Les femmes dans le mouvement révolutionnaire des “nouveaux lettrés”

Le mouvement des nouveaux lettrés était connu sous l’appellation du Renouveau (Duy tân) ou du Voyage à l’Est (Dông du), c’est-à-dire l’envoi des jeunes dans des écoles militaires au Japon. Si les départs – clandestins et prévus pour un objectif de former des dirigeants militaires – étaient exclusivement masculins, les activités dites rénovatrices commençaient à être partagées entre les deux sexes. Pour la première fois dans l’histoire vietnamienne, ce ne furent plus les Français mais les lettrés qui admirent les filles à côté des garçons sur les bancs d’écoliers et qui firent appel (certes, exceptionnellement) à des maîtresses d’école, épouses ou filles de dirigeants du mouvement. Ainsi, l’école Dông Kinh, qui comptait environ soixante, soixante-dix élèves, se composait de deux classes, une pour les garçons, une pour les filles. Les maître et maîtresse étaient le fils et la fille du directeur. Mais significativement, on ne connaît que le nom du maître Luong Truc Dam, alors que la maîtresse n’est connue que par son rang dans la fratrie, mademoiselle Cinquième. Les classes pour filles existaient aussi dans d’autres écoles moins renommées que celle de Ha Nôi, mais on ne sait rien de leurs enseignantes. Les femmes furent également présentes dans les conférences ouvertes au public externe aux écoles. « Les auditeurs étaient assis d’un côté, les auditrices de l’autre (principe de la non-touchabilité obligeait !), les élèves étaient assis derrière les dames », décrit Nguyên Hiên Lê, qui remarque avec pertinence à la première édition de son livre en 1956 : « C’était vraiment très novateur, il y a un demi-siècle, qu’il y ait eu comme cela de telles réunions où côtoyaient hommes et femmes. » 923 Il raconte que les auditrices pleuraient quand les conférenciers évoquaient les sacrifices des patriotes. Mais les auditeurs et les conférenciers pleuraient aussi à chaudes larmes en parlant de l’infortune de la patrie. 924

Le rôle des femmes était moins apparent mais plus vital “dans les coulisses” quand elles vendaient leurs bijoux et sortaient leurs économies pour financer les activités révolutionnaires de leurs époux. Ce fut une vraie révolution dans l’esprit quand les lettrés, y compris certains mandarins n’hésitèrent pas à démissionner ou à prendre leur retraite pour créer et diriger des entreprises commerciales, car dans l’optique confucianiste rien n’était plus méprisable que le commerce. Dans l’échelle des catégories sociales, les lettrés trônaient au premier rang ; au deuxième était la paysannerie dont ils étaient souvent issus ; ensuite les artisans et en dernier lieu les commerçants aisément assimilés aux escrocs qui se laissaient guider par l’intérêt au lieu du sens du devoir. Le mouvement réformiste se rendit compte que c’était l’économie qui aurait enrichi le pays et les lettrés patriotes se mirent à concurrencer les Chinois dans le monde des affaires. Partout, les femmes, habituées à la cuisine, au travail des champs comme au petit (et moins petit) commerce, réussissaient bien mieux que leurs vénérables époux. Ceux-ci, empêtrés dans leur tunique longue et leur turban, intimidaient les clients et surtout les clientes, ménagères actives ou femmes de lettrés 925 . Auprès des hommes, le professionnalisme de certaines femmes, qu’on aurait pu à juste titre honorer comme des femmes d’affaires de talent, ne se confinait guère dans le commerce – souvent moins « petit » qu’on n’avait l’habitude de le dire – mais brilla aussi dans la haute couture, la fine cuisine, l’hôtellerie et la restauration. Ce fut ce professionnalisme qui assura, avec l’ardeur patriotique – le succès des entreprises économiques et commerciales initiées par le mouvement réformiste, succès qui survécut longtemps après la répression des activités culturelles à forte connotation politique. Mais ni le professionnalisme ni le patriotisme des femmes n’ont été reconnus à leur juste mesure. Elles étaient trop discrètes à l’ombre du prestige de leurs éminents conjoints lettrés. Les démarches économiques et financières sous l’égide du Renouveau restent toujours moins bien perçues et valorisées que les activités culturelles, même maintenant un siècle après ce mouvement, réprimé par la violence coloniale en 1908.

