Les femmes auront le droit d’être traitées à égalité avec les hommes à tout point de vue quant à leurs intérêts. Les écrivains et artistes seront libres dans leur création et dans la présentation artistique et ne souffriront plus de la censure. » 909 Voici ce qu’elle confie de son état d’esprit la veille du départ :

‘’ ‘« Ce sont les deux choses dont j’ai rêvé depuis tant d’années. Durant toute ma vie, j’ai été méprisée (même mon propre père m’a sous-estimée et m’a opprimée), considérée comme femme difficile à éduquer (nu nhân nan hoa) 910 . Quand j’ai pu émerger, c’est la censure qui annihile toute ma potentialité créatrice. Maintenant en suivant le Viêt Minh, je vais vivre une vraie vie d’être humain et ne serai plus bridée et opprimée ni par la féodalité ni par l’impérialisme, quel bonheur ! Je n’ai pas dormi de la nuit, tellement j’étais heureuse et j’espérais un changement radical dans ma vie. » 911

Anh Tho a ainsi décrit des sentiments largement partagés dans la jeunesse des années 1940-1945, notamment des jeunes filles un tant soit peu instruites.

Notes
902.

D’un quai du fleuve Thuong, op. cit., p. 296-297.

903.

Nous n’avons pas pu retrouver les deux articles dans Thanh nghi et ne disposons que des extraits reproduits par Anh Tho dans D’un quai du fleuve Thuong, op. cit., p. 371-372 et 375-377.

904.

L’article intitulé « Vai cam tuong nho vê van chuong phu nu (Quelques petites impressions sur la littérature des femmes) » est reproduit, sans citer le numéro correspondant de la revue, dans D’un quai du fleuve Thuong, op. cit., p. 274-277. L’auteur y reprochait à la littérature des écrivaines et poétesses une fadeur, une pauvreté qu’il attribuait au traditionnalisme conservateur des auteures vietnamiennes : « A la recherche des femmes, j’ai trouvé des sentiers battus encore peu éclairés. »

905.

D’un quai du fleuve Thuong, op. cit., p. 371, 375.

906.

D’un quai du fleuve Thuong, op. cit., p. 297, 326, 322-323, 360-361, 374-375.

907.

D’un quai du fleuve Thuong, op. cit., p. 374.

908.

D’un quai du fleuve Thuong, op. cit., p. 407-408.

909.

D’un quai du fleuve Thuong, op. cit., p. 409-410.

910.

Nu nhân nan hoa (les personnes féminines sont difficiles à éduquer) était un mot de Confucius. C’était souvent la raison arguée par les pères de famille pour ne pas permettre une instruction poussée à leurs enfants de sexe féminin.

911.

D’un quai du fleuve Thuong, op. cit., p. 410.