Avant 1945, une fille qui savait lire jouissait déjà d’une grande considération de son entourage, elle pouvait servir de lectrice à un public analphabète mais friand de littérature. Une institutrice qualifiée en province était titulaire du certificat d’études primaires, dans les grandes villes comme Sai Gon, une enseignante de collège (il n’existait pas de lycée de jeunes filles) était titulaire du DEPSFI (Thanh chung), du Baccalauréat ou, dans des cas exceptionnels, de la licence d’une université française. A l’issue de ces études à l’époque difficiles et d’autant plus valorisantes chez les filles, le choix professionnel était cependant limité : les diplômées pouvaient suivre (facultativement) une année complémentaire de pédagogie pour devenir enseignante, de formation de sage-femme pour exercer ce métier. Des études supérieures de pédagogie et de sages-femmes d’Etat étaient offertes exclusivement à Ha Nôi pour toute l’Indochine.
Trân Thi Vân, née en 1924, élève au Collège des Jeunes filles indigènes de Sai Gon dit Collège des Tuniques violettes de 1938 à 1943, raconte 1056 qu’elle avait réalisé le rêve de sa vie en étant admise à cet établissement de renom. Originaire d’un village éloigné de la province de Long An, pourtant limitrophe de Cho Lon (actuellement incluse dans Hô Chi Minh Ville), à dix-huit ans, elle s’est vue honorée d’un festin avec tout un porc rôti à l’obtention de son DEPSFI. Toute la grande famille participa ensuite au débat sur le choix professionnel où il y avait trois options : secrétaire d’une maison de commerce japonaise (les Japons étant présents en Indochine un peu comme de nouveaux maîtres à partir des années 1940), enseignante ou sage-femme. La première option fut écartée d’office, le fait de travailler dans une entreprise étrangère étant inadmissible pour une jeune fille de bonne famille. Le père de Vân voulait qu’elle devînt enseignante, car dans un anniversaire de la mort d’un ancêtre (occasion typique de rencontre sociale dans la campagne vietnamienne, encore de nos jours), il avait vu la fille du maître de la maison, de profession enseignante, soutenir une conversation avec le Chef adjoint de la province où son discours était élégamment parsemé de mots français ! Sa mère appréciait par contre le prestige de la sage-femme qui bénéficiait du respect et de la reconnaissance de tout le village ; après chaque accouchement on lui offrait des poulets et des légumes plus que toute sa famille aurait pu en consommer ! Quand on lui demanda son avis (privilège remarquable de la jeune fille instruite !), Vân décida de faire des études de sage-femme pour deux raisons plutôt “ modernes ” : elle pourrait aller jusqu’à Ha Nôi faire ses études comme les garçons et gagnerait un salaire plus élevé que celui d’une institutrice. Mais son père tomba malade et décéda ; retenue à l’hôpital pour le soigner, elle dut laisser passer la date du concours d’entrée à l’Ecole de médecine. Vân sera institutrice d’école primaire et à quatre-vingts ans, parlera toujours avec passion de cette « profession enseignante qu’on croit banale mais qui ne l’est point », constate-elle au bout d’une carrière de trente-quatre ans.
Huynh Thi Lâm 1057 , née en 1919 à Sai Gon, élève des Tuniques violettes de 1931 à 1935, offre un exemple de réussite, non moins ardu. Orpheline de père à neuf ans, de mère à quinze, elle était comme ses cinq frères et sœurs aidée par la grande famille pour terminer ses études commencées au Collège des Jeunes filles indigènes à partir du Cours moyen 2ème année. Après le DEPSFI, elle fit partie de la première promotion de onze filles à continuer leurs études au lycée de garçons Pétrus Ky pour préparer le baccalauréat métropolitain 1058 et parmi les trois boursières de cette promotion. Le baccalauréat 1ère partie, aurait été selon ses souvenirs le plus difficile avec 30% de réussite.