Un témoignage a posteriori de madame Luong Van Can 926 montre comment les épouses des lettrés gardaient en ce début du 20ème siècle leur rôle traditionnel de trésorière familiale ; et aussi comment elles évoluèrent dans la conception de leur responsabilité. Les réformistes avaient en effet fondé en 1907 une école très renommée à Ha Nôi baptisée Ecole de Dông kinh pour la juste cause 927 (Dông kinh nghia thuc). Ils avaient commencé par collecter des dons de la part des patriotes, dont d’anciens disciples des lettrés, mais cela ne suffisait pas. Madame Luong Van Can sacrifia une boutique de tissus qu’elle avait tenue auparavant avec ses deux filles au numéro 4, rue Hang Dao, Ha Nôi et qui devint les premiers locaux de l’école. Six mois après, face au déficit de l’école, elle prit la décision de vendre une autre boutique familiale rue Hang Ngang pour remettre 7 000 dong à son époux. Elle a confié plus tard à un membre de la famille :

‘’ ‘« Je tremblais comme une feuille en signant le contrat de vente. Depuis ma petite enfance, je n’ai jamais vu quelqu’un oser toucher au patrimoine ancestral. Environ un mois après la vente de cette boutique, l’école a été fermée (par les autorités coloniales) ; sinon je ne sais comment elle aurait pu trouver de l’argent. » 928

L’anecdote relatée par Nguyên Hiên Lê dévoile le changement jusque-là inconnu dans la mentalité d’une femme qui, trésorière et gardienne des traditions comme c’était souvent le cas dans les familles nanties, partagea l’idéal de son époux et, « en tremblant » enfreignit les interdits pour lui donner les moyens de le réaliser. Il convient de souligner combien la piété filiale était érigée en principe sacro-saint de la moralité et combien son expression majeure était de préserver intact le legs ancestral. L’étude de Nguyên Hiên Lê sur ce premier mouvement vietnamien du renouveau reste la plus autorisée dans son genre. Cependant, peu de lecteurs ont prêté attention aux “détails” sur les épouses des lettrés et les autres femmes, détails que l’auteur a pu collecter grâce à son statut privilégié de descendant des membres du mouvement et qu’il a eu le mérite de consigner pour la postérité. La participation féminine active et efficace au mouvement réformiste au début du 20ème siècle a été pourtant un gage du renouveau dans l’esprit des lettrés, du modernisme du mouvement comme elle en a été une expression et une conséquence. Elle a dû avoir l’effet d’un ferment pour les générations suivantes de femmes patriotes ; car les chants et ouvrages éducatifs élaborés par ce mouvement ont servi aux nationalistes comme aux communistes de la première vague de 1918-1945, avant d’être relégués aux oubliettes jusqu’au dôi moi récent.

La redécouverte de cette source documentaire confirme que ce qu’on pourrait qualifier comme un début de féminisme du mouvement des nouveaux lettrés reposait bien sur une prise de conscience et non seulement sur une habitude de compter sur le traditionnel dam dang des Vietnamiennes. Dans le mouvement Duy tân (Renouveau), il fut créé un service de rédaction et de publication d’écrits patriotes utilisés comme matériel pédagogique dans les écoles, plus particulièrement celle de Dông Kinh. Dans l’édition bilingue franco-vietnamienne Prose et poésies du Dông Kinh nghia thuc, fruit d’une coopération entre les Archives nationales du Viêt Nam et l’Ecole française d’Extrême-Orient, nous avons trouvé la version vietnamienne de trois chants inédits intitulés Chant d’appel aux femmes, Conseils d’une mère et Conseils d’une épouse 929 . Les deux derniers confirment encore une fois le poids de l’avis et des paroles de femmes auprès des membres masculins de leur famille. Ils reprenaient des chansons-berceuses populaires en en transformant le contenu. La mère y encourageait son fils à venger la patrie et à accomplir son devoir envers son pays, recommandations traditionnelles. Elle affirmait en même temps des angoisses toutes neuves :

‘’ ‘« Je suis tellement triste’ ‘Que nous soyons depuis longtemps dans l’ignorance et dans l’humiliation.’ ‘Je n’ai pas d’autre ambition’ ‘Que d’entrer en compétition avec les pays du monde. 930  »’

Un autre Conseil à son fils 931 a été publié par Nguyên Hiên Lê dès 1956 sans retenir l’attention des chercheurs ; le poème a un sous-titre en sino-vietnamien Mâu di tu qui (La mère s’ennoblit par son fils). L’adage, compris dans son sens classique, encourageait aux études en vue d’une carrière mandarinale. La mère dans le mouvement du Renouveau déconseillait au contraire de courir après le renom et l’intérêt au risque d’oublier ses compatriotes et disait son amertume si elle devait voir « le corps esclave » de son fils revêtu d’un costume mandarinal.

Au lieu de formuler le vœu que les efforts studieux de son mari fussent couronnés de succès aux concours mandarinaux, l’épouse exprimait une ambition autrement plus élevée :

‘’ ‘« Tâche d’être utile à notre pays,’ ‘De bien maîtriser les métiers modernes’ ‘Fais briller le nom du peuple vietnamien’ ‘Sans intelligence on ne peut se tenir debout dans la vie. » 932

Les Conseils d’une épouse 933 rapportés par Nguyên Hiên Lê sont encore plus éloquents et plus modernes. Ils commençaient par une mise en parallèlle :

‘« Bien tendre est l’amour conjugal,’ ‘Bien ancienne est la dette du héros à son pays ! »’

Composé dans le genre hat noi, un genre littéraire habituellement usé pour chanter le bonheur du retraité ou les plaisirs de la vie en général, le poème a préservé les deux vers en sino-vietnamien 934 pour exprimer l’idée sans doute considérée comme essentielle :

‘’ ‘« Face au miroir, tu n’auras pas honte vis-à-vis de Bismark et de Gladstone’ ‘Embellie, je n’aurai pas honte à l’égard de Jeanne d’Arc et de madame Roland. » 935

Mettre en parallèle des femmes et des hommes illustres témoignait d’un sens de l’égalité. Le fait d’évoquer à la fois Jeanne d’Arc, héroïne patriote française du 15ème siècle et madame Roland, saint-simonienne du 19ème siècle qui avait milité pour l’émancipation des femmes montrait que du côté féminin aussi, l’objectif était double, comme pour l’ensemble du mouvement réformiste : d’une part la libération nationale et d’autre part la modernisation pour un affranchissement et un mieux-être des individus. Jusqu’ici on a compris le mouvement des lettrés du début du 20ème siècle comme une prise de conscience généralisée au niveau de l’ensemble de la catégorie sociale 936 , mais on n’a pensé cette catégorie que dans sa masculinité. Les documents que nous avons analysés confirment que le renouveau suscité par la prise de conscience de l’élite intellectuelle a su se décliner au féminin. L’aspiration classique aux valeurs confucéennes – « Je n’ambitionne pas les grandes rizières et les larges étangs mais la plume et l’encrier du lettré », dit un ca dao – se transforma en un nouveau culte des valeurs modernes telles que les connaissances scientifiques, le savoir-faire technique et professionnel, la compétition et le progrès, l’autonomie financière comme condition de l’indépendance politique et expression de la souveraineté nationale, etc. La littérature de l’école Dông kinh, comme on la désigne communément, cherchait à diffuser ces nouvelles valeurs. Ce n’était pas un hasard, si elle choisissait de s’exprimer également par la voix des femmes.

Et, mieux, de mobiliser les femmes en tant que genre. Alors qu’une leçon était donnée aux six types de personnes – sous-entendu d’hommes – insensibles à l’humiliation nationale, une autre fut proposée aux femmes dans l’ensemble. Le Chant d’appel aux femmes réfutait le préjugé d’obédience confucianiste chinoise selon lequel les femmes étaient par nature ignorantes et indifférentes à la cause patriotique et en imputait la faute aux hommes qui ne leur avaient pas permis l’accès à l’instruction. Il citait l’exemple des femmes japonaises et américaines qui agissaient comme des “hommes de bien parmi les femmes (nu trung quân tu)” dans les mouvements patriotiques de leurs pays. Il exhortait les Vietnamiennes à sortir de leur vie quotidienne embourbée dans le petit commerce avec des calculs d’intérêt à court terme et dans la superstition futile. Il argumentait et s’adressait à l’esprit comme au sens de la dignité personnelle :

‘’ ‘« Si vous ne pensez qu’au confort matériel d’un moment,’ ‘Comment sauriez-vous vous blanchir de l’humiliation de mille ans ?’ ‘Tenez-vous donc bien fermes en cet univers,’ ‘Vous êtes des êtres humains à l’égalité d’autres êtres humains.’ ‘Fard et vermeil, entrez donc dans la compétition aussi bien avec vos talents qu’avec votre beauté,’ ‘Si vous ne nourrissez pas cette aspiration, vous ne serez bonnes à rien.’ ‘Réfléchissez bien, sœurs, réfléchissez à plusieurs reprises,’ ‘Réfléchissez à ce qui a été dit pour changer de caractère,’ ‘Afin d’en faire profiter les femmes que vous êtes et d’autres femmes,’ ‘Regardez l’exemple que vous ont montré les intellectuelles (nu su) d’autrefois.’

L’appel aux intellectuelles était on ne pouvait plus clair. Nu su étaient des femmes de lettre – le sens étymologique est historienne – chargées de noter les faits dans le palais, depuis le règne des Tchou dans l’antiquité chinoise. La classe des lettrés, dans sa conscience de soi, a su ainsi minimiser la discrimination des genres.

Notes
923.

Voir NGUYÊN HIÊN LÊ, Dông Kinh nghia thuc, phong trao duy tân dâu tiên o Viêt Nam (L’école Dông Kinh pour la juste cause, le premier mouvement moderniste au Viêt Nam), 1ère éd. par l’auteur en 1956, 2ème et 3ème éd. La Bôi, Sai Gon, 1968 et 1974, 3ème éd., 208 p., p. 85.

924.

Dông Kinh nghia thuc, op. cit., p. 88.

925.

Voir NGUYÊN HIÊN LÊ, Dông Kinh nghia thuc…, op. cit., p. 106-107, p. 108, p. 111.

926.

Luong Van Can, né en 1854, fut désigné directeur de l’Ecole Dông Kinh par ses camarades.

927.

Dông kinh (Capitale de l’Est) était un autre nom de Ha Nôi. Nous avons traduit nghia thuc selon le sens étymologique (nghia=par devoir, pour la juste cause). Dans leur travail de recherche sur le mouvement réformiste des nouveaux lettrés du début du 20ème siècle, certains auteurs interprètent le sens de nghia thuc comme école gratuite. Nguyên Hiên Lê signale par contre que les autorités coloniales avaient hésité longtemps à en accorder l’autorisation car nghia thuc resssemblait trop à nghia quân (armée du devoir/pour la juste cause), terme par lequel se désignaient les armées insurrectionnelles anti-colonialistes. Voir NGUYÊN HIÊN LÊ, Dông Kinh nghia thuc…, op. cit., p. 49.

928.

Dông Kinh nghia thuc, op. cit., p. 101-102.

929.

Van tho Dông Kinh nghia thuc (Prose et poésies du Dông Kinh nghia thuc), Archives nationales du Viêt Nam, Ecole française d’Extrême-Orient et Van hoa, Ha Nôi, 1997, 295 p. (sans compter les pages d’Annexes non numérotées), p. 119-120, 125, 126.

930.

Prose et poésies du Dông Kinh nghia thuc, op. cit., p. 125. La traduction française est nôtre, l’ouvrage bilingue cité n’offrant une traduction que pour la partie en prose.

931.

NGUYÊN HIÊN LÊ, Dông Kinh nghia thuc…, op. cit., p. 73-74.

932.

Prose et poésies du Dông Kinh nghia thuc, op. cit., p. 126.

933.

NGUYÊN HIÊN LÊ, Dông Kinh nghia thuc…, op. cit., p. 72-73.

934.

Le genre hat noi, habituellement un poème destiné à être chanté (comme son nom « chant parlé » l’indique), par exemple dans les maisons de jeux et de chanteuses, suit un plan prédéterminé. Une place centrale y est réservée à un couple de vers en sino-vietnamien, souvent une citation exprimant le thème du poème.

935.

Dông Kinh nghia thuc…, op. cit., p. 72-73. Les noms des personnalités sont cités sous leur forme sinisée : Ti (pour Ti Tu Mach, Bismark, politicien allemand vainqueur de Napoléon III et réunificateur de l’Allemagne), Cach (pour Cach Lan Tu Don, Gladstone, politicien anglais connu comme celui qui a préservé l’hégémonie britannique sur son empire). Jeanne d’Arc (Qua Dac) et madame Roland (La Lan phu nhân) figuraient parmi les Françaises connues le plus tôt et étaient aussi les plus populaires.

936.

Comparée aux cas exceptionnels plus précoces de quelques lettrés dont la plupart était des chrétiens. Dès le début des conflits armés au milieu du 19ème siècle, une meilleure information et des contacts directs avec l’Occident (car il s’agissait des plus hauts mandarins de la Cour et des membres de l’ambassade envoyée en mission en Europe) ou la double culture occidentale et orientale (dans le cas des lettrés catholiques) avait permis à ceux-ci de se rendre compte des sources de la puissance de l’ennemi et d’entrevoir une solution plus difficilement acceptable mais plus rationnelle que la lutte armée pure et simple, qualifiée par eux de « réflexes instinctifs d’auto-défense » voués à l’échec.