Nous avons vu aux chapitres IV et V comment les femmes étaient intensément présentes au cœur de la littérature en quôc ngu.
Avec l’apparition du roman et des nouvelles modernes à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle, de la poésie nouvelle vers 1932-1933, les auteur-es et lecteurs/ lectrices formé-es à l’instruction moderne ont disposé d’un nouveau véhicule langagier, l’écriture romanisée et de nouveaux genres littéraires inspirés de la littérature française. Les représentations littéraires ont témoigné de perceptions et d’expérimentations nettement plus sexuées ; et la poésie plus particulièrement d’une transformation dans les profondeurs de l’âme vietnamienne. La coexistence de l’ancien et du nouveau, coexistence conflictuelle, complémentaire ou encore sous forme d’amalgame diffus était une constante.
Des représentations de femmes y ont été vues dans la plupart des cas comme appartenant au patrimoine culturel Viêt. Elles restaient considérées comme représentatives des traditions et partie intégrante de ces traditions. Dans le contexte culturel oriental et encore plus fortement dans celui de la colonisation, la majorité des Vietnamien-nes privilégiaient les traditions, par souci identitaire face à l’occupant vainqueur et souvent arrogant dans sa position dominante. Alors que la poésie nouvelle, initiée par les modernistes de Phu nu tan van, semblait opter pour un renouveau total et allait assez loin dans la diversification, et plus particulièrement la socialisation des thèmes poétiques ; le choix de préserver, voire de promouvoir la moralité traditionnelle, y compris avec les concepts confucianistes de vertu féminine, a été quasi unanime chez les romanciers du Sud et du Centre 920 . Cela ne les a point empêchés d’initier les questionnements, ensuite de se joindre aux romanciers du Nord dans ce qu’on pourrait qualifier de mouvement culturel en faveur d’une remise en cause de ces mêmes traditions jugées trop rigides en ce qui concernait les rapports masculin-féminin inégaux et oppressifs. Ce mouvement a emporté les intellectuel-les formés à l’école franco-vietnamienne, et pour une minorité dans les universités françaises, mais n’a pas laissé indifférents d’autres jeunes issu-es de familles de lettrés et façonné-es dans une éducation plus classique – comme Nguyên Binh ou Anh Tho – mais qui, lecteurs/lectrices et eux-mêmes producteurs et productrices de la nouvelle littérature, ont adhéré avec enthousiasme au mouvement. La poésie nouvelle aussi bien que la littérature moderne en prose, nées dans le Sud, ont été portées à maturité dans le Nord. Le courant réaliste fouillait dans les bas-fonds, dévoilait la vie quotidienne, les joies et surtout les souffrances des humbles pour une fois perçus dans leur individualité, et pour les femmes, dans leur féminité. Le courant romantique et les romans à thèse exploraient les états d’âme des individus hommes et femmes et leur servaient de tribune, même de tribunal dans la lutte contre la famille et la société oppressives pour l’émancipation de l’individu en général, et plus particulièrement de l’individu-femme.
Dans l’esprit et dans le cœur, la transformation a été effective et profonde. Même s’il leur arrivait de parler d’occidentalisation, d’européanisation, voire de « jouer aux Françaises, faire les Françaises (lam dâm) », c’était plutôt parole ou argumentation provocatrice que prise de position réelle. 921 Les modernistes ne prenaient pas l’Occident, ni encore moins la France comme modèle pour une imitation servile ou superficielle ; ce type de reproduction était plutôt ridiculisé aussi bien au Sud qu’au Nord, notamment dans le genre théâtral. Les “vrais” modernistes reconnaissaient : « L’Occident a pénétré jusqu’au plus profond de notre âme » ; et c’était cette identité vietnamienne transformée par la modernité dont ils rendaient compte dans leurs écrits. Dans les représentations artistiques et plus spécialement littéraires de l’âge moderne, il se profilait une nouvelle façon d’être femmes et d’être Vietnamiennes, bien qu’avec de fortes tensions et des réticences tenaces, assez souvent du côté féminin.
La toile de fond de l’évolution sociale et culturelle apparaissait dans tous ses contrastes. Des facteurs porteurs de la modernité comme l’instruction, l’alphabet latinisé, la presse, la littérature en quôc ngu et l’édition d’une littérature de masse… coexistaient avec des éléments encore bien ancrés de l’ancien ordre social, de la famille traditionnelle comme l’autoritarisme des parents et aînés, la domination masculine, les violences physiques et morales ; ainsi que les caractéristiques coloniales comme l’oppression politique, l’humiliation nationale, les exactions de l’appareil répressif sous les visages multiples de la censure, de la police, des prisons et des bagnes, sans compter la misère matérielle, la famine qui sous sa forme larvée constituait une réalité permanente à laquelle femmes et enfants étaient encore plus souvent et plus directement confrontés. L’émergence de l’individualité, et encore plus difficilement de l’individualité féminine ainsi que la conscience de genre devaient s’affirmer dans un environnement social où se heurtaient misère, famine, oppression politique, économique, sociale, familiale et sexuelle… Quelle(s) priorité(s) ? La question n’était pas facile, et souvent, on n’a pas tranché… jusqu’en 1945.
Dans le chapitre suivant, quittant les représentations littéraires, les perceptions et expérimentations d’hommes et de femmes de lettres, nous allons voir les femmes dans l’effervescence de l’évolution du modernisme comme de la lutte anti-colonialiste et comme actrices à part entière de cette évolution.
Nous n’avons pas cité ici d’exemple de production littéraire du Centre ; mais les cas que nous serons amenée à évoquer dans les chapitres suivants confirmeront notre remarque sur le choix commun entre le Sud et le Centre de la préservation des traditions et de la conciliation de ces traditions avec une occidentalisation pourtant dans l’ensemble plus fortement marquée que dans le Nord. Les raisons susceptibles d’expliquer ce choix ont été suffisamment explicitées dans le chapitre III pour le Centre et dans les chapitres III, IV et V pour le Sud.
Nous reviendrons ultérieurement sur les prises de position des modernistes et sur leurs nuances, leur imbrication multiples.