Le cœur illuminé

Non seulement les femmes mais les hommes militants étaient dans la plupart des cas sensibles à la participation féminine au mouvement révolutionnaire ou au changement espéré de la condition des femmes grâce à la révolution.

Trân Huy Liêu, un intellectuel nationaliste converti au communisme quand il était détenu politique fit paraître dans le journal Cuu quôc (Sauver la patrie), publication clandestine du Viêt Minh, un poème Dédié aux combattantes du lac Ba Bê (Tang dôi nu binh hô Ba Bê) qui enthousiasma surtout les jeunes filles et les femmes en train de languir dans leur existence insipide. Le poème, écrit dans un style classique épuré de termes sino-vietnamiens et de références trop recherchées, alla droit au cœur des lecteurs en général et plus particulièrement des femmes cultivées. Il reprenait des images connues et se servait habilement du parallélisme de la poésie classique pour souligner les contrastes et oppositions exprimant le caractère non habituel, novateur de la condition de combattantes :

‘’ ‘« Elle sourit : qui dit hommes en temps de guerre ?’ ‘Les femmes aussi sont libres d’agir à leur guise partout où elles vont !’ ‘(…) Depuis lors la forêt verte s’anime de silhouettes féminines,’ ‘De fard et de vermeil (elles) embellissent de nouveau la face du pays.’ ‘Leurs corps de saule au milieu des flèches et des balles. (…)’ ‘Elle est fille des (femmes-)rois Trung,’ ‘De ce sang qui nourrit la flamme indomptable. » 912

« Hommes en temps de guerre (trai thoi loan) » était une expression toute faite. « T ung hoanh » 913 et « bôn phuong (dans toutes les quatre directions) » étaient réservés aux hommes. « Forêt verte 914  », « flèches et balles » d’une part, « silhouettes roses (bong hông) », « corps d’herbe et de saule (thân bô liêu) » d’autre part, étaient également des termes consacrés, sinon des clichés, mais s’excluaient habituellement et n’étaient pas prévus d’être compatibles. Quant à la métaphore de la « face de nos monts et nos fleuves 915  » « embellie de fard et de vermeil », ce fut l’innovation de Phu nu tân van dans les années 1929-1934 pour désigner élogieusement la contribution féminine à la cause patriotique. Le vers de Trân Huy Liêu reprit mot pour mot celui affiché sur la page de garde de Phu nu tân van, avec une seule différence ; « tô diêm (embellir) » est devenu « diêm lai (embellir de nouveau) » ; la référence fut bien claire et précise. Et le sang des (femmes-)rois Trung, cela n’a jamais été difficile de le faire bouillonner dans les veines des Vietnamiennes. La beauté du poème de Trân Huy Liêu se trouvait aussi dans le contraste à la fois savant et fluide, naturel entre des vers lyriques décrivant « le feu de la guerre montant jusqu’au ciel », « les vagues du lac qui en se soulevant s’écrient contre les nuages flottants », « le chant patriote des femmes héroïques qui résonne dans le vent et qui remue l’océan » ; et l’attachement personnel de l’auteur, sincèrement touché de la grandeur nouvelle des individus naguère humbles et oubliés :

‘’ ‘« Je regarde vers le très lointain Viêt Bac,’ ‘Et compte une à une les petites empreintes de vos pas glorieux. »’

Beaucoup de poèmes, d’auteurs hommes plus souvent que femmes circulaient ainsi dans les années juste avant et juste après la révolution d’août 1945, accueillis avec enthousiasme malgré le statut clandestin de la presse militante. Ils exprimaient les aspirations de libération, de changement radical non seulement pour le pays mais aussi pour les individus hommes et femmes. Ces poèmes ont été peu mis en valeur et transmis par le canal de l’éducation scolaire après 1954. L’accent a été mis plutôt sur la prose, car les nouvelles et romans sont censés, non sans raison représenter un moyen plus efficace pour mettre à nu l’exploitation et l’oppression coloniales et glorifier la lutte des opprimés.

Dans les romans écrits dans les années 1938-1945 par les écrivains sympathisants ou membres des organisations de masse dirigées par les communistes, les personnages femmes n’étaient cependant que des paysannes pauvres, victimes de l’ignorance jusqu’à la sottise, des coutumes obsolètes, surtout victimes de l’oppression de classe. On dirait que les écrivains et poètes, considérés comme d’origine petite-bourgeoise par les communistes, n’avaient pas encore de recul par rapport aux “ révélations ” toutes fraîches de la théorie marxiste-léniniste sur les conflits de classe, sur la force des masses conscientes de l’oppression et sur la violence révolutionnaire comme moyen de lutte incontournable. Et qu’ils mettaient tout leur talent et leur cœur à illustrer ces théories, à manifester leur sympathie vis-à-vis des opprimés – sympathie sincère et dans bien des cas, profonde, car dans leur existence réelle, ils restaient très proches des classes populaires et, leur haine des exploiteurs, des riches devenus inhumains par abus de la puissance de l’argent, du pouvoir et des escrocs, des filous sans scrupules, brossés avec un humour noir parfois saisissant comme chez Vu Trong Phung. Mais les femmes y restaient désespérément victimes, comme la femme de Pha dans Buoc duong cung (L’impasse) de Nguyên Công Hoan, Dâu dans Tat den (La lumière éteinte) de Ngô Tât Tô, deux romans de l’époque qui sont toujours retenus dans le programme de littérature vietnamienne enseigné dans les lycées.

Les écrits des militant-es plus “professionnel-les”, c’est-à-dire engagé-es dans la lutte militante depuis plus longtemps, témoignaient d’une meilleure prise en compte de la contribution féminine dans la lutte anti-colonialiste et d’une vision des oppositions de classes moins exclusive de l’oppression de sexes et d’autres oppressions, moins exclusive d’une sensibilité simplement humaine.

Le poète Tô Huu, né en 1920 et militant dès seize ans dans la Jeunesse Démocratique de Huê, organisation clandestine dirigée par des communistes comme Nguyên Chi Diêu, Phan Dang Luu, consacra par exemple certains de ses poèmes à des personnages féminins, La fille de la rivière des Parfums (Cô gai sông Huong), une nourrice qui devait abandonner son enfant dans la faim et la misère pour garder son lait à un autre bébé 916 , une petite fille 917 dont il n’entendait que la voix de sa cellule de prisonnier et La mère du fleuve Hâu (Ba ma Hâu giang), nom vietnamien du Bas-Mékong.

La fille de la rivière des Parfums 918 fut polémique car le poème était dédicacé aux auteurs d’Une vie de pluie et de vent (Doi mua gio), Nhât Linh et Khai Hung du groupe Tu luc. Le roman mettait en scène une prostituée qui, malgré son passé de jeune fille de bonne famille, malgré l’amour sincère et passionné, dévoué jusqu’à l’absurdité d’un professeur de collège, ne put renoncer à la vie de débauche à laquelle elle était trop habituée. Les auteurs ont voulu analyser la psychologie des personnages, à la manière des romans français. Mais un certain nombre de contemporains, notamment les communistes, en ont fait une lecture à la fois traditionnaliste et politique et les accusaient d’une part de déterminisme – la prostituée semblait retenue dans le dévergondage par une sorte de destin préétabli – et d’autre part de romantisme pervers et réactionnaire : les auteurs lui auraient inculqué une philosophie pessimiste qui aurait poétisé la corruption et l’aurait incitée à s’y complaire. La fille de la rivière des Parfums de Tô Huu se demandait par contre :

‘’ ‘« Ô Ciel quand est-ce que viendra le moment’ ‘Où mon corps finira d’être foulé dans la honte nuit après nuit ?’ ‘Amour, ô amour menteur, amour pervers’ ‘Ma barque déchirée pourra-t-elle redevenir en bon état ? »’

Pour que le jeune militant lui réponde :

‘’ ‘« Mais pourquoi pas, fille de la rivière’ ‘Demain vous serez du dedans comme à l’extérieur’ ‘Aussi parfumée que la senteur du jasmin’ ‘Aussi pure que l’eau de ruisseau au petit matin en forêt (…) »’

Alors que les écrivains de Tu luc commençaient à explorer avec Une vie de pluie et de vent, Masculin et féminin, Perplexité, Papillon blanc 919 des personnages hommes et femmes plus complexes, déchirés entre le rêve et la réalité, entre la raison et les passions ou entre des sentiments divergents, entre des conditions sociales différentes et, tout naturellement, entre les sexes masculin et féminin, le courant révolutionnaire émergent s’affirmait par des convictions politiques fortes et malheureusement, des représentations tranchées qui frôlaient le schématisme.

Ce fut pourtant la tendance majeure qui gagnait progressivement le cœur et l’esprit de la presque totalité des écrivain-es, poètes-esses comme des intellectuel-les en général dans les années 1940. Son intérêt, un intérêt qui ne cesserait de croître dans les périodes suivantes des guerres contre les Français puis les Américains, est de mettre en valeur les peines et souffrances des humbles et de chanter leurs luttes héroïques. Le portrait élogieux de La mère du fleuve Hâu fut brossé dans un long poème de 90 vers. Courbée par l’âge, elle ramassait des brindilles sans qu’on savait trop pourquoi faire, jusqu’au jour où une patrouille française la surprit en train de faire cuire une marmite de riz bien trop grosse pour elle seule. Refusant de dévoiler le refuge des guérilléros, elle succomba sous l’épée ennemie ; mais le poète fit admirer sa stature debout face au capitaine armé et son discours révolté. La généralisation n’était certes pas abusive, car beaucoup de paysannes participaient ainsi à la résistance. Il n’en reste pas moins vrai que le fait d’ériger les femmes en héroïnes – ou, à l’inverse, en victimes-martyres comme dans La nourrice – commençait à nuire à leur individualité concrète, tendance qui va se développer dans les périodes suivantes. La remarque serait d’ailleurs valable non seulement pour les représentations de femmes et le schématisme était encore plus flagrant dans des écrits d’une qualité littéraire plus médiocre que celle de Tô Huu, un poète de talent qui alliait avec bonheur beauté stylistique, sensibilité d’artiste et enthousiasme militant.

Il serait cependant injuste de ne pas reconnaître qu’à côté des héroïnes, la poésie dite révolutionnaire comptait des représentations plus à la mesure humaine et avait ainsi le mérite de sortir de l’obscurité des silhouettes de femmes du petit peuple. Un beau poème de Tô Huu, composé dans la cellule de la prison de Quy Nhon en 1941, fit entendre La voix nocturne d’une marchande ambulante, celle d’une fillette de sept, huit ans. Faible voix qui s’exhalait à peine d’une gorge infantile, où le mot « banh (gâteaux) » était déformé en « ben » faute d’une résonnance assez forte des cordes vocales ; mais qui, avec le bruit léger de ses petits pas, suffisait au poète pour s’imaginer force détails sur le frêle corps de l’enfant-vendeuse dans la nuit glaciale, l’indifférence des passants ou une compassion bien trop superficielle et éphémère.

Avec l’inspiration militante, les femmes humbles furent incontestablement mieux valorisées, mais pas toujours mieux prises en compte. Leurs représentations s’identifièrent avec « le peuple », « la patrie », les nouveaux idéaux qui enflammèrent le cœur et l’esprit des intellectuel-les comme de l’écrasante majorité des Vietnamien-nes.

Notes
912.

Anh Tho raconte qu’elle l’a su par cœur dès la première lecture et le reproduit de mémoire dans D’un quai du fleuve Thuong, op. cit., p. 422-423.

913.

Tung hoanh est un terme sino-vietnamien qui signifie étymologiquement « vertical » et « horizontal ». Il fait référence à des alliances diplomatiques du temps des Royaumes Combattants en Chine. Son sens courant, comme l’a bien traduit le Dictionnaire Vietnamien-Français, op. cit., p. 1027, est : « libre d’aller où l’on veut et d’agir à sa guise. »

914.

Voir la remarque pertinente de Philippe Papin : « Les légendes et la littérature attestent de l’authentique effroi éprouvé par les Vietnamiens face aux régions montagneuses, réputées peuplées de génies malfaisants et envahies par le paludisme. (…) A-t-on assez remarqué à quel point était significative l’absence du thème de la forêt dans la littérature d’un pays qui en était couvert à plus de la moitié de sa superficie ?, Viêt Nam, parcours d’une nation, op. cit., p. 27-28.

915.

Les « monts et les fleuves (non sông) » désignent le pays, la patrie.

916.

Vu em (La nourrice), poème de Tô Huu, rédigé en 1938, édité dans le recueil Viêt Bac en 1946, reproduit dans TRÂN NGOC HUONG, Luân dê vê Tô Huu (Thèses sur Tô Huu), Thanh Niên, Ha Nôi, 1999, 352 p., p. 54-55.

917.

Môt tiêng rao dêm (La voix nocturne d’une marchande ambulante), poème de Tô Huu, composé en 1941, édité dans le recueil Viêt Bac en 1946, reproduit dans Thèses sur Tô Huu, op. cit., p. 39-40.

918.

Cô gai sông Huong (La fille de la rivière des Parfums), poème de Tô Huu, rédigé en 1938, édité dans le recueil Viêt Bac en 1946, reproduit sous le titre Tiêng hat sông Huong (Chant de la rivière des Parfums) dans Thèses sur Tô Huu, op. cit., p. 58-59.

919.

Doi mua gio (Une vie de pluie et de vent), roman de Nhât Linh et Khai Hung, Trông mai (Masculin et féminin), roman de Khai Hung, Ban khoan (Perplexité), roman de Khai Hung, Buom trang (Papillon blanc), roman de Nhât Linh.