‘’ ‘« Sans le dire ouvertement, les garçons avaient l’air de mépriser les filles. A la 3ème année, où l’on était divisé en options, deux filles étaient en Math, une en Philo. J’étais la seule en Philo, avec sept garçons. J’ai été reçue à mon Bac 2ème partie et été sélectionnée pour me présenter aux concours des meilleurs élèves des trois “ pays ” (Nord, Centre et Sud Viêt Nam) où j’ai obtenu en récompense beaucoup de livres précieux. J’ai fait de grands efforts pour que les garçons ne puissent mépriser les filles. »’Lâm voulait ensuite entrer à l’Ecole supérieure de dentiste mais n’en avait pas les moyens. L’Ecole d’Agronomie offrait une bourse deux fois supérieure mais n’avait que 13 places pour toute l’Indochine. Elle fut la seule fille de cette première promotion de l’Ecole, reçue première de Cochinchine et 3ème d’Indochine. Preuve de la rareté mais aussi de l’estime dont jouissaient les jeunes filles instruites, la bachelière fut disputée entre les familles riches de propriétaires terriens cochinchinois pour servir de préceptrice à leurs enfants. L’argent gagné pendant les trois mois de vacances lui suffisait pour faire le voyage à Ha Nôi et en laisser à ses frères et sœurs. Ses mémoires sur les exactions du maître de stage sont sans doute les premiers témoignages du genre de la part d’une victime du harcèlement sexuel. L’excellente étudiante reçut la plus mauvaise note de sa vie pour son stage professionnel, « mais je n’ai rien regretté, dit-elle, au contraire j’étais très fière d’avoir préservé ma dignité de femme ». Ayant son premier emploi en 1943, à vingt-quatre ans, elle put réunir sa fratrie orpheline sous un même toit et aider les plus jeunes à poursuivre leurs études. Son frère aîné Huynh Ba Nhung réussit ses études de médecine dans la même situation familiale difficile. Il participa ensuite à la résistance et choisit la mort plutôt que de capituler pour être nommé Ministre de la Santé du gouvernement de Sai Gon pro-français à l’époque. Un autre frère de Lâm fut tué quelques années auparavant au maquis An Hoa, province de Bên Tre et Lâm se chargea d’élever ses neveux.
S’engageant dès 1945 dans la résistance contre les Français, Lâm fut dans les maquis du Sud puis milita parmi les intellectuels de Sai Gon sous le couvert d’une patronne de librairie. Inquiétée par la Sûreté française, elle partit en France continuer ses activités militantes, adhéra au Parti communiste français puis revint enseigner à l’Université d’Agronomie de Ha Nôi. Auteur d’un ouvrage scientifique sur l’apiculture très apprécié du Nord au Sud, réédité avec succès après 1975, Huynh Thi Lâm a été également – à travers la documentation médicale envoyée par ses soins dans les “zones libérées” et dans les prisons – à l’origine de la méthode dite du Filatôp qui consistait à se servir du placenta humain dans le soin des victimes de la malnutrition, du surmenage ou dans la convalescence après des maladies graves ; cette méthode a rendu de grands services dans les maquis pendant les deux résistances 1059 . Après sa retraite, Lâm travaille encore une dizaine d’années à l’édification réussie d’une ferme d’apiculture, équipée de matériel moderne (acheté de l’argent de sa famille, mais injustement transformé en propriété d’Etat par des fonctionnaires mal intentionnés). Dans les remerciements qui terminent ses mémoires, Huynh Thi Lâm exprime sa reconnaissance à l’égard de « la famille et du village qui nous (ses frères et sœurs orphelins et elle-même) ont éduqués », puis, tout de suite après, envers
‘’ ‘« le Collège des Tuniques violettes, l’université qui nous (ses camarades de classe et elle-même) a dotées d’un bagage culturel faisant de nous des êtres humains utiles à la société ».’ ‘’TRÂN THI VÂN, « Tôi lam cô giao (Je me fais enseignante) », in Tuniques violettes …, op. cit., p. 190-194.
HUYNH THI LÂM, « Cuôi doi nhin lai (Regard rétrospectif à la fin de la vie) », in Tuniques violettes …, op. cit., p. 142-159.
Voir supra chapitre I comment le passage du baccalauréat local (plus chargé en Mathématiques) au baccalauréat métropolitain représentait une chance pour les filles d’accéder aux études post-DEPSFI.
Rapport du Dr Nguyên Van Huong, Directeur du Service de la Santé du Nam Bô, daté du 25/9/1994, reproduit dans « Regard rétrospectif… », in Tuniques violettes …, op. cit., p. 158